Sunday Bloody Sunday
Le Dr Mahaffy, ami d'Oscar Wilde, disait au début du siècle (XXème), à propos de l’Irlande : « L'inévitable n'y arrive jamais mais l'impossible s'y produit toujours. ». Bien des années plus tard, la première phrase de la chanson de U2 – je ne peux pas croire les nouvelles d’aujourd’hui – semble lui faire écho. Il s’agit bien entendu de « Sunday Bloody Sunday ». La chanson est une condamnation des atrocités commises à l’issue d’une marche réclamant le respect des droits civiques en Irlande du Nord et la paix entre la majorité protestante et la minorité catholique. Quatorze catholiques nord-irlandais ont été tués par l'armée britannique lors du Bloody Sunday. Aucun des manifestants ne portait d’arme. Aucun soldat n’a été jugé. Le mystère reste entier autour des causes du déclenchement de la tuerie du 30 janvier 1972.
Un massacre aux causes lointaines.
Depuis 1969, les médias français traitent la question de l’Irlande du Nord sous la forme simplifiée d’une guerre de religion opposant catholiques et protestants. La réalité est plus complexe et la religion ne joue qu’un rôle secondaire dans un conflit de nature coloniale et politique, opposant les partisans du rattachement au Royaume Uni (les unionistes), les partisans de la république contre la royauté (Républicains), les Nationalistes (partisans de l’indépendance). Tous les Protestants ne sont pas unionistes et tous les catholiques ne sont pas républicains. Le conflit remonte en réalité à la partition de l’ile en 1921. La séparation de l’île (Partition,) proposée par Londres, afin d’éviter une guerre civile entre le nord et le sud de l’île, la neutralité de l’Éire pendant la Seconde Guerre mondiale et sa déclaration unilatérale d’une république en 1949 aboutirent à un développement politique, culturel et religieux séparé dans les deux parties de l’île. Pendant plus d’un demi-siècle, des éléments nationalistes/républicains voulurent déloger cette Assemblée de Belfast (Stormont) qui s’était déclarée « un parlement protestant pour les protestants ». Ils renforcèrent la suspicion naturelle des protestants envers la minorité catholique qui avait choisi de rester vivre en Irlande du Nord après 1921. Pour beaucoup de ces unionistes/protestants, les nationalistes/catholiques représentaient une cinquième colonne prête à frapper et à prendre le pouvoir pour parfaire l’indépendance de l’Irlande, qui n’attendait qu’une réunification physique. La frontière entre Nord et Sud avait été tracée de manière à garantir une majorité durable aux protestants : ils représentaient les deux tiers de la population du nouveau territoire constitué de six comtés d'Ulster. Celui-ci fut doté d'un Parlement en 1921 où le Parti unioniste demeura au pouvoir pendant cinquante ans sans interruption. Bien souvent ce monopole fut utilisé contre la minorité catholique, suspecte d'irrédentisme. Des mesures discriminatoires furent prises contre elle, notamment en matière d'emploi et de logement. La carte électorale fut soigneusement redessinée afin de protéger la majorité unioniste : à Derry (Londonderry de son nom officiel préféré par les unionistes), où les catholiques représentaient les deux tiers de la population, le conseil municipal demeura pourtant sous le contrôle d'une majorité unioniste. Quant aux lois d'exception adoptées en 1922, elles furent maintenues jusque dans les années 1960, alors même que la violence politique avait disparu. La police pouvait ainsi décréter des couvre-feux, interdire des manifestations, censurer des publications, perquisitionner sans mandat et emprisonner des suspects sans l'autorisation d'un magistrat.
Au cours des années 1960, de plus en plus de Nord-Irlandais, et pas seulement des catholiques, contestèrent ces pratiques archaïques. La discrimination contre la minorité catholique (délimitation des circonscriptions électorales favorisant le vote protestant, attribution des logements publics) conduit des organisations telles que l'Association nord-irlandaise pour les droits civiques (NICRA) à mettre en place une campagne non-violente pour promouvoir l'égalité de droits entre catholiques et protestants. Cependant, à la suite d'attaques sur les droits civils des manifestants par les loyalistes protestants, ainsi que par les membres de la Police royale de l'Ulster (RUC), la colère et la violence s'amplifient.
Guerre Civile au Nord (1968-1998).
La bataille du Bogside[1].
La bataille du Bogside est une émeute de trois jours qui a eu lieu du 12 au 14 août 1969 à Derry. Des milliers de résidents nationalistes catholiques / irlandais du district de Bogside, organisés sous l'Association de défense des citoyens de Derry, se sont affrontés avec la Royal Ulster Constabulary (RUC) et les loyalistes. Ce conflit a déclenché une violence généralisée ailleurs en Irlande du Nord, a conduit au déploiement de troupes britanniques et est souvent considéré comme le début du conflit de trente ans, connu sous le nom de « Troubles ».
La violence a éclaté lorsque les apprentis loyalistes protestants ont défilé devant le Bogside catholique. La RUC a repoussé la foule catholique et a pénétré dans le Bogside, suivie par des loyalistes qui ont attaqué des maisons catholiques. Des milliers d'habitants de Bogside ont repoussé la RUC avec une pluie de pierres et de cocktails Molotov. Les habitants assiégés ont construit des barricades, mis en place des postes de secours et des ateliers de bombes à essence, et un émetteur radio a diffusé des messages appelant à la résistance. La RUC a tiré du gaz lacrymogène dans le Bogside. C’est la première fois qu'il avait été utilisé par la police britannique. Les habitants craignaient que la gendarmerie spéciale d'Ulster ne soit envoyée et massacre les résidents catholiques. L'armée irlandaise a installé des hôpitaux de campagne près de la frontière et le gouvernement irlandais a appelé à l'envoi d'une force de maintien de la paix des Nations Unies à Derry. Le 14 août, l'armée britannique a été déployée et la RUC a été retirée. L'armée britannique n'a fait aucune tentative pour entrer dans le Bogside, qui est devenu une zone interdite appelée Free Derry. Deux jours plus tard, le bilan des violences apparaît : neuf morts, tous civils, majoritairement républicains, 500 maisons incendiées et 1 820 familles ayant fui leur foyer. Cette situation s'est poursuivie jusqu'en octobre 1969, date à laquelle la police militaire a été autorisée à entrer.
Le retour de l’IRA.
Pendant cette crise, l'IRA ne joue qu'un rôle extrêmement mineur. Ayant enterré ses armes en 1962, elle ne peut défendre les ghettos. En décembre 1969, lors d'une Convention générale, l’IRA se divise en deux branches : l'IRA provisoire (PIRA), partisane d’une ligne principalement militariste et les partisans d’une ligne plus politique regroupés dans l’IRA officielle (OIRA). La PIRA ne rassemble que cinq cents membres après la scission, mais l'effectif augmente rapidement, atteignant deux mille en 1970. Au début de l'année 1971, l'armée britannique parlemente avec les deux IRA pour qu'elles maintiennent l'ordre dans les zones républicaines. Véritables polices, les IRA contrôlent les différents ghettos jusqu'au mois de février. Face à ce renforcement, l'armée reprend ses opérations de quadrillage. Le 6 février, l'IRA provisoire abat un soldat britannique, le premier mort en service en Irlande depuis 1921. L'action de la PIRA se transforme au cours de l'année 1971 en une véritable guérilla, à la fois urbaine et rurale. Les paramilitaires britanniques ne sont pas en reste. En août 1971, dix civils meurent lors du massacre de Ballymurphy, quartier ouest de Belfast. En décembre 1971, ils font sauter une bombe dans un bar catholique, tuant 15 personnes. Il s'agit de l'un des attentats les plus meurtriers du conflit.
Bloody Sunday : une marche pacifiste qui va tourner au cauchemar…
30 janvier 1972 : une marche est organisée par la NICRA. Elle doit partir du Central Drive de Creggann pour traverser le quartier du Bogside en empruntant le pont qui longe le quartier pour se terminer sur Guildhall Square. Ivan Cooper, est à la tête de cette marche pacifique, et prône l’égalité des droits entre catholiques et protestants. Malgré son dialogue avec les autorités unionistes et ses tentatives de négociation avec les forces de l’ordre britanniques, la manifestation est déclarée illégale par les autorités anglaises. Cette manifestation sera donc sous haute surveillance. A l’embouchure de la William Street sont postés une centaine d’hommes de la RUC, et, chose inhabituelle des parachutistes de l’armée britannique sont venus avec leurs blindés leur prêter main forte. Du coté des manifestants, vers 14h00 face à ce déploiement de force, des rumeurs circulent sur un éventuel changement de trajet de la marche. A 14 h20 la foule prend de l’ampleur, chacun invitant amis, parents et voisins à se rallier au mouvement. C’est sous les acclamations que le cortège descend vers 14h40 le quartier Brandywell. Les manifestants avaient prévu de marcher vers le Guildhall, mais en raison de barricades de l'armée conçues pour modifier le parcours, ils furent redirigés vers Free Derry Corner. Un groupe d'adolescents se sépara du défilé et tenta de franchir la barricade pour marcher vers le Guildhall. Ils attaquèrent la barricade de l'armée britannique avec des pierres. À ce stade, un canon à eau, des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc sont utilisés pour disperser les émeutiers. Ces affrontements entre les soldats et les jeunes étaient alors courants, même si des observateurs ont rapporté que les émeutes étaient peu intenses. Sur la William Street, deux civils, Damien Donaghy et John Johnston, sont blessés par balle par des soldats qui affirmeront que ce dernier portait un objet noir cylindrique. À 16 h 07, la brigade autorise le régiment parachutiste britannique à entrer dans le Bogside. L'ordre de tirer à balles réelles est donné et un jeune homme est abattu alors qu'il descendait la Chamberlain Street, loin de la progression des troupes. Cette première victime, Jackie Duddy, était parmi la foule qui s'enfuyait. Il courait aux côtés d'un prêtre, le futur évêque Edward Daly, lorsqu'il fut abattu dans le dos. La poursuite des violences par les troupes britanniques s'intensifie et finalement l'ordre est donné de mobiliser les troupes dans une opération d'arrestation, à la poursuite de la queue du groupe principal des manifestants dans Free Derry Corner. Malgré un ordre de cessez-le-feu du quartier général de l'armée, plus d'une centaine de cartouches furent tirées directement dans la foule par les troupes sous le commandement du Major Ted Loden. Douze autres personnes furent tuées, beaucoup d'entre elles tentaient d'aider celles déjà tombées sous les balles. Quatorze autres furent blessées, douze par des tirs de soldats et deux renversées par des véhicules blindés.
Trente-huit années de combat pour la vérité.
Une enquête menée rapidement par une commission blanchit l’armée britannique en concluant qu’elle répondait aux tirs de l’IRA. Cependant, aucune arme n’a été retrouvée sur les lieux pas plus que de traces d’explosif sur les victimes. De plus toutes les victimes se comptent parmi les manifestants : aucun soldat n’a été tué ou blessé ce jour-là. Aussi un doute a longtemps pesé sur cette version des faits.
Cette journée, désormais inscrite dans l’Histoire sous le nom de Bloody Sunday, marque une nouvelle étape dans le conflit nord-irlandais. Les rangs de l’IRA se gonflèrent après ce massacre. L’armée britannique perdit de sa crédibilité dans l’esprit des républicains qui ne virent plus en elle une force d’interposition mais une force de répression au même titre que la Royal Ulster Constabulary ou (RUC).
Le 16 mai 1997, Channel 4 diffuse un documentaire des journalistes Lena Ferguson et Alex Thomson dans lequel quatre soldats révèlent anonymement que les parachutistes avaient tiré l’arme à la hanche dans la foule, contredisant la thèse officielle qui prétendait que les tirs avaient visé des cibles précises et hostiles.
Du fait des critiques adressées à la version britannique de cet événement, le ministre Tony Blair fit rouvrir l’enquête sur ces événements en 1998. L’enquête a été confiée au juge Mark Saville, assisté de magistrats canadien et australien. Entre 1998 et novembre 2004, 921 témoins furent audités et 1555 témoignages écrits furent examinés. Plusieurs soldats avoueront avoir menti lors de leurs dépositions précédentes et reconnaîtront que les victimes étaient désarmées. Attendu pour 2007, le rapport final est publié le 15 juin 2010 à Derry. Les familles des victimes organisent pour l'occasion une marche silencieuse. À la suite de sa publication, le gouvernement britannique, par une intervention de David Cameron à la Chambre des communes, reconnaît la responsabilité des parachutistes et présente ses excuses. Si leurs actes n'étaient pas prémédités, l'enquête précise que :
- Tandis qu'aucun militaire ne se trouvait en état de légitime défense, ils tirèrent sur des innocents, sans sommation ni avertissements, alors qu'il leur était parfaitement visible que les civils étaient désarmés et cherchaient à prendre soin des blessés ;
- Ils ont par la suite menti sur les circonstances exactes de l'incident.
Si le rapport Saville a été plutôt bien reçu par les familles des victimes, il n'en a pas moins essuyé des critiques venant des deux camps. Pour certains activistes républicains, la publication de ce rapport est avant tout une opération de communication au service du gouvernement britannique. Les réponses apportées par ce rapport ne font pas non plus l'unanimité au sein des proches des victimes, notamment en ce qui concerne le cas de Gerald Donaghy, qui a été accusé de transporter des bombes à clous lors de sa mort. Enfin, le fait que les témoins de l'enquête, notamment les soldats ayant ouvert le feu sur la foule, aient reçu l'assurance qu'ils ne seraient pas poursuivis pour les faits révélés dans le rapport, suscite une certaine frustration au sein de la communauté catholique. De l'autre côté, le rapport a été perçu par certains unionistes comme un cadeau injustement offert aux républicains.
Le bloody Sunday fut loin de mettre fin au conflit, qui allait se poursuivre de manière non moins violente, jusqu’aux accords de paix de 1998.
La mémoire du bloody Sunday.
- Les fresques de Derry.
Les rues de Derry continuent à porter les stigmates des Troubles et du Bloody Sunday.
Dans le Bogside, quartier républicain, les fameuses peintures murales de Derry racontent de nombreux affrontements, grèves de la faim, soulèvements en prison, etc., et érigent au rang de martyrs des militants, activistes et simples particuliers (parfois des enfants) qui ont péri sous les balles de l’armée britannique.
Pour les découvrir, je vous conseille de consulter le site suivant.
https://www.florian-pennec.net/photos/irlande-du-nord-derry-the-bogside
Chansons et film
- Sunday Bloody Sunday, John Lennon 1972 ;
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=65CnKe0iQbc
Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/245697.html
- Sunday Bloody Sunday, U2, 1983;
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=EM4vblG6BVQ
Pour découvrir les paroles : https://www.lacoccinelle.net/242909-u2-sunday-bloody-sunday.html
- Zombie de The Cranberries en 1994 :
Pour l’écouter : https://www.youtube.com/watch?v=6Ejga4kJUts
Pour découvrir les paroles : https://paroles2chansons.lemonde.fr/paroles-the-cranberries/paroles-zombie.html
- Le film Bloody Sunday de 2002, réalisé par Paul Greengrass relate également ces événements.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-79.htm
https://journals.openedition.org/etudesirlandaises/2154
Cliquez ici pour télécharger l'article.
[1] Le Bogside (irlandais : Taobh an bhogaigh) est une banlieue de Derry en Irlande du Nord. Bastion catholique républicain, fief de l'IRA, il s'agit d'un lieu important du conflit nord-irlandais. Elle a été le lieu de la Bataille du Bogside en 1969, le quartier s'organisant en enclave autonome sous le nom de Free Derry.
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