Albert Londres : sur la piste des malheurs du monde.
Albert Londres définissait ainsi son métier :
« Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de rose. Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie »
Tout au long de sa vie, il essaya d’appliquer ce précepte. La Russie de la révolution, l'enfer du bagne, les colonies, la Palestine déchirée, la Chine cruelle... Albert Londres a tout vu, tout raconté et dénoncé les ignominies du monde. Il a plus de cent ans et il reste le roi des grands reporters !
Sacré à Reims.
Albert Londres est né à Vichy le 1er novembre 1884. Il est le fils de Jean-Marie Londres, chaudronnier, d'origine gasconne, et de Florimonde Baratier, d'une famille bourbonnaise. Son grand-père paternel était colporteur, parti de Labarthe-Rivière (Haute-Garonne), bourgade de Comminges. Le patronyme Londres aurait d'abord été Loundrès, terme gascon désignant des zones humides ou marécages, puis Londrès et enfin Londres. Il fait ses études au lycée de Moulins puis, en 1902, part à Lyon pour travailler comme comptable à la Compagnie Asturienne des Mines. Passionné de poésie et de théâtre, il envisage sérieusement de devenir écrivain et décide en 1903 de monter à Paris où il retrouve ses amis lyonnais Charles Dullin et Henri Béraud. En 1904, il publie son premier recueil de poèmes : « Suivant les heures ». La même année, sa compagne, Marcelle Laforest (qui décède en 1905), donne naissance à sa fille, Florise. Il fait ses premiers pas dans le journalisme en devenant correspondant d'un quotidien lyonnais dont la rédaction parisienne est dirigée par Élie Joseph Bois : Le Salut Public. En 1905, il publie un second recueil de poèmes ; L'âme qui vibre. En 1906, il est embauché comme « chambrier », c'est-à-dire reporter parlementaire, au journal Le Matin. Ses articles ne sont pas signés, comme le veut la tradition du journal à l'époque. Mais le journalisme n'est encore pour lui qu'un gagne-pain, la poésie restant son activité préférée. Deux nouveaux recueils de poésie paraissent entre 1908 et 1910 : Lointaine et La Marche à l'étoile, ainsi qu'une pièce de théâtre en vers, Gambetta. La Première Guerre mondiale permet à Albert Londres de s'affirmer comme journaliste. En août 1914, il est réformé pour raisons de santé. Le Matin l'affecte alors au ministère de la Guerre.
La signature est encore inconnue, mais bientôt ne le sera plus : Albert Londres, 30 ans, chroniqueur parlementaire, mué, compte tenu des circonstances, en envoyé spécial sur le front, a réussi, au mépris de toute autorisation de l'état-major, à gagner Reims, tout proche de la ligne de front qui, après la bataille de la Marne, est en passe de se fixer. En train, puis à bicyclette, accompagné seulement d'un photographe, il a gagné le cœur de la ville et il a été le témoin des obus tombant sur la cathédrale. Son article paraît en première page du Matin, l'un des « quatre grands » de la presse populaire, le 21 septembre 1914 : « C'était la moins abîmée de France. Rien que pour elle on se serait fait catholique. Ses tours montaient si bien qu'elles ne s'arrêtaient pas où finissait la pierre. On les suivait au-delà d'elles-mêmes, jusqu'au moment où elles entraient dans le ciel [...] . C'était la majesté religieuse descendue sur la Terre » . En 1915, Le Matin refusant de l'envoyer couvrir la campagne militaire du front d'Orient, il passe au Petit Journal dont le directeur, Stephen Pichon, accueille favorablement ses projets de grands reportages. Il entame alors une série d'articles qui le conduiront entre 1915 et 1917 d'abord dans les Dardanelles (Turquie), puis en Serbie, en Albanie, en Roumanie, en Bulgarie et en Grèce. En juin 1917, il revient pour suivre les combats de la fin de la guerre sur les fronts français et italien. Albert Londres butte souvent sur les impératifs de la censure et de la propagande officielle et sera parfois catalogué comme journaliste "indésirable" par les autorités militaires. Passant outre, on peut lire ses démêlés avec la censure en temps de guerre dans Contre le bourrage de crâne, 1917-1918 (Editions Arléa).
Au cœur « d’une usine à malheurs »
En quelques années, sa notoriété est considérable, à cause des lieux où il se rend et des événements qu'il couvre, de son style engagé (il entend « porter la plume dans la plaie »), mais non partisan, de son sens de la formule, des portraits et des interviews dont il émaille ses articles. Avant l'apparition et le succès fulgurant de la radio, dans les années 1920, c'est ce même esprit du reportage pris sur le vif qui passionne le lecteur. En 1919, au moment des négociations de paix, il part pour l'Italie, en 1920 pour la Russie bolchévique dont il décrit tôt les dérives, en 1922 pour le Japon et la Chine. Albert Londres veut aller « au bagne » et en convainc le rédacteur en chef du Petit Parisien, Élie-Joseph Bois. A la différence des sujets qui ont fait sa réputation, les bagnes de Guyane, sans être rebattus, sont un thème connu, notamment depuis l'affaire Dreyfus et la déportation du capitaine dans l'un d'entre eux, celui des îles du Salut (l'île Royale, puis l'île du Diable), entre mars 1895 et juin 1899. Le Petit Parisien publie le 8 août 1923 le premier volet du reportage d’Albert Londres intitulé « En voguant vers la Guyane », « une enquête passionnante, accomplie patiemment et consciencieusement dans le monde des "bagnards" ». Le journaliste s’engage à dire « avec une égale liberté, ce qu’il a vu, entendu et pensé ».
Chaque jour ou presque pendant un mois, Londres raconte ainsi ses rencontres, ses séjours dans l’île Royale, une des îles du Salut jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni, « la capitale du crime » d'après Le Petit Parisien. Il fait découvrir au grand public les pratiques du système judiciaire, par exemple la loi du doublage : chaque détenu au terme de sa peine, a l’obligation de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de celle-ci. Les reportages de Londres, ce sont des formules : « Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. » Une galerie de portraits : des tatoués, Hespel le Chacal, ancien bourreau du bagne et finalement exécuté lui-même, Duez l'escroc qu'a rejoint sa femme à la fin de sa peine ou Ullmo l'officier repenti qui a vendu des secrets militaires par amour... Et puis l'anarchiste Eugène Dieudonné, membre de la bande à Bonnot, au bagne depuis 1913, et qui s'en évadera en 1926. Albert Londres clamera son innocence, fera une seconde série d'articles en 1928, obtiendra sa grâce, écrira un autre livre, « L'homme qui s'évada (1928, rebaptisé Adieu Cayenne en 1932) », puis une pièce où Dieudonné jouera son propre rôle.
De Cayenne aux îles du Salut et à Saint-Laurent-du-Maroni, dans les quelques 30 pénitenciers de Guyane, Londres dénonce la promiscuité, l'inhumanité, l'organisation du désespoir et l'obsession de l'évasion (la « Belle » sur laquelle il compose une chanson), l'absurdité aussi et notamment celle du « doublage » : « Que font-ils, d'abord ils font pitié... » De même il dénonce la condition des relégués, condamnés plusieurs fois pour de petits délits en France et envoyés en Guyane où ils cohabitent difficilement avec les bagnards dont ils sont souvent les souffre-douleurs... À sa parution, en 1923, le reportage dans Le Petit Parisien rencontre un succès important, en raison, notamment, de la qualité des clichés du photographe qui suivait Londres et de la publication sous forme de feuilleton que le lecteur suit d’épisode en épisode. Cette première forme de journalisme d'investigation vient infléchir les politiques. Le Petit Parisien du 30 octobre 1923 rapporte ainsi la nomination d’un nouveau gouverneur qui « part pour la Guyane où il va effectuer les réformes nécessaires ».
Le Temps du 17 septembre 1924 annonce que « le bagne est supprimé : il ne reste plus que des forçats » mais il n’en est rien, seul le cachot est aboli et les conditions de vie et de travail y deviennent un peu moins dures. Il faudra attendre 1938 pour que, sous le gouvernement Daladier, Gaston Monnerville, député de Guyane, puis sous-secrétaire d'État aux Colonies, réussisse, enfin, à faire admettre la suppression des bagnes.
Après le succès des reportages sur le bagne, Albert Londres devient le reporter des « damnés de la terre ». Ainsi il va s’intéresser (entre autres), aux conditions de vie des bataillions d’Afrique (Biribi), à la traites des blanches, à la vie aux colonies.
Dante n’avait rien vu
Soutenu par son journal « Le Petit Parisien », Albert Londres se lance au début de l’année 1924, à l’assaut des camps du Maghreb. Au Maroc, il fait escale dans le Rif, le Gharb, la Chaouïa et le Moyen Atlas. Grâce à sa plume brillante et incisive, le reporter révèle au grand jour des pratiques indignes du pays des droits de l’homme. Après publication de son travail dans le quotidien parisien, Londres rassemble l’ensemble de ses reportages dans un ouvrage qu’il nomme « Dante n’avait rien vu».
Sa première visite est consacrée au bagne de Dar Bel Hemrit, ancêtre du pénitencier de Kénitra. Il y apprend d’abord que les voies de chemin de fer qui le longeaient auparavant sont déviées. Une mesure qui confirme la volonté des autorités de cacher le sinistre bagne de la vue des curieux. Chez les « joyeux » (nom donné aux militaires du «bat d’AF»), le camp de Dar Bel Hemrit est de sinistre réputation.
Pour atteindre la section la moins inhumaine, les bagnards appelés également les pègres, n’hésitent pas à se mutiler les doigts de la main pour éviter les corvées sous des chaleurs écrasantes. Dans ses descriptions, Albert Londres fait état de pratiques machiavéliques : « Ils jetaient de l’eau à la figure d’un détenu immobilisé par les fers. Ils saupoudraient ensuite avec du sucre en poudre. C’était pour les mouches qui avaient bien mérité leur petit dessert ». Si le journaliste ne se permet aucune autocensure, c’est parce que son objectif est de montrer au peuple français la face obscure de sa glorieuse armée coloniale. Durant son périple, il explore également les camps de Tafré Nidj (entre Meknès et Kénifra), de Sidi Moussah (à 12 km seulement de celui de Dar bel Hemrit), de Foum tegghet, ou encore Sidi Bouhalal. A chaque fois, les mêmes difficultés d’accès aux prisonniers, et surtout les mêmes pratiques dignes du Moyen Age sont racontées par Albert Londres dans des nouvelles. Dans l’une d’elles, il y décrit le sort réservées aux pègres sanctionnés : « Les 8 Sénégalais accourent. On apporte les fers. Voilà l’homme immobilisé. Attend ! lui disent les six sergents. Avec de la braise, il est brûlé au nez et aux talons. Quant à la fourchette qu’ils lui introduisirent dans la bouche, les avis sont partagés. Les uns disent que c’était pour l’étrangler, d’autres, pour lui arracher les dents... Belles soirées au soleil couchant !». Albert Londres profite de la vitrine que lui offre Le Petit Parisien pour adresser une lettre ouverte au ministère de la Guerre, alors responsable des « biribi ». Une commission d’enquête parlementaire sera nommée l’année suivante qui aboutira à la suppression du bagne militaire en 1925. Les derniers bataillons disciplinaires dans le monde ne disparaitront complètement qu’au début des années 1970...
Le Chemin de Buenos Aires.
En 1927, la révélation de la migration forcée de jeunes Européennes vers l'Argentine est un appel à la responsabilité de la société française.
La Franchucha (Française), 5 pesos, la Polak, 2 pesos, la créole, 1 peso ! En 1927, c'est le tarif à Buenos Aires quand Albert Londres effectue son enquête sur le « recrutement », l'acheminement et l'exploitation de femmes, devenues prostituées, entre la France et l'Argentine. Réalisé pour Le Petit Parisien, premier journal français et alors l'un des tout premiers du monde (près de 2 millions d'exemplaires), le reportage n'est pas seulement une série d'articles, mais est conçu comme un livre, à l'instar de ce qu'avait déjà réalisé Albert Londres au sujet du bagne de Guyane, en 1923. Un livre choc, « Le Chemin de Buenos Aires, sous-titré La Traite des Blanches, dont le succès est immédiat et qui dénonce un système largement admis, sinon toléré par une partie de l'opinion.
D'un café parisien, où il rencontre des souteneurs « en remonte », c'est-à-dire rentrés en France pour chercher des femmes - souvent des « faux-poids », c'est-à-dire non majeures - que l'on « exportera » en Argentine, en passant par Le Havre, Bilbao et Montevideo, Albert Londres piste les filières et réseaux , assez artisanaux au demeurant (un maquereau exploitant une, deux ou trois femmes, guère plus), qui aboutissent à ces trottoirs de Buenos Aires ou plutôt aux casas francesas, ces « maisons françaises » où, sur chaque côté de cuadra (pâté de maison), comme la loi l'autorise, la prostituée attend le client. Les initiés appellent ces péripatéticiennes « la garde de la légation de France ».
Au-delà, Londres s'intéresse aux Polaks, juives de Pologne, amenées et exploitées par des souteneurs juifs, et les créoles autochtones. Il évoque les effroyables maisons d'abattage du quartier de La Boca où naquit le tango. Il relate le rythme de travail effarant de ces prostituées, des dizaines de passes par jour. Il s'intéresse aux raisons qui ont amené ces femmes à la prostitution, mélange de précarité, d'aliénation, de peur. Il va même jusqu'à s'enquérir de ce que les diplomates français font pour tenter, sur la demande des familles, de les renvoyer en France...
Mais, il s'intéresse particulièrement aux maquereaux eux-mêmes, avec leur parcours, leur « folklore », leur morale, leur discours sur les femmes, leur récit sur leur manière de séduire et de dominer, de mettre en esclavage : sont ainsi dépeints le personnage de Victor le Victorieux ou de Vacabana dit « le Maure », voire le créole argentin (criollo), qui n'exploite qu'une femme pour ne pas se fatiguer ! Et l'on retrouve dans ces descriptions, dont on a critiqué l'empathie avec les voyous, l'image traditionnelle, venue de la littérature du XIXe siècle (Nana ou La Maison Tellier), familière dans le cinéma de l'entre-deux-guerres (Pépé le Moko), du milieu. Mais avec quelle violence et quelle indignation ! En analysant les structures sociales qui fondent la traite, la logique économique qui la sous-tend, et en mettant l'accent sur le malheureux destin de ces femmes dont il proclame bien haut l'innocence, Albert Londres interpelle la société : « la responsabilité est sur nous » !
En 1932, Albert Londres câble depuis Shangaï au quotidien Le Journal plusieurs articles sur le conflit sino-japonais et les réseaux des Triades chinoises (La Guerre à Shangaï, 1932). Ce sera son dernier reportage. Dans la nuit du 15 au 16 mai 1932, il disparaît en mer au large de la Somalie lors de l'incendie et du naufrage du paquebot Georges Philippar qui le ramène en France. Il avait 47 ans.
Qui est vraiment Albert Londres ?
On saisit au travers de sa biographie quelques traits de la personnalité d'Albert Londres : un homme curieux et rétif qui observe le monde et transmet ses impressions comme par devoir. Tous ses reportages interrogent les marges du monde, les zones d'ombre, les périphéries pourtant si centrales. Il dialogue avec les petits, les médiocres, les infâmes. Il investit le quotidien, peint des portraits et des tableaux. Albert Londres lutte au travers de ses écrits contre les injustices, les absurdités et les incohérences du pouvoir. Il lutte contre le silence en questionnant et en informant. Il est aussi homme de son temps, il ne critique le colonialisme, il ne milite pas pour l’indépendance de l’Afrique, il demande qu’on traite avec dignité les colonisés. Il ne réclame pas la fermeture du bagne, il revendique de meilleures conditions de détention. Il échappe ainsi à toute tentative de récupération et demeure un inclassable, juste un peintre de la misère du monde.
Toute la bibliographie d’Albert Londres.
https://www.babelio.com/auteur/Albert-Londres/4111
Pour en savoir plus :
Pierre Assouline : Albert Londres : Vie et mort d'un grand reporter, 1884-1932, GALLIMARD (22/03/1990)
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