Vrain Lucas : homme de lettres
Vrain-Lucas : homme de lettres.
Denis Vrin Lucas, dit « Vrain-Lucas », n’a pas été membre de l’académie des « inscriptions et belles-lettres ». Pourtant, dans la seconde moitié du XIXème siècle, il a produit près de 27 000 documents et empoché la coquette somme de 140 000 francs or. Sa « littérature » a semé le désarroi chez les savants du monde entier et provoqué une de ces belles batailles « non guerrières », par journaux interposés, dont nous raffolons.
Qui était Vrain-Lucas ?
Fils d'un ouvrier agricole journalier et d'une mère servante, il voit le jour en 1816 à Lanneray (Eure et Loire). Il travaille très jeune dans les fermes mais apprend à lire et écrire à l'école communale, fait des études brillantes, mais ne passe pas le baccalauréat. Autodidacte, il est successivement clerc d'avoué, greffier près le tribunal de Châteaudun puis commis au Bureau des hypothèques en 1847. En 1852, il se rend à Paris pour obtenir le poste de catalogueur à la Bibliothèque impériale (l'actuelle BnF) mais il n'est pas accepté, sous le prétexte qu'il n'est pas bachelier. Il pose également sa candidature à la librairie Auguste Durand, auprès de laquelle il est recommandé, mais n'est pas retenu, sous le motif qu'il ne sait pas le latin. Devant nourrir sa famille, il accepte le poste de placier dans le cabinet généalogique Courtois-LeTellier dont la vocation principale est de produire de faux arbres de noblesse aux bourgeois en mal de titres. Il acquiert là une habileté́ peu commune à contrefaire les supports et les écritures, notamment en faisant vieillir à la chandelle et à l'eau sale les encres et les papiers. Ce savoir-faire va lui être fort utile.
La rencontre avec Michel Chasles.
Lors de leur première rencontre, en 1861, Michel Chasles a soixante huit ans. Si le nom vous dit quelque chose, c’est que vous avez probablement transpiré sur la « célèbre » relation de Chasles (). Les spécialistes et les autres se garderont de confondre avec le « théorème de Chasles », une sombre histoire d’intégrale double. Polytechnicien de la promotion de 1812, collaborateur de la Correspondance mathématique et physique de Bruxelles, membre de l'Académie royale de Belgique, de l'Institut de France, professeur de géodésie à l'Ecole polytechnique, officier de la Légion d’honneur, M. Chasles était réputé́ comme possédant l’esprit le plus lucide, l'imagination la plus disciplinée, le sens critique le mieux averti et la clairvoyance la plus éveillée. A n'en pas douter, il devait ces qualités à la pratique des mathématiques ; il n'était pas cependant prisonnier de la science pure ; sa vaste intelligence embrassait, avec la même sécurité́, bien d’autres formes du savoir humain : il aimait l'Histoire, collectionnait les documents et les autographes et excellait à tirer du passé de fécondes leçons pour l’époque présente. En ce matin de 1861, il semble que sa lucidité légendaire l’ait un peu abandonné. Vrain-Lucas se présente à son domicile, comme l'intermédiaire officieux d'un érudit dans l'embarras, le comte de Bois-Jourdain obligé de se séparer d'une incomparable collection d'autographes. Ces documents précieux, embarqués pour l’Amérique à l’époque de la Révolution, étaient restés longtemps à Baltimore ; le descendant des Bois-Jourdain désirait rentrer en possession de ces trésors ; le bateau qui les ramenait en France fit naufrage, et la plupart des documents, trempés par l'eau de mer, étaient maintenant presque illisibles. Le propriétaire actuel les avait cédés à vil prix et désirait que son nom ne fût pas prononcé.
De l’appât à l’hameçon.
Sans être adepte de la pêche au gros, Vrain-Lucas sait sentir les bonnes proies et sait comment les appâter. Lors de leur deuxième rencontre, Vrain-Lucas sortit de sa poche des feuillets fripés, maculés, rongés sur les bords par suite de leur séjour dans l'eau. Il les posa sur le bureau de M. Chasles, attendant le verdict du savant. Celui-ci prit ses meilleures lunettes, examina les papiers, et tout frétillant d'aise, il poussa une exclamation :
- Des lettres du grand Pascal !
Bien sûr, des lettres du grand Pascal et pas adressées à n’importe qui ! A Newton, le théoricien de la gravitation universelle. Les lettres sont datées de 1648 et le jeune Isaac Newton est âgé de cinq ans ! Ce genre de détail n’éveille pas la méfiance du mathématicien, qui prend pour argent comptant le fait que Pascal aurait été, le véritable inventeur de la théorie de la gravitation. Lorsque quelqu’un s’émeut de la précocité intellectuelle de Newton, qu’importe ! Vrain-Lucas a la parade ; une lettre de la mère du jeune prodige au grand Pascal, le remerciant de participer ainsi à l’éducation de son fils. Quelle revanche sur la perfide Albion, l’honneur de la France était restaurée.
Déluge de courrier.
Maintenant que le poisson est ferré, Vrain-Lucas va travailler sept jours sur sept. Michel Chasles accumule sans les regarder des écrits de Molière, Rabelais, La Bruyère, Montesquieu, et même de Shakespeare, dont pourtant on ne possède qu'un seul mot écrit : son nom, conservé au British Museum. Après la renaissance, Vrain-Lucas s’attaque au moyen-âge et à l’antiquité. Ainsi Michel Chasles achète, sans les lire, des missives de Jeanne d'Arc, de Charlemagne, de Dagobert, un sauf-conduit de Vercingétorix, quatre missives de Cléopâtre à Caton, Pompée, Marc-Antoine et Jules César ("Mon très aimé, nostre fils Césarion va bien..." ), une de Lazare ressuscité à saint Pierre, une de Marie-Madeleine au même Lazare, son frère, une autre d'Alexandre le Grand à Aristote l'autorisant à voyager en Gaule pour étudier la science des druides. Et quelques billets d'Alcibiade à Périclès, de Laure à Pétrarque, d'Eschyle à Pythagore, Judas Iscariote se confessant à Marie-Madeleine, Ponce Pilate avouant à Tibère son chagrin de la mort de Jésus. Lorsque Chasles s’émeut du fait que tous ces braves gens écrivent en français, Vrain-Lucas a l’explication. Ces lettres sont des copies réalisées par Rabelais qui a lui-même traduit tous ces courriers en vieux français, imparable aux yeux de Chasles.
Le doute s’installe.
Evidemment, Chasles ne pouvait garder pour lui de telles découvertes. Le 15 juillet 1867, il présenta, à l’Académie des sciences les lettres de Pascal, qui furent insérées dans le bulletin de l’illustre institution. Tout le monde savant se trouva en émoi et la gloire de Chasles suscitait bien des jaloux. Ne se trouva-t-il pas un envieux confrère pour insinuer que ces textes supposaient l'emploi de formules et de mesures que n'avait pu connaître Pascal ? Mais Chasles avait de quoi riposter : Vrain-Lucas, au fur et à mesure des discussions, lui procurait de nouvelles lettres dans lesquelles Pascal lui-même. Ce génie fabuleux et prévoyant, rétorquait, plus de deux siècles à l’avance, les arguments des contradicteurs. L’un des points clefs des objections faites aux lettres en Pascal et Newton, c’est qu’à l’époque supposée où elles ont été́ écrites, Pascal à 33 ans... et Newton 5 ans. La polémique est énorme, elle franchit les frontières, mais malgré tout, et c’est fort étonnant avec le recul, le débat continue. Mais la machine est lancée et pendant près de 2 ans, Vrain-Lucas répondra aux objections des détracteurs de Chasles. Histoire folle quand on la considère plus d’un siècle plus tard, l’Académie française elle-même prend le parti de Michel Chasles.
La chute
Les journaux et les hommes politiques s’emparent maintenant de l’affaire. Le tout-Paris est en ébullition. Bientôt, une seule question balaye toutes les autres: les manuscrits de Chasles sont-ils vrais, oui ou non? Sommé de révéler d’où il tient l’ensemble de ces documents, Chasles refuse obstinément de répondre. Très vite, le mathématicien est alors accusé d’être lui-même un faussaire qui a monté cette supercherie de toutes pièces. Même le Président de la république Thiers intervient publiquement pour prendre la défense du malheureux savant ! Finalement, Chasles se résout à porter plainte de peur que Vrain-Lucas vende à l’étranger les trois mille « pièces » qu’il dit encore détenir. Même au bord du gouffre, Chasles refuse d’admettre qu’il a été berné. Finalement, Vrain-Lucas est arrêté le 9 septembre 1869. Il passe facilement aux aveux. Pendant le procès, l’avocat impérial, dans l’hilarité générale donne lecture de quelques perles :
- une lettre de la reine Cléopâtre à Jules César ;
- un laissez-passer de Vercingétorix pour Pompée ;
- une lettre de Lazare le ressuscité à Saint Pierre ;
- une lettre de Marie-Madeleine à Lazare le ressuscité ;
- une lettre de Charles Martel au duc des Maures ;
- une lettre de Charlemagne à Alcuin.
Lors du procès, l'avocat de Vrain-Lucas plaida "l'intérêt de la cause nationale", et les juges, égayés par le culot de l'accusé et l'immense naïveté́ de Chasles, condamnèrent le faussaire à deux ans de prison, 500 francs d'amende. Libéré, il céda à deux reprises à son penchant funeste et retourna sous les verrous pour trois ans avant de mourir paisiblement, en 1881. Michel Chasles, de son côté, reconnut s'être fait berner, du moins pour les lettres de l'Antiquité.
Quelques spécimens de lettres :
De Jules César au chef des Gaulois :
Je t’envois un mien ami qui te dira le but de mon voyage : je veux couvrir de mes soldats la terre qui t’a vu naître. C’est en vain que tu voudras la défendre. Tu es brave, je le sais, mais moi aussi je le serai, s’il plaît aux Dieux ;ainsi, rends moi tes armes ou prépare toi à combattre.
De Cléopâtre à César :
Mon très aimé, notre fils Césarion va bien. J’espère que bientôt il sera en état de supporter le voyage d’ici à Marseille où j’ai dessein de le faire instruire, tant à cause du bon air qu’on y respire des belles choses qu’on y enseigne. Je vous prie donc de me dire combien de temps vous resterez encore en ces contrées, car je veux y conduire moi-même notre fils … C’est vous dire, mon très amé, le contentement que je ressens lorsque je me trouve près de vous, et, en attendant, je prie les Dieux de vous avoir en considération.
Quelques spécimens des faux sont disponibles sur le site de la BnF.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b525049362/f6.image
Et enfin ! L’unique lettre authentique de Vrain-Lucas, sa lettre de demande d’emploi à la BNF !
https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RBNF_034_0075
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