La république des Guaranis : L'utopie américaine des Jésuites.
Lorsqu’on évoque les populations amérindiennes d’Amérique du sud, on pense spontanément aux Incas. Leur empire fut mis à mal par 180 conquistadors espagnols, commandés par Pizzaro. La conquête espagnole s'accompagna de nombreux pillages et de massacres. La colonisation engendra une catastrophe démographique majeure. La population de l'empire inca, estimée entre 12 et 15 millions de personnes avant la conquête, est d'environ 600 000 un siècle plus tard. Au siècle suivant, une autre population allait subir un sort identique : Les Guaranis. C’est avec eux que les Jésuites tentèrent une forme d’organisation originale : la République des Guaranis. Ces événements ont été racontés de façon romancée dans le film Mission, réalisé en 1986 par Roland Joffé avec Robert De Niro et Jeremy Irons.
Aux origines des Guaranis
A l'arrivée des Européens, alors que la côte Pacifique était le berceau des hautes civilisations quichua, aymara et inca, le peuple guarani occupait toute la partie orientale du continent entre les Andes et l'Atlantique, des Guyanes au Rio de la Plata, et les premiers mots indigènes entendus par Colomb étaient de cette langue. L'étendue linguistique du guarani dépassait encore son étendue ethnique, si bien que les conquérants portugais, au début du XVIe siècle, considérèrent le guarani comme la «langue générale» des indigènes. En réalité, les Guaranis ne forment ni une nation ni un empire, mais un vaste ensemble de tribus, d'ailleurs généralement hostiles entre elles. Il est d'abord souvent difficile de séparer des Guaranis les Tupis, parfois considérés comme un groupe inférieur. Une légende raconte que Tupi et Guarani étaient deux frères qui arrivèrent ensemble puis se séparèrent. En fait, les groupes tupis sont plutôt localisés dans la région de l'Amazone et les Guaranis au Paraguay. Les Tupi-Guaranis, qui avaient dû progresser vers le Sud avant la conquête, émigrèrent probablement vers l'Ouest au XVIe siècle, en partant des régions du Paraguay et du Paraná[1]. Il devait y avoir alors plusieurs millions de guaranis vivant dispersés dans la forêt par petits groupes d'une dizaine de personnes tous les 100 km2. Ayant vraisemblablement toujours été nomades et assez primitifs, il est logique qu'ils n'aient pas été des constructeurs et que nous n'ayons pour ainsi dire pas d'objets évoquant leur passé. La connaissance de leur mode de vie d’avant repose donc sur les témoignages des premiers Européens. A l’arrivée des conquérants, les Guaranis sont un peuple semi-nomade, tirant l’essentiel de ses ressources de la chasse, de la pêche et de la cueillette. L’organisation sociale est assise sur la famille élargie vivant dans une grande maison communautaire, « la maloca ».Habitants des régions chaudes, ils vivent nus, le corps orné de bijoux et de peintures. Les grandes étapes de la vie sont l’objet de fêtes ritualisées. Les Guaranis croient à vie une après la mort et cherchent à atteindre la « Terre sans mal », aidés par les chamanes.
L’arrivée des Espagnols : la peur de l’encomendia.
Les conquistadors, qui s’emparent de l’Amérique centrale et de l’Amérique du sud, sont généralement des aventuriers et nobles espagnols désargentés donc avides de gloire et de richesses. La pratique de l’encomienda, qui s’est instituée au XVIe siècle dans l’Amérique espagnole, s’inspirait de celle que suivit au Moyen Age l’Espagne à l’égard des musulmans vaincus. L’encomienda rappelle aussi une institution plus ancienne, en vertu de laquelle des paysans libres et de petits propriétaires se « confiaient » à des seigneurs puissants, leur fournissant des produits de la terre, des redevances, ou des services personnels en échange de leur protection. Dans les colonies espagnoles d’Amérique, la Couronne, à travers ses représentants, « confiait » (encomendar) un certain nombre d’Indiens à un colon espagnol (encomendero) en récompense de ses services : l’encomenderopercevait, en or, en nature, ou en travail le tribut dû à la Couronne par les Indiens, qu’il devait en contrepartie protéger, convertir au christianisme et « civiliser ». Les encomenderos purent ainsi se procurer de la main-d’œuvre pour exploiter leurs mines et leurs terres. A l’encontre des intentions royales, les Indiens, malgré tout considérés comme libres, furent dépossédés de leurs terres et pratiquement réduits en esclavage. C’est pour échapper à ce système que les Guaranis se tournèrent vers les Jésuites.
Encomendia et réductions
En réaction contre les excès de la colonisation s'élèvent les voix des dominicains. Le premier à protester est Antonio Montesinos, en 1511. Il n'hésite pas à refuser les sacrements aux encomienderos indignes et à les menacer d'excommunication. Il est rappelé en Espagne mais obtient de la Couronne la promulgation des lois de Burgos en 1512, qui imposent de meilleures conditions de travail pour les Indiens. Ces lois ne sont pas mieux respectées que les précédentes. Alors s'élève à son tour la voix de frère Bartolomeo de Las Casas, qui participa à la colonisation avant de se dévouer à la protection des Indiens. Il obtient la promulgation en 1542 de lois nouvelles, les Leyes nuevas, qui exigent des vice-rois du Pérou et des tribunaux de Lima et de Guatemala de sévir contre les abus des encomienderos et de ne plus attribuer de nouvelles encomiendas. Il s'ensuit une révolte des encomienderos et même la mort du premier vice-roi du Pérou. À la fin du XVIe siècle, des rapports inquiétants arrivent à Madrid concernant le sort des Amérindiens dans les colonies du Nouveau Monde. C’est aussi à cette époque que les Jésuites arrivent dans le bassin du Paraná (Paraguay, nord-est de l’Argentine et sud du Brésil actuel). De leur vision originale du monde et du choc avec la réalité coloniale naît l’idée de «réductions indiennes»,c’est-à-dire du regroupement des populations natives en vue de favoriser leur évangélisation et les préserver de la rapacité des colons et des grands propriétaires, en quête de main-d’œuvre corvéable. En 1607, le roi d'Espagne Philippe III promulgue les premiers décrets qui protègent les futures Missions jésuites en leur garantissant une complète autonomie par rapport aux autorités locales. La première réduction fut bâtie en 1609. A son apogée, la Confédération des villages guaranis comptait 150 000 Indiens, regroupés en 38 agglomérations sur un territoire grand comme la moitié de la France. Elle dépendait directement de la couronne d’Espagne à qui elle payait l’impôt. Elle était organisée sur le mode démocratique, selon sa loi propre. Chaque réduction élisait son conseil municipal, composé des principaux fonctionnaires. Le village était indépendant en ce qui concernait son fonctionnement intérieur. Le reste (défense, justice, relations commerciales) était du ressort de la Confédération. A la tête, était placé un jésuite, le Supérieur Général, lui-même dépendant d’une instance suprême : le Provincial de l’Ordre. Los Padres étaient tout-puissants en l’Etat Guarani. Seuls Européens admis sur le territoire de la Confédération, ils étaient deux par village, pour exercer une véritable tutelle de la jeune démocratie. Soixante pères jésuites dirigeaient trente réductions. Leur autorité était absolue. Dans toute réduction, le même ordonnancement : autour de la grand-place, on trouve l’église, la mairie, l’école, l’hôpital et le long des rues tracées au cordeau, les maisons, toutes semblables. L’ensemble est simple (sauf l’église) et respire l’ordre et la prospérité. La famille est le fondement de l’organisation sociale. La vie de famille est nettement en avance sur l’époque. L’éducation, de type militaire, est très poussée. Très tôt les enfants sont pris en charge, d’abord par des « aides familiales » dès leur plus jeune âge, puis au jardin d’enfants et ensuite en classe. L’enseignement se fait en idiome guarani, la seule langue parlée dans la confédération. Très tôt, les enfants apprennent un métier, manuel le plus souvent.
La fin de l’utopie.
Les difficultés ne vinrent pas de l’intérieur. Certes l’expérience n’allait pas sans problèmes; réticences des uns, abus des autres. Parfois on retrouvait une maison désertée, toute une famille avait pris le large. Mais la ruine allait être provoquée du dehors. Les réductions avaient dû s’armer pour se protéger des razzias des chasseurs d’esclaves. A la fin, une véritable cabale s’orchestra. On accusa les Jésuites d’exploiter un eldorado à la sueur des Indiens. A la même époque, en Europe, une énorme hostilité sévissait contre les Jésuites. En 1750, un traité colonial entre l’Espagne et le Portugal mit le feu aux poudres. Il faisait passer sous le contrôle des portugais sept réductions guaranis, les plus riches de la Confédération. Les Jésuites interdirent l’accès des réductions aux Portugais, malgré l’ordre contraire de Rome. Ce fut la guerre. Les guaranis résistèrent longtemps, jusqu’à ce que le Portugal prononce l’expulsion des Jésuites de son territoire. L’Espagne et la France suivirent. En 1767 la Compagnie de Jésus y fut interdite. Les 200 Pères qui restaient et tenaient encore tous les postes de commande furent arrêtés et expulsés. Les réductions ne survécurent pas à ces expulsions. Les Guaranis disparurent dans la masse indienne, et les réductions dans la jungle. La république avait quelque chose d’artificiel. Les Pères avaient véritablement tenu les Guaranis en état d’enfance. Décidant de tout, ils les maintenaient en vase clos en une sorte d’innocence tranquille incapable de tenir d’elle-même. Faut-il parler d’un échec ? Non, si on replace l’expérience dans le contexte de l’époque. Le choix ne se posait pas alors entre colonisation et émancipation. Le paternalisme des jésuites avait quelque chose d’archaïque, mais en même temps il était étonnement progressiste et, dans l’histoire de la colonisation, les missions firent souvent figure de front avancé de la civilisation. En tout cas, en un temps où la conquête allait de pair avec l’asservissement ou l’extermination des indigènes, la république des Guaranis fut la seule tentative de les intégrer respectueusement.
Que reste-t-il de l’utopie ?
En fait presque rien n’est resté, sinon de magnifiques ruines et de saisissantes églises en pierre, des cloîtres, des maisons, que les touristes regardent et admirent sans y comprendre grand-chose. Malgré les invasions, les guaranis persistent à résister sur leurs territoires et même autour des grandes métropoles du Mercosul, comme à São Paulo et Porto Alegre, où leur "économie de réciprocité"s'oppose au mode de vie individualiste des capitales. Il n'y a pas de recensement fiable qui comptabilise avec exactitude la population Guarani en Amérique du sud. Cependant, il est possible d'estimer qu’elle représente environ 225.000 personnes, l'une des populations les plus importantes pour un peuple indigène du continent. Le pays qui possède la plus grande population de Guaranis est la Bolivie., où elle avoisinerait les 80.000 personnes vivant dans la région sud-est, à Santa Cruz, et dans une partie du Chaco. Le deuxième pays ayant la population la plus importante est le Paraguay. Selon une étude officielle 53.500 habitants vivent principalement à l'est du pays, dans les régions frontalières avec l'Argentine et le Brésil. Le Brésil se trouve en troisième position, avec près de 50.000 Guaranis et en quatrième, on trouve l'Argentine, avec 42.000 habitants, concentrés dans la région nord du pays.
Pour en savoir plus :
https://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1965_num_1_1_933
[1]Etat du sud-est du Brésil.
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