Les Philby : une dynastie d’espions
L’évocation du nom de Kim Philby nous conduit irrémédiablement vers John le Carré qui s’en est inspiré pour son roman « La taupe ». Les passionnés des romans de Ian Flemming trouveront bien ternes ces espions qui se terrent dans leur bureau au lieu de déguster des Dry Martini au bord d’une piscine paradisiaque. Pourtant, il est probable que pendant des années encore, les historiens se demanderont comment ce dandy anglais, a pu se mettre au service du « diable » c’est-à-dire de l’Union Soviétique, entrainant dans son sillage quatre camarades de Cambridge : Guy Burgess, Donald Duart Maclean, Anthony Blunt et John Cairncross. Mais si Kim Philby incarne l’espion de la guerre froide, son père, Harry Saint John Philby symbolise ces individus, parfois troubles, que la Grande-Bretagne a employés dans ses manœuvres diplomatiques pour conserver, voire accroitre, son influence au Proche-Orient, mais pas toujours avec succès.
Le Père : au service de l’Arabie Saoudite et de la Standard Oil de Californie
Fonctionnaire indiscipliné
Harry St. John Bridger Philby, voit le jour le 3 avril 1885 à Badulla Ceylan. Il est le fils d'un planteur de thé. D’abord pensionnaire à la Westminster School, il étudie les langues orientales au Trinity College de Cambridge où il apprend le persan, l’ourdou et pendjabi et l'arabe. Il fut le camarade de Jawaharlal Nehru, premier Premier ministre de l'Inde en 1947. En 1912, il intègre le Civil Service aux Indes. Impulsif, indiscipliné, toujours à court d'argent, il a vite fait de se mettre à dos ses supérieurs hiérarchiques. Mais ses compétences linguistiques sont trop précieuses pour qu'on puisse se passer de ses services. En 1916, en pleine guerre, le Foreign Office l'expédie en Mésopotamie, en Arabie centrale et en Jordanie. Sa mission : convaincre les Bédouins de se ranger aux côtés des Anglais dans leur lutte contre les Turcs, mission en tout point similaire à celle du célèbre Lawrence d'Arabie, qu'il rencontre d'ailleurs à plusieurs reprises. C'est à ce moment qu'il se prend de fascination pour le désert, qu'il sillonne en tous sens et qui sera la matière de son livre « Au coeur de l'Arabie », publié au début des années 1920 et couronné par la prestigieuse Société royale de géographie. A ce moment aussi, il se lie d'une profonde amitié avec Ibn Saoud[1], dont il fait sienne la cause. Outrepassant à ses instructions, il va même jusqu'à promettre l'indépendance aux tribus arabes qu'il rencontre...
Fasciné par le désert et les dollars
Las ! Comme ceux de Lawrence d'Arabie, les rêves de Philby ne résistent pas aux réalités diplomatiques de l'après-guerre. Lui, qui se sent déjà « plus arabe qu'anglais », et qui ne quitte qu'à regret le vêtement des Bédouins, ne supporte pas la duplicité de la Grande-Bretagne et ne se prive pas de le dire. Le démembrement de l'Empire ottoman, la politique des mandats, la mise sous tutelle discrète des émirats en principe indépendants sont, à ses yeux, une trahison due selon lui aux agents " sionistes ". Rappelé à Londres et mis en disponibilité, il n'entend pas pour autant se taire et se lance dans une carrière d'écrivain et de polémiste, dénonçant ouvertement le double jeu de la Grande-Bretagne. Ces excès achèvent de sceller son destin. En 1927, il est définitivement exclu de la fonction publique. Les Anglais ne le savent pas encore, mais ils viennent de commettre une énorme erreur. Ibn Saoud continue ses conquêtes, se proclame gardien des lieux saints. En 1927, Philby devenu l'éminence grise du roi d'Arabie, contribue au Traité de Djeddah, pacte de non-agression entre Ibn Saoud et le Royaume-Uni. C'est donc à cet homme devenu l'un de ses proches que le prince confie le soin de trouver et d'exploiter du pétrole. Philby fait appel à un ingénieur des mines américain de sa connaissance, Karl Twitchell. C'est lui qui, le premier, repère des gisements dans l'est de l'Arabie, lui encore qui, à force de conviction, parvient en 1933 à persuader la Standard Oil de Californie (Socal) de se lancer dans l'aventure du pétrole saoudien. Dans l'affaire, Philby est resté, volontairement, en retrait...
Pour autant, il n'a pas renoncé à peser sur les événements. L'ouverture officielle des négociations entre la Socal et Abdullah Suleiman, le tout-puissant ministre des Finances du royaume saoudien, va lui en donner l'occasion. La perspective de voir les Américains prendre pied dans la péninsule provoque en effet un véritable branle-bas de combat en Angleterre. Poussé par son actionnaire l'Anglo-Persian et, derrière lui, par l'État anglais, l'Irak Petroleum Company (IPC) se porte aussitôt candidat à la concession. Pour Philby, l'heure est venue de sortir de l'ombre. Avec une habileté consommée, sans jamais être investi d'une mission officielle mais uniquement en se prévalant de ses liens avec Ibn Saoud, il s'offre à jouer le rôle d'intermédiaire entre le palais et les représentants de l'IPC. « Cet homme est un petit joueur. Le roi ne l'écoute pas », jugent un peu vite ces derniers à l'issue de leur premier contact. Fatale erreur ! Tout en feignant d'offrir ses services à l'IPC, Philby conseille en effet secrètement la Socal. Son but est clair : damer le pion à l'IPC, qui a le malheur à ses yeux de défendre les intérêts anglais, tout en faisant monter au maximum les enchères, le tout dans l'intérêt du royaume... et pour son plus grand profit ! La scène finale se joue en avril 1933, lorsque la Socal fait une offre pour la concession. A l'IPC, qui a enfin décidé de le prendre pour conseiller, Philby suggère de surenchérir. Lorsque les représentants de l'IPC se présentent en audience devant Ibn Saoud, ils ont la désagréable surprise de s'entendre dire que le roi a donné sa parole à la Socal. Entre-temps, Philby a conseillé à cette dernière de monter son offre ! Subtil et implacable jeu de go, qui atteint pleinement son but. En mai 1933, la Socal remporte officiellement la concession. Avec la Texas Oil Company, elle créera en 1938 la California Arabian Standard Oil Company, future Arabian American Oil Company. Grâce à Philby, les Américains viennent de mettre la main sur le pétrole saoudien, dont l'exploitation démarrera véritablement à partir de 1945. A Londres, les Anglais font grise mine. En juillet 1940, alors qu'il est de passage aux Indes, il est arrêté pour activités anti-anglaises, envoyé en Angleterre et incarcéré à Liverpool. Il y restera six mois avant d'être assigné à résidence au pays de Galles. L'occasion pour lui d'écrire une remarquable histoire de l'Arabie préislamique. A la fin de la guerre, il retourne en Arabie saoudite, où le roi Ibn Saoud lui confie le monopole de l'importation des tentes, une affaire dans un pays encore très peu urbanisé. A la mort de son protecteur, en 1953, il quitte l'Arabie saoudite pour le Liban avec sa femme musulmane. Devenu professeur à l'université américaine de Beyrouth, il se fait un ardent défenseur du droit des Arabes, notamment contre Israël. Ses dernières flèches, il les décoche contre l'intervention franco-anglaise sur le canal de Suez en 1956. Il meurt quatre ans plus tard.
Le fils : au service du démon soviétique
Un compagnonnage précoce
Kim Philby, fils du précédent, voit le jour le 1er janvier 1912 à Ambala (Indes britanniques). Il entre en 1929 au Trinity College de Cambridge pour y étudier l’économie et l’histoire. Il y rencontre des étudiants qui formeront avec lui le Groupe de Cambridge ou Magnificent Five (Donald Maclean, Guy Burgess, Anthony Blunt et John Cairncross). Des intellectuels comme George Bernard Shaw ou George Orwell, à l'époque très favorables au communisme, ont eu une influence très forte sur toute cette génération. Trésorier de la « Cambridge Socialist Society », il est remarqué en 1930 par l'un de ses professeurs, communiste, Maurice Dobb. Celui-ci l'aiguille vers le GPU (police politique soviétique) pour lequel il accepte de travailler.
En 1934, après ses études, il se lance dans un grand tour d'Europe, visitant tous les pays. Les finances familiales le lui permettent aisément. À Vienne, il rencontre Alice Roeder-Kohlman (née Friedmann), surnommée Litzi, qui travaille pour le Kominterm. Ils se marient et, pour elle, il accepte de transporter des fonds secrets à destination de cellules clandestines dans l'Allemagne hitlérienne et au Royaume-Uni.
En 1934, il part pour l'Espagne en tant que correspondant pour le Times. Durant la guerre d'Espagne, il écrit à la gloire de Franco et devant Teruel (1937-1938) il est blessé par l'éclat d'un obus tiré par les Républicains, ce qui lui vaut d'être décoré par le Caudillo de la croix de l'Ordre du mérite militaire (Rioja Cruz). Il se constitue ainsi une couverture parfaite d'anticommuniste. De septembre 1939 à juin 1940, pendant les neuf premiers mois de la guerre, il est correspondant du Times auprès du quartier général de l'armée britannique (British Expeditionary Force) en France à Arras.
Le choix imprudent des services secrets britanniques.
Après la débâcle alliée de juin 1940, il est recruté par le colonel Valentine Vivian et intègre la section de contre-espionnage du Secret Intelligence Service (SIS), le service de renseignement britannique, plus connu sous le nom de MI6. En un an et demi de bons et loyaux services, Philby est promu au service d'évaluation des Renseignements. À ce poste, il contribue à convaincre le gouvernement britannique de soutenir plutôt la résistance communiste yougoslave, que la résistance monarchiste. Suite à ce revirement, le roi Pierre II en exil à Londres appelle ses partisans de rejoindre Tito (ceux qui n'obtempèrent pas sont anéantis) et finalement les communistes yougoslaves restent seuls maîtres du pays. Au sein du MI6, la traque aux espions fait de plus en plus de victimes, Kim Philby sent le filet se resserrer autour de lui. Aussi, habilement, pour éviter les soupçons de philosoviétisme, il propose de lui-même à ses supérieurs de créer une section spéciale chargée de traquer les espions soviétiques en Grande-Bretagne. C'est son « coup de maître » ! C'est ainsi qu'il est affecté à la tête de la toute nouvelle section IX, chargée de lutter contre les agents soviétiques. Ainsi, Philby peut être sûr de ne pas être démasqué.
En 1946, les Américains, les Britanniques et les Canadiens démantèlent tout un réseau d'espions soviétiques au lendemain de la défection d'Igor Gouzenko (le chiffreur des Services Secrets soviétiques au Canada et aux États-Unis). Gouzenko livre 108 documents et révèlent l'identité d'une quarantaine d'espions. Les documents livrés laissent penser qu'un haut-gradé du contre-espionnage britannique est peut-être un espion, et qu'il s'agirait peut-être bien de son chef, Kim Philby, mais l'affaire est étouffée, personne n'osant imaginer que cela puisse être vrai. Philby est affecté au poste de Premier Secrétaire à Washington en 1949 et y retrouve MacLean et Burgess, alors diplomates. Les Américains les soupçonnent d’avoir transmis aux Soviétiques des informations confidentielles sur le programme nucléaire militaire et de leur avoir dénoncé les opérations de déstabilisation de l'Albanie, menées par la CIA et le MI6 (projet Valuable) entre 1949 et 1951.
Depuis Washington, Philby a accès à des informations de premier plan. Grâce à lui, en septembre la Chine est informée que les États-Unis ne procéderont ni à un bombardement nucléaire ni à des bombardements massifs en cas d'intervention chinoise (même indirecte) dans le conflit. De même en novembre, ils sont mis au courant d'une "limite" nord à ne pas franchir par McArthur. Suite à ces renseignements, la Chine intervient en masse, et arrête la progression américaine en Corée. Entre 1950 et 1952, il organise avec les Américains des missions clandestines d'agents volontaires en Albanie et en Ukraine. En même temps il donne tous les détails à Moscou : 150 Russes et Américains sont fusillés dès leur arrivée en URSS, et 18 en Albanie. À partir de ce moment, le FBI alerte le MI6 quant à des fuites britanniques. En 1951, une enquête est menée, mais c'est à Philby lui-même qu'elle revient. Il sait que ses deux amis Burgess et Maclean sont découverts. Il les prévient à temps et ils s'envolent pour Moscou. Les soupçons de la CIA commencent à se porter sur Philby lui-même. Quatre mois plus tard (1951), il démissionne de ses fonctions. Au cours d’une conférence de presse célèbre, il dément avec beaucoup d'aplomb, « les rumeurs grotesques » de sa trahison. Cependant, les Américains confirment leurs accusations, mais Philby est, peut-être, protégé par l’Establishment britannique à cause de ses origines sociales et de la notoriété de son père. Définitivement exclu du MI6, Philby s’installe à Beyrouth comme correspondant de « L'Observer » » puis de « The Economist ». Il y couvre la crise de Suez en octobre-novembre 1956. Il y continue son rôle d'espion pour l'Intelligence Service, qui n'a cependant plus aucune illusion sur lui. Un agent britannique, venu de Londres, tente même d'obtenir une confession de lui, sans succès. Pendant deux ans, il écrit des articles dénonçant les Soviétiques et leur avancée au Moyen-Orient. En novembre 1962, il passe définitivement en Union soviétique, probablement avec l'accord tacite du gouvernement britannique, pour éviter un procès à scandale. Il décède le 11 mai 1988 à Moscou.
Communistes à jamais.
En 2017, une exposition lui est consacrée, car en Russie, notamment au sein des services secrets, Kim Philby est toujours considéré comme un héros. C'est d'ailleurs Sergueï Narychkine, le directeur du service russe de renseignement extérieur (SVR), qui a inauguré l'exposition hébergée par la Société russe d'histoire. Sous le sceau rouge "Top Secret", des pages jaunies, tapées à la machine, destinées au KGB racontent la Guerre froide, ses opérations secrètes, ses trahisons. L’exposition dévoile des archives inédites du plus célèbre agent double de l'âge d'or de l'espionnage. « Philby a fait beaucoup pour changer le cours de l'histoire, faire le bien et apporter la justice. C'était un grand citoyen du monde », a-t-il affirmé lors de l'inauguration, à laquelle assistaient de nombreux vétérans du KGB. L'exposition inclut aussi le rapport de Kim Philby sur sa fuite de Beyrouth, en 1963. Alors qu'il devait retrouver sa femme Eleanor à une réception et sachant qu'il allait être arrêté, il s'enfuit à bord d'un cargo soviétique appareillant pour Odessa, en Ukraine. Eleanor le rejoindra en URSS, avant de le quitter deux ans plus tard. En 1986, sentant sa fin prochaine, Philby accepta une interview de la BBC au cours de laquelle il fit le bilan de sa vie : il prétend que son passage au marxisme est dû à l'influence de ses professeurs, et au danger de la montée du nazisme, sentiment partagé par Guy Burgess et Donald Maclean. Il y précise qu'il n'y avait pas de cellule communiste organisés par le GPU à Cambridge dans les années 1930. Le journaliste lui montre que la fin de vie de Guy Burgess, qui a sombré dans l'alcoolisme et la dépression à Moscou à cause de leur déception sur la nature du régime soviétique, n'est pas vraiment un exemple. Philby répond, avec orgueil, qu'il assume ses choix jusqu'au bout.
Alors pourquoi ?
Les historiens n’ont pas fini de s’interroger sur l’étrange destin de ces descendants de la bonne bourgeoisie anglaise. En apparence, pour le père, l’appât du gain joue un rôle moteur. Mais, peut-être aussi des sympathies non dissimulées pour le nazisme, qui le pousse à jouer les « Arabes » contre les « Juifs ». Le tout additionné à une haine contre la Grande-Bretagne qui ne l’aurait reconnu à sa « juste » valeur. Pour le fils, les raisons ne sont pas moins obscures. Peut-on le croire quand il dit que tout viendrait de ses professeurs qui l’auraient endoctriné à Cambridge ? Au-delà de leur divergence idéologique, (le père pronazi et le fils communiste), ce qui les unit, c’est la haine de la Grande-Bretagne. De nombreuses zones d’ombre subsistent, laissant libre cours à l’imagination de chacun !
Allez voir, Kim Phylbi ont été une mine pour les romanciers, cinéastes…
La vie de Philby inspira le romancier John le Carré qui s'inspira de l'agent double britannique pour écrire La Taupe, premier volume de la trilogie de Karla, en 1974. En 2012, Robert Littell sortit une biographie romancée de Philby.
Rory Gallagher, guitariste, chanteur et compositeur irlandais de blues-rock, s'inspira de la vie de Kim Philby pour écrire sa chanson Philby, de l'album Top Priority, sorti en en 1978. Dans la version studio, Gallagher utilise un cithare électrique que Pete Townshend lui a prêté, l'artiste souhaitant donner à sa chanson une sonorité du bloc de l'Est.
Dans la bande-dessinée uchronique Jour J, Sur la route de Los Amolos et Opération Downfall, Kim Philby est également un agent double pour le KGB. Dans ces tomes, il est chargé [avec d'autres agents du KGB] de capturer et d'exfiltrer Robert Oppenheimer. Il est découvert par Eliot Ness, ancien agent du FBI et travaillant pour le compte du général Leslie Groves, qui est chargé de ramener Oppenheimer à Los Amolos pour finaliser la bombe A et le projet Manhattan.
Une série de trois albums de bande dessinée parut chez Casterman en 2015, 2016 et 2018 : Les Cinq de Cambridge, qui raconte cette histoire.
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