Les fantômes de My Lai.
Le 16 mars 1968, le capitaine Brian Livingston écrit à son épouse Betz pour lui décrire les événements auxquels il a participé au cours de la matinée dans le village de Son My[1], situé dans la province de Quang Ngai de la République du Vietnam.
« Eh bien ce fut une longue journée, j’ai vu l’engagement des soldats de l’infanterie, ce sont des animaux. Je n’ai jamais vu autant de morts d’un seul coup. Plus de 95 % étaient des femmes et des enfants ». Du haut de son hélicoptère, il demeure impuissant face au drame qui se joue sous ses yeux. Écœuré par la violence de ses congénères, il termine sa lettre en espérant que des mesures disciplinaires seront prises contre les soldats responsables du massacre. Livingston dut attendre plus de deux ans pour avoir une maigre satisfaction. En effet, un an plus tard, 25 soldats américains étaient inculpés pour meurtre, mais seul le lieutenant Calley fut condamné. Il devint un héros de l’extrême droite et ne purgea que trois jours de sa peine avant d’être assigné à résidence.
Que s’est-il passé à Mỹ Lai.
L’affaire de Mỹ Lai intervient à un moment crucial de la guerre du Vietnam. Aux États-Unis, la guerre est de plus en plus contestée. Les mouvements de protestation ne désarment pas. La victoire militaire, que les autorités, prétendent entrevoir, semble s’éloigner un peu plus avec l’offensive déclenchée le jour du « Têt[2]». Alors qu’on croyait l’armée Việt Cộng moribonde, elle lança l'offensive du « Têt », mobilisant la quasi-totalité de ses effectifs dans la bataille. Du point de vue militaire, cette offensive, la première guerre ouverte à grande échelle des communistes, fut un échec. Face à la puissance de feu américaine, ils furent massacrés, et il leur fallut deux ans pour reconstituer leurs forces. Du point de vue politique, ce fut une victoire : les faubourgs de Saïgon et la Citadelle de Hué furent occupés pendant plus d'un mois. Aux États-Unis, on prit soudain conscience de la force des communistes du Sud. Une grande majorité d'Américains eut le sentiment d'avoir été trompée et la victoire semblait désormais impossible. Mais surtout, elle a pour conséquence d’installer la peur chez les soldats américains. C’est dans ce contexte de tension extrême que survient l’affaire de Mỹ Lai. Durant l’offensive du Têt, en janvier 1968, le 48e bataillon de l’armée du FNL (unité Việt Cộng) avait opéré dans la zone de Quang Ngai. Les services de renseignements militaires américains estimaient que des éléments de cette unité, battant retraite, s’étaient probablement repliés et avaient trouvé refuge à Mỹ Lai, un petit village côtier du golfe du Tonkin, au nord du Sud-Vietnam, pas très loin du Nord-Vietnam. Une opération est donc décidée pour les éliminer : le 16 mars 1968, le lieutenant William Calley encercle Mỹ Lai. Les services de renseignements militaires américains l’ont prévenu que les villageois vont au marché ce jour-là. Calley pense donc que ceux qui restent sont des Việt Cộng. Il reçoit l’ordre (comme il le dira plus tard à son procès) de nettoyer la zone, « du vieillard au bébé ».
Il regroupe la population, fait incendier le village et donne l’ordre d’abattre toute la population : femmes, enfants, et vieillards. Les troupes américaines pénétrèrent dans le village et parvinrent à le boucler totalement sans trouver un seul combattant vietnamien. Certains civils ont essayé de s’enfuir en courant, et même des femmes avec des enfants dans les bras, mais elles en furent empêchées par les tirs d'armes automatiques. Avant d’être tuées, certaines victimes sont agressées sexuellement, violées, battues, torturées ou mutilées. Le nombre de civils tués ne peut pas être établi avec certitude. Le mémorial bâti sur le site indique 504 noms (de 1 à 82 ans). Une enquête conduite par l’armée américaine comptabilise 347 morts. Les bilans universitaires retiennent plutôt 500 victimes. Un pilote d’hélicoptère de l’armée américaine, Hugh C. Thompson, Jr., et ses deux coéquipiers, qui survolaient la zone par hasard, tentèrent vainement d’intervenir pour mettre fin à ce massacre. Ils ne purent sauver qu’une douzaine de villageois en les embarquant à bord de leur hélicoptère.
Une sale rumeur.
Le massacre de Mỹ Lai devient alors une rumeur de guerre, que les soldats se racontent dans les campements au gré des fréquentes rotations et des arrivées de nouvelles recrues.
On dénomme le lieu Pinkville (village rose) du nom de la couleur qui le désigne sur les cartes de l’état-major. On raconte les viols, les pratiques bestiales, les enfants abattus, les centaines de morts. On évoque les tensions internes à l’armée, les engueulades entre soldats, les soldats qui menacent d’autres soldats. Plus d’un an après le massacre, la rumeur ne dépasse pas les cercles militaires. Enterrée par la hiérarchie, elle est un récit cauchemardesque pour mettre au parfum les bleus sur la violence des phases de combat. Si les autorités sud-vietnamiennes ont réclamé des informations précises, rien ne transpire de la réalité des actes commis à Mỹ Lai. Seuls les Việt Cộng diffusent des tracts faisant état du massacre dès la fin du mois de mars 1968. Ronald Ridenhour, ancien artilleur sur hélicoptère dans la 11e brigade, envoie une lettre en mars 1969 à trente membres du Congrès des États-Unis les implorant d'enquêter sur les circonstances entourant l'incident de « Pinkville ». Lui et son pilote, le warrant officer Gilbert Honda, ont survolé Mỹ Lai plusieurs jours après l'opération et ont observé une scène de destruction complète. À un moment donné, ils ont survolé une femme vietnamienne morte avec un insigne de la 11e brigade sur son corps. Ridenhour avait appris les événements de Mỹ Lai en parlant aux membres de la compagnie C sur quelques mois à partir d'avril 1968. Il est convaincu que quelque chose d'assez sombre et sanglant a bien eu lieu à Mỹ Lai et est tellement perturbé par ces histoires que, dans les trois mois qui suivent son départ de l'armée, il exprime ses préoccupations au Congrès. Il inclut le nom de Michael Bernhardt, un témoin oculaire qui a accepté de témoigner, dans sa lettre.
De la rumeur au procès
La plupart des récipiendaires de la lettre de Ridenhour l'ignorent, à l'exception du député Mo Udall et des sénateurs Barry Goldwater et Edward Brooke. Udall exhorte le Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis à demander aux fonctionnaires du Pentagone de mener une enquête. Le journaliste d'investigation indépendant Seymour Hersh, après de longues entrevues avec Calley, dévoile l'histoire du massacre de Mỹ Lai le 12 novembre 1969 via Associated Press. Le 20 novembre, les magazines Time, Life et Newsweek couvrent l'histoire et la chaîne télévisée CBS réalise un entretien avec Paul Meadlo, un soldat dans l'unité de Calley pendant le massacre. Le quotidien « The Plain Dealer de Cleveland » publie des photographies explicites de villageois tués à Mỹ Lai. Les photographies de Ron Haeberle, qui avait assisté à la scène, firent le tour du monde, intensifiant l'opposition à la guerre aux États-Unis et à l'étranger ; 500 000 soldats américains étaient encore déployés au Vietnam, plus de 40 000 y avaient déjà perdu la vie. De retour en Amérique, les vétérans étaient pris à partie, accusés d'être des baby killers (des « massacreurs de bébés »). La scène de crime, que montraient les photos de Haeberle, s'étendait sur plusieurs centaines de mètres. Des corps, parfois dénudés, jonchaient les rizières et les chemins alentour. Les maisons avaient été incendiées, le bétail massacré, dans un accès de rage : un massacre, autrement dit une destruction brutale et délibérée de civils, accompagnée d'atrocités, sans aucun but stratégique.
Le 17 novembre 1970, une cour martiale aux États-Unis inculpe 14 officiers, y compris le major général Samuel W. Koster, le commandant de la 23e division d'infanterie, en supprimant les informations relatives à l'incident. La plupart des accusations sont ensuite abandonnées. Le commandant de la brigade, le colonel Henderson, est le seul commandant de haut rang qui est jugé pour des accusations relatives à la dissimulation du massacre de Mỹ Lai. Il est acquitté le 17 décembre 1971.
Au cours du procès de quatre mois, le lieutenant Calley affirme systématiquement qu'il suivait les ordres de son commandant, le capitaine Medina. Malgré cela, il est condamné à la prison à perpétuité le 29 mars 1971 après avoir été reconnu coupable du meurtre prémédité d'au moins vingt personnes. Deux jours plus tard, le président des États-Unis Richard Nixon prend la décision controversée, car cela se rapproche d'une grâce, de faire en sorte que Calley soit libéré de sa prison de Fort Benning en Géorgie, et soit placé en résidence surveillée en attendant l'appel de sa peine. La condamnation de Calley est confirmée par la Cour de l'armée d'examen militaire en 1973 et par la Cour des appels militaires des États-Unis en 1974. En septembre 1974, il est libéré par le Secrétaire à l'armée Bo Callaway. Calley devient dans le même temps un héros de l'extrême droite américaine.
Ames et fantômes errant.
Durant toute l'année et demie où les faits furent tenus secrets, les hommes de la Charlie Company durent eux aussi vivre avec leurs fantômes. Lorsque le scandale éclata, leurs visages apparurent à la télévision, brisant l'anonymat dans lequel ils espéraient s'être réfugiés. Des dizaines de livres ont été publiés sur Mỹ Lai et sur sa place dans la mémoire américaine de la guerre du Vietnam. Jamais une unité de l'armée américaine ne fut étudiée avec autant de précision que la Charlie Company. Or, rien ne distinguait ces hommes d'une vingtaine d'années du reste du contingent américain. Arrivés au Vietnam en décembre 1967, ils avaient déjà fait leur baptême du feu depuis longtemps et se trouvaient dans cette période intermédiaire de leur service de douze mois (le tour of duty) que les psychiatres militaires de l'époque décrivaient comme faite de résignation et de stress. La guerre ne leur procurait plus l'excitation des premières semaines. Les hommes avaient sans doute déjà participé à des exactions contre les civils et avaient assisté à la mort de plusieurs camarades, notamment Bill Weber, tué par un sniper le 12 février, et le sergent Cox, un chef de section charismatique, qui avait sauté sur une mine le 14 mars. Le 15 au soir, après le service funéraire, le capitaine Mattina réunit sa compagnie pour présenter l'opération prévue le lendemain : « Notre boulot, c'est d'entrer rapidement dans le village et de tout neutraliser. » « Les femmes et les enfants aussi ? » l'interrogèrent ses subordonnés. « Oui, tout neutraliser.»
Dans le même temps, les habitants de Mỹ Lai et de sa région devaient vivre avec le souvenir obsédant de l'événement du 16 mars 1968. Après le massacre, le village resta inhabité jusqu'à la fin de la guerre en 1975. Lorsque les survivants rentrèrent finalement chez eux, ils eurent des difficultés à reconnaître l'endroit. Les arbres qui cachaient jadis la vue sur la mer étaient tous morts sous l'effet des défoliants. Les champs étaient parsemés de munitions et, plus dangereuses encore, de mines antipersonnel. Il fallait tout reconstruire, les maisons, les rizières, les routes. Les restes non identifiés des victimes du massacre de 1968 furent rassemblés et enterrés dans une forêt de bambous des environs, sans qu'aucun des rites d'inhumation ne soit respecté, et cela pour la deuxième fois. Ce que le massacre a fait surgir, de la manière la plus brutale, est une crise rituelle majeure, une rupture avec des traditions ancestrales respectées depuis des siècles.
Dans ces régions, les rituels qui entourent les morts s'organisent autour de deux espaces opposés et complémentaires : la « maison » (nha) et la « rue » (duong), l'intérieur et l'extérieur. Dans chaque maison est aménagé l'autel des ancêtres, qui lie les occupants à la lignée de leurs morts, tandis que dans l'espace public se trouvent les autels des âmes errantes. Entre ces deux formes de rituels et ces lieux de culte existe également une hiérarchie morale de la mort, qui oppose « bonne mort » et « mauvaise mort », « mort à la maison » (chet nha) et « mort dans la rue » (chet duong), en réalité une mort apaisée, entourée des siens, dans un cadre familier, et une mort violente. Les habitants de Mỹ Lai avaient été pourchassés par les hommes de la Charlie Company, abattus comme des animaux puis abandonnés dans les rizières ou sur les chemins ; ils avaient été enterrés dans des fosses communes, sans cérémonie ni prière. Ceux qui n'avaient pu être accompagnés dans leur passage vers la mort étaient donc condamnés à errer entre le monde de l'au-delà et le monde des vivants. Avec la fin de la guerre froide et un processus de libéralisation du régime communiste, les habitants reçurent l'autorisation de rapatrier les corps, au sein de la localité, et d'accueillir les âmes errantes chez eux, en les intégrant au culte des ancêtres.
Pour la première fois dans les traditions de cette région du Vietnam central, tous les défunts, ceux qui étaient morts chez eux comme ceux qui avaient été les victimes d'une mort violente, les esprits apaisés des ancêtres et les âmes errantes, recevaient le droit d'être pleurés et consolés à égalité. C'est sans aucun doute l'un des héritages les plus inattendus du massacre de Mỹ Lai.
Pour en savoir plus :
SEYMOUR M. HERSH, Le massacre de Song My, Collection Témoins, Gallimard.
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