Le prix du pain : une cause de révolte
LES RÉVOLTES DU PAIN : QUAND LA HAUSSE DES PRIX ALIMENTAIRES NOURRIT LA RÉVOLTE DES VENTRES CREUX.
Dans les années 2007-2008, les émeutes de la faim sont venues nous rappeler que l’équilibre alimentaire mondial restait fragile. Au cours de ces deux années, une bonne partie de l’Afrique subsaharienne, le Maghreb, Haïti, deux pays de l’Asie du Sud-Est ont été secoués par des émeutes déclenchées par la hausse des produits alimentaires. Partout la réaction du pouvoir a été féroce. Au Cameroun, par exemple, quarante personnes ont trouvé la mort. Des révoltes similaires ont eu lieu en l’Europe occidentale jusqu’au milieu du XIXème siècle. Le Royaume de France puis la Révolution en subirent un nombre impressionnant. On en dénombre une par an entre 1709 et le début du consulat. Un épisode a particulièrement marqué le XVIIIème siècle finissant :
- La guerre des farines et 1775, en réaction à la libération du commerce des grains ;
Le libéralisme en accusation
« Il n’est plus douteux que l’introduction du système de liberté illimitée dans le commerce des grains n’ait été la cause principale des émeutes qui en 1775 troublèrent la tranquillité de Paris et de quelques provinces du royaume. Les économistes alors en crédit avaient été autorisés à faire imprimer et publier qu’il ne fallait ni approvisionnements, ni magasins publics dans les villes de grande populations ; ils étaient parvenus à faire proscrire comme abusives les mesures réglementaires dont la police de Paris faisait depuis longtemps un usage bon et paisible. Ils y avaient ainsi attiré une disette factice. Il est encore plus avéré maintenant que la révolte commencée au milieu de l’année 1789 en cette ville sous le faux prétexte qu’il n’y avait point de liberté en France, s’est rapidement propagée à la faveur d’une disette que l’on aurait pu prévenir »
Ces quelques lignes sont extraites des mémoires inachevées de Jean-Charles Pierre Lenoir, lieutenant général de police dans les années 1774-1775. Il est plus qu’un témoin, il est un acteur. Il est plus qu’opposé à la politique de Turgot[1]. Le lieutenant croyait plutôt au « juste prix »médiéval et en la responsabilité paternelle du roi vis-à-vis de ses sujets affamés. Son récit des émeutes s’oppose aux mémoires du temps et aux historiens qui y ont vu le résultat d’un complot des Anglais, des Jésuites ou de quelque autre ennemi de Turgot. Tout part de l’été 1774, une année de mauvaise récolte. Dans l’année qui suit, la « soudure » jusqu’à la récolte nouvelle est toujours difficile. De telles situations se sont déjà produites de nombreuses fois. En particulier lors de la grande disette des années 1692-1694. Mais, la situation des années 1770 se révèle bien différente. Aux troubles ruraux liés à la paupérisation de la société rurale, s’ajoutent les troubles urbains, la ville devenant un espace privilégié de la révolte populaire. D’autant que les années 1770 sont marquées par une détérioration de la vie des populations urbaines et un essor des contrastes sociaux. Les mécontentements se cumulent : mouvements salariaux, hausse des prix, émotions traditionnelles contre la faim et les « chertés ». La réglementation du commerce est assez stricte. Sauf, décision administrative, il est pratiquement impossible de transporter des céréales d’une province à l’autre. Si l'on en croit un mémoire de la fin du siècle, sur 32 provinces, 10 produisaient plus qu'elles ne consommaient, 10 suffisaient à peu près à leur subsistance, et 12 ne récoltaient presque pas de céréales. En libéral convaincu, Turgot pense qu’il suffit de libérer le commerce des grains de la réglementation ancienne, pour que chaque province reçoive de quoi nourrir sa population à un prix raisonnable. Mais, la disette va en décider autrement.
Le pays s’embrase
Dès le début du printemps 1775, les prix grimpent. L’intendant de Normandie s’alarme : « Le peuple, qui voit les marchés dépourvus de grains, en accuse la liberté… », écrit-il à Turgot, dont la réponse était venue comme la foudre : « Il n’y a pas lieu de tenir compte des murmures du peuple. Il faut qu’il comprenne, au contraire, que son opposition, ses mouvements et ses violences ne serviront qu’à faire prendre les mesures les plus efficaces pour le contenir. ». Le setier[2]de blé se vend vingt francs, le 31 mars, à Pontoise, ce qui porte le pain à vingt et un sous. Les prix de Pontoise influent sur ceux de Paris, à deux jours près, car le trafic des péniches sur l’Oise, puis sur la Seine, y répercute les tarifs du Nord, aggravés par le coût d’un transport supplémentaire. Du temps de l’abbé Terray, les gros stocks constitués autour de Paris permettaient au lieutenant de police d’amortir la hausse et de maintenir le pain des Parisiens entre huit et douze sous, par la distribution aux boulangers de farine (souvent de mauvaise qualité) taxée à prix artificiels. Mais Turgot, au nom de la liberté, a liquidé les stocks, en automne, au profit de l’Etat. Rien ne va pouvoir empêcher le pain de coûter vingt-quatre sous, courant avril, à Paris. C’est deux fois plus que le pouvoir d’achat de trois Parisiens sur cinq ne peut supporter. Partie de Dijon, l’émeute se répand vers Paris. Le virus de la révolte va suivre le cours des rivières, véhiculé par les péniches chargées d’un blé plus cher que l’or. En 17 jours, 180 conflits ont pu être recensés dans le Bassin. Ces manifestations de l'économie morale prennent trois formes distinctes :
- Dans les régions exportatrices, on constate des taxations populaires spontanées et des pillages plus ou moins organisés. Les émeutiers dénoncent les spéculations, contraignent les gros fermiers et les propriétaires à vendre leurs stocks sur le marché à un « juste prix », pillent éventuellement boulangeries et entrepôts, et affirment rétablir les principes de l'économie morale.
- Dans les villes, sont organisées de façon similaire des attaques des dépôts et de boulangeries.
- Enfin, se met en place une entrave des circuits de communication, fluviaux et routiers dans les régions de grande culture. Par réflexe élémentaire de survie plus que par acte de malveillance, les émeutiers entravent les transports de blé de telle ou telle province agricole vers d'autres provinces à plus haut pouvoir d'achat.
Les victimes sont généralement des marchands ou des fermiers, mais plus encore, les représentants directs du pouvoir. Les émeutes sont souvent dirigées contre les meuniers affairistes ou contre des conseillers aux parlements. Le 27 avril, le mouvement touche paradoxalement les grandes plaines de culture, pourtant les mieux pourvues en grains, dans un premier temps la Bourgogne de l'Ouest, puis de proche en proche, le Beauvaisis, et enfin la Beauce et la Brie. Les séditieux sont devant Versailles le 2, et, le 3 mai, la foule pille les boulangeries de Paris. Louis XVI se montre inquiet, car certains mots d'ordre et pamphlets mettent en cause son entourage. Les destructions furent en réalité fort limitées ; les principales cibles furent les barques qui transportaient les blés, alors envoyées par le fond.
Le retour à l’ordre.
L'ordre est rétabli par une double action du gouvernement :
- Répressive, par l'intervention de 25 000 soldats, 162 arrestations, et la pendaison de deux émeutiers (un perruquier de 28 ans et un compagnon gazier de 16 ans qui furent exécutés pour l'exemple en place de Grève).
- D'assistance aux populations par l'organisation d'un approvisionnement des provinces en difficulté ainsi que par obligations faites aux propriétaires de stocks de vendre leur produit aux prix imposés. Le roi multiplie les messages aux masses paysannes, en particulier par l'intermédiaire du clergé lors des prônes.
En vertu du décret royal du 11 mai, l’amnistie est promise à tous ceux qui retourneront dans leur village et restitueront en nature ou en valeur la marchandise dérobée. Tout ceci témoigne d’une intervention de l’État sur une échelle très importante. « La main invisible d’Adam Smith était devenue la main très visible de la loi martiale ».
Les suites.
En 1776 après s'être mis à dos tout ce qui comptait dans le royaume, le Parlement appuyé par les corporations, nouveaux imposés, les Fermiers généraux et les Princes de sang tels que Conti ainsi que la reine Marie Antoinette, fait remontrance par deux fois au roi d'une "telle politique". Sous la pression de cette coalition d'intérêt, Turgot est contraint de démissionner le 12 mai 1776. La monarchie et ses ministres attribuaient la persistance des émeutes de subsistance à l’ignorance populaire. Le peuple, prétendaient-ils, ne comprenait pas ses propres intérêts. Ainsi essayèrent-ils de le rééduquer. Chaque arrêt, chaque déclaration mettant en œuvre la politique de liberté du commerce, étaient accompagnés d’un discours sur les bienfaits de la nouvelle politique. Des justifications semblables accompagnaient les instructions aux intendants, subdélégués, officiers municipaux et parlements. La monarchie chargeait ses officiers d’instruire le peuple, de lui expliquer la liberté économique et de lui montrer ses propres intérêts. Même si le roi hésitait dans son engagement à la politique de liberté économique, il persista dans sa mission de rééducation. La déclaration de 1787, qui réaffirma la liberté du commerce, expliqua ainsi ses hésitations précédentes : « il n’est pas rare que les vérités politiques aient besoin de temps et de discussion pour arriver à maturité ».La déclaration concluait : « c’est maintenant qu’il faut fixer les principes ».Les discours et les baïonnettes étaient nécessaires pour remettre le peuple sur le bon chemin et lui montrer les vérités économiques et politiques.
Pour en savoir plus
https://www.cairn.info/revue-annales-2001-1-page-125.htm
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Turgot
Fils d'un prévôt des marchands de Paris, Jacques Turgot, né à Paris le 10 mai 1727, s'est orienté vers la magistrature. Exceptionnellement doué, il participe au mouvement philosophique et collabore à l'Encyclopédie. Les questions économiques retiennent son attention. Turgot n'est pas un simple théoricien. De 1761 à 1774, il met ses idées en pratique comme intendant de la généralité de Limoges. En remplaçant la corvée par une taxe en argent, en développant les routes et les canaux, en assurant la liberté des métiers et du commerce, il a modifié le visage d'une région qui était jusqu'alors une des plus pauvres du royaume. Devenu ministre des Finances, Turgot entend généraliser ces mesures à l'ensemble de la France. Dans sa Lettre au Roi du 24 août 1774, il écarte la banqueroute, les impôts nouveaux et les emprunts, et compte rétablir l'équilibre du budget par des économies. Pour améliorer le sort des paysans il envisage l'abolition de la dîme, le remplacement de la corvée par une contribution en argent et la création d'un impôt unique qui se substituerait à toutes les taxes. Il entend encore libérer l'industrie et le commerce par la suppression des corporations et des douanes intérieures. Il veut enfin instruire le peuple et initier les citoyens aux affaires publiques par l'élection d'assemblées appelées municipalités. Turgot ne pourra réaliser qu'une partie de son programme. Ses deux principales mesures donnent lieu à des mécomptes. La liberté du commerce des grains, décidée en septembre 1774, coïncide avec de mauvaises récoltes, renforce le renchérissement du pain, déclenche des émeutes, la " guerre des farines ". Quant à la suppression des corporations, trop radicale, elle bouleverse le marché du travail. Turgot se heurte alors à l'incompréhension populaire, à l'opposition des artisans et commerçants, à celle des parlements et des privilégiés, hostiles à l'égalité devant l'impôt. Louis XVI se décide, le 12 mai 1776, à sacrifier son ministre. Turgot mourra à Paris le 20 mars 1781.
[1] Voir encadré en fin d’article.
[2]Un setier = 12 boisseaux, soit 152 litres, attention la mesure peut être variable selon les Provinces
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