Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Docteur Jivago : Mieux qu'un roman, une odyssée

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Quand on évoque « Docteur Jivago », plusieurs visages apparaissent. Pêle-mêle, celui d’Omar Sharif (Jivago), celui de Julie Christie (Lara Antipova), Alec Guiness (demi frère de Jivago), Géraldine Chaplin (Tonia Jivago) et bien d’autres. Bien sûr, se niche, dans nos oreilles, la musique lancinante de Maurice Jarre, qu’on est sûr de fredonner pendant deux jours. David Lean, qui avait magistralement orchestré ce mélodrame, a recueilli, aux Oscars de 1966, une pluie de récompenses. Nous avons aussi, imprimés, quelque part dans nos rétines, les datchas sous la neige, les traineaux et les manteaux de fourrure, mais n’oublions pas les morts, les blessés, les trains blindés et les amours contrariés. Car « Docteur Jivago » est avant tout roman, une épopée qui traverse la Russie de 1913 aux années 50. La puissance du récit est de nous entrainer dans les vies profondément bouleversées par la Révolution de 1917. Cependant, l’objet de cette page d’histoire n’est pas le roman. Il a déjà été suffisamment disséqué, analysé, sans qu’il soit besoin que j’y mette mon  grain de sel. Parmi tous les sites qui en parlent, je vous conseille celui-ci :

 

http://poit-lettres.blogspot.fr/2009/03/commentaire-compose-pages-188-193-le.html

 

En revanche, les cotés rocambolesques de son arrivée en occident mérite d’être contés. Celles et ceux qui l’on découvert en 1957, ne se doutaient pas que derrière le roman se cachait une incroyable odyssée. Elle est le fruit de la collaboration de deux hommes qui ne se sont jamais rencontrés, Boris Pasternak l’auteur et Giangiacomo Feltrinelli  éditeur italien. Entre les deux, un journaliste, communiste et italien, Sergio d’Angelo.

 

 

Le manuscrit passe à travers le rideau de fer.

 

Sergio d’Angelo, qui accepté de jouer les agents littéraires pour le compte de Feltrinelli, arrive en URSS en 1956. Il a probablement eu vent que Pasternak avait achevé son roman. Par l’intermédiaire de Vladimisrsky, un journaliste de Radio Moscou, il obtient une entrevue avec l’écrivain.  C’est probablement un homme très affaibli que rencontre Sergio. Lorsqu’il achève la rédaction de « Docteur Jivago » en 1955, Pasternak a atteint l’âge respectable, pour la Russie de l’époque, de soixante cinq ans. Il souffre probablement déjà du cancer qui devait l’emporter quelques années plus tard, en 1960. Il a derrière lui un long passé d’écrivain. Ses premiers poèmes ont été édités pendant la première guerre mondiale.  Il connaît son premier succès en 1922 avec la sortie de « Ma sœur, ma vie ». Si dans un premier temps, Pasternak a adhéré sans réserve à la révolution bolchévique, ses ardeurs se sont refroidies rapidement. Il ne conçoit pas que l'art puisse obéir à des impératifs politiques, même les plus  nobles. La poésie ne se commande pas, disait-il,  « c'est une " haute maladie " qui défie la raison et la volonté ».

Bien que choyé par l’élite culturelle, cette faveur « officielle » lui pèse. Vers 1936, il cesse progressivement toute activité publique et se retire dans la « datcha » de Peredelkino, aux environs de Moscou, mise à sa disposition par l’Union des écrivains. Prenant l’attitude de l’opposant silencieux, il vécut pour l’essentiel de la traduction de grandes œuvres occidentales (Shakespeare, Goethe, Schiller…). Pasternak accueillit ses  hôtes avec chaleur. Il aimait la compagnie des étrangers dans un pays qui n’avait commencé à s’ouvrir que trois ans plus tôt avec la mort de Staline. Après un long monologue, Pasternak s’excusa et demanda à son visiteur pourquoi il tenait à le rencontrer. D’Angelo, qui parlait parfaitement le russe, lui expliqua qui était Feltrinelli. Giangiacomo était un personnage difficile à cerner. Héritier d’une dynastie d’industriels italiens, il était un membre exemplaire du Parti communiste. Il venait de fonder sa maison d’édition et recherchait en priorité des auteurs soviétiques contemporains.  Docteurs Jivago semblait un ouvrage idéal pour Feltrinelli Editore. Pasternak interrompit D’Angelo, « En URSS, ce roman ne paraitra pas. Il n’est pas conforme aux directives culturelles officielles ». Pasternak connaissait bien les risques qu’il encourait en cas de parution en Occident d’un livre non autorisé en URSS. C’était un acte séditieux, assimilé à de la trahison, qui l’exposait, lui et sa famille à de graves représailles. Sergio lui proposa alors  de faire traduire le manuscrit et de ne le publier qu’après sa parution en Union soviétique. Pasternak était conscient que les éditeurs de son pays se déroberaient devant la tonalité discordante du Docteur Jivago, son indifférence envers les exigences du réalisme soviétique et envers l’obligation de vénérer la révolution d’Octobre. A la suite de la proposition d’Angelo, Pasternak resta silencieux un moment. Il proposa à ses hôtes de passer la nuit à Peredelkino.  Le lendemain matin, il conduisit Sergio au deuxième étage de la datcha qui abritait son bureau  monacal. D’une vieille armoire, il sortit un grand paquet enveloppé dans un journal.

« Voici Docteur Jivago, lança Pasternak. Souhaitons qu’il fasse le tour du monde ».

Il n’imposa qu’une condition que le manuscrit soit, après sa sortie en Italie, édité en Angleterre et en France. D’Angelo s’y engagea sans arrière-pensée puisqu’il savait que Feltrinelli était impatient de vendre les droits du livre. Il était près de midi quand les deux hommes se séparèrent. L’odyssée de Docteur Jivago pouvait commencer.

 

Coup de froid sur la guerre froide.

 

La publication de Docteur Jivago à l’Ouest en 1957 puis le prix Nobel de littérature décerné à Pasternak l’année suivante provoquèrent l’un des plus grands séisme culturel de la guerre froide. Docteur Jivago fut interdit en Union soviétique et le Kremlin tenta d’utiliser le parti communiste italien pour empêcher sa première parution mondiale en Italie. Des officiels moscovites et d’éminents membres du PCI menacèrent à la fois Pasternak et Giangiacomo Feltrinelli. Bien qu’ils ne soient jamais rencontrés, les deux hommes résistèrent aux pressions et formèrent l’une des plus extraordinaires  associations de l’histoire de l’édition. Leur correspondance, en français, transportée par des messagers de confiance entre l’Ouest et l’Union soviétique, est à elle seule un manifeste de la liberté artistique. L’hostilité, largement médiatisée, que manifesta l’URSS envers Docteur  Jivago, eut une conséquence inattendue : le roman, qui n’aurait touché qu’une petite élite devint, en très peu de temps, un best-seller international.  Ses ventes phénoménales s’envolèrent encore lorsque Pasternak reçut le prix Nobel de littérature. Le 23 octobre 1958, le prix Nobel de littérature est décerné par l’académie suédoise à Boris Pasternak. Les autorités soviétiques dénoncent une nouvelle provocation de l’Occident ; la réaction, brutale, ne se fait pas attendre. Radio Moscou qualifie l’attribution de la prestigieuse récompense d’acte politique dirigé contre l’État soviétique. La Russie krouchtchévienne n’a pas rompu avec les pratiques de l’ère stalinienne. Pasternak en fait l’amère expérience. Il se voit exclu de l’Union des écrivains ; une campagne de presse d’une rare violence le conduit à refuser le prix. Seule sa notoriété lui permet d’échapper à l’exil. Spolié de ses droits d’auteur et privé de toutes ressources matérielles, ses conditions de vie se détériorent sensiblement. L’arbitraire des mesures répressives s’étend à ses proches qui endureront la vindicte du Parti bien après son décès.

C’est un homme fatigué, littéralement usé par les épreuves, qui s’éteint en 1960 des suites d’un cancer. Boris Pasternak meurt en disgrâce. Pourtant la foule se presse à ses obsèques. Ils seront nombreux pour reprendre le flambeau de la résistance face à l’oppression, rendant ainsi hommage à l’exigence morale et au courage de l’écrivain. La figure du dissident était née. Reste que si la vie de Pasternak nous est bien connue, celle de Giangiacomo Feltrinelli demeure plus obscure.

 

Une milliardaire brigadiste ?

 

Etrangement, la vie de Feltrinelli aurait pu inspirer Pasternak. Mais, commençons par la fin. La vie de Giangiacomo se termine un matin de mars 1972 à Segrate, au pied d’un pylône électrique, à dix kilomètres de Milan.  Officiellement, il a fait preuve de maladresse en manipulant des explosifs. Il s’apprêtait à les poser pour faire exploser le pylône et plonger Milan dans le noir. Sa mort reste mystérieuse, certains y ont vu la main du KGB, d’autres de la CIA, on ne prête qu’aux riches ! Mais si sa mort reste énigmatique, sa vie l’est tout autant. Voilà un homme qui nait avec une petite cuillère d’argent dans la bouche, il aurait pu vivre une tranquille vie d’héritier fortuné et se désintéressé du monde. A la Libération, le futur éditeur (seul héritier mâle d’une dynastie industrielle) fête ses 20 ans et adhère au Parti communiste. Giangiacomo trouve dans cette famille idéologique l'affection qui a manqué à son «enfance aride». Le «milliardaire rouge» conduit sa Buick couleur papier kraft pour aller coller des affiches. Le Parti met ce camarade en or sous la protection d'un garde du corps et Giangiacomo Feltrinelli espère que le communisme lui permettra de faire de grandes choses. Au début des années 50, il crée à Milan une bibliothèque qui entend rivaliser avec le célèbre Institut d'Amsterdam pour recueillir tous les livres et documents relatifs à l'histoire du mouvement ouvrier européen. Les libraires, les collectionneurs, les militants italiens sont fraternellement sollicités. Et, à l'étranger, la quête passablement romanesque de Giangiacomo mobilise ceux qui pourront l'aider à trouver l'introuvable. A Moscou, Nikita Khrouchtchev suit personnellement les progrès de la Bibliothèque Feltrinelli, sans jamais comprendre la personnalité de son fondateur, insaisissable et inclassable. Après le succès de Docteur Jivago, il publie « Le Guépard », unique roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Adapté par Luchino Visconti, le film avec Burt Lancaster, Claudia Cardinale et Alain Delon, reçoit la palme d’or en 1963.  Mais, Giangiacomo mène une sorte de double vie. Il s'est déjà éloigné du PCI lorsqu'il entreprend ses premiers voyages à Cuba. L'ex-militant qui distribuait des tracts en descendant de sa Buick dans les banlieues ouvrières de Milan des années cinquante découvre alors le tiers-mondisme. À l'époque le passage obligé est l'étape de La Havane. Castro d'abord incrédule le reçoit à plusieurs reprises pour l'édition d'un ouvrage qui d'ailleurs ne verra jamais le jour dans sa version définitive. Et, comme pour l'URSS et l'aventure du Docteur Jivago, Feltrinelli reste lucide. Fidel " n'est, pour ainsi dire, qu'un intellectuel de l'action, pas un philosophe ou un penseur ". À propos de la chasse aux intellectuels homosexuels qu'il déplore auprès de Castro, Feltrinelli sent poindre " de dangereux nuages d'intolérance ". Mais les visites de 1964 et 1965 lui firent une très grosse impression : " En 1964, quand je suis devenu ami avec Castro, je ne croyais plus à rien. Aucun type d'engagement, ni idéologique, ni politique. Puis... " À Cuba, " on construit la politique en dehors des schémas habituels : capitalisme, socialisme soviétique... " C'est le tournant. Il parcourt l'Amérique latine, multiplie les conférences, les interventions en Italie, diffuse la conception de la guérilla politique dans tous les pays. L'éditeur irrite le PCI, il est suivi de près par la police, son activisme rencontre celui d'une extrême gauche effervescente. En 1968, il publie avant Maspéro à Paris le « Journal du Che" » que lui a remis Castro.

L'Europe bouge. Paris vit les événements de 68, tandis qu'en Italie, écrit Carlo Feltrinelli, " le PCI vaque en somnambule paisible dans son opposition ". Mais l'incendie embrase la Péninsule. L'automne chaud commence à Turin en 1969 quand Fiat annonce le licenciement de 35 000 ouvriers. En novembre, dix millions d'Italiens prennent part à la grève générale pour le logement. Manifestations, répression: un agent de police est tué à Milan. En décembre toujours à Milan, une bombe éclate à la Banque de l'agriculture faisant seize morts et quatre-vingt-quatre blessés. Le nom de Feltrinelli circule. Les locaux de la bibliothèque et la fondation sont perquisitionnés, l'éditeur disparaît. La situation politique est explosive, l'extrême droite avec le soutien d'une partie de l'armée fomente un coup d'État. Le PCI se mobilise, les Brigades rouges se constituent. L'Italie entre dans les années de plomb que Feltrinelli ne vivra pas. Prisonnier de nouvelles obsessions, il s'écarte de tous ceux qui l'avaient accompagné jusqu'alors, rentre dans la clandestinité, achète des armes, des appartements pour des planques, vit dans la solitude, jusqu’à sa rencontre avec la mort au pied d’un pylône. 

 

Le roman en quelques mots
Jivago est l’alter ego de Pasternak. A la fois épique et autobiographique, le roman met en scène le docteur Youri Jivago, son art, ses amours et ses deuils au cours des années entourant la révolution russe de 1917. Après la mort de ses parents, Jivago est adopté par une famille bourgeoise de l’intelligentsia moscovite. Dans ce cadre raffiné et cultivé, il découvre ses dons pour la poésie et la science. A la fin de ses études de médecine, il épouse Tonya, la fille de la famille adoptive. Durant la première guerre mondiale, il exerce dans un hôpital de campagne et tombe amoureux de l’infirmière Lara Antipova. De retour à Moscou, en 1917, Jivago ne reconnaît plus la ville. Contrôlée par les Bolchéviques, la capitale n’est plus qu’une ruine dans laquelle les habitants meurent de faim. Disparu, l’ancien monde où régnait l’art, l’oisiveté et la contemplation intellectuelle. Jivago est enthousiasmé par la Révolution. Il va bientôt déchanter. Fuyant l’épidémie de typhus, il se réfugie avec les siens à Varykino, leur domaine de l’Oural. Mais, le destin est parfois malicieux. Car, à Yuriatin, une bourgade à proximité, vit la belle Lara. Une aventure s’engage, vite achevée, car Jivago est capturé par un groupe de partisans. Médecin au front, il est témoin des atrocités de la guerre civile russe, commises par les Blancs ou les Rouges.  Parvenant à déserter, il retourne à Varykino, mais trouve une maison désertée, sa famille s’étant enfuit à l’étranger. Il s’installe enfin ! avec Lara. Mais, ces beaux jours sont courts. Réfugiés à Varychino, les hurlements des loups, qui les encerclent, annoncent la fin tragique de leur relation. Lara trouve refuge en Extrême-Orient russe, et Jivago rejoint Moscou, où il décède en 1929, laissant derrière lui, un ultime recueil de poèmes.

 

Bibliographie :
 - Docteur Jivago a été édité en France par Gallimard en 1958, depuis bien d’autres éditions ont vu le jour : Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, Gallimard, 1958
- Pour l’histoire du roman on peut se référer à :
           - Peter Finn et Petra Couvée, L’affaire Jivago, Michel Lafon, 2015.
- Pour l’histoire de Feltrinelli, on peut se référer au livre de son fils :
            Carlo Feltrinelli, Senior service, Éditions Christian Bourgois, 2001.

 

Liens utiles :
            - Quelques extraits du film : - https://www.youtube.com/watch?v=REAc5y3y6ho
            - Bien sûr le thème de Lara :- https://www.youtube.com/watch?v=vXtFRl1nSs4
 

                       



25/11/2016
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