Nellie Bly : première journaliste infiltrée.
Depuis la parution du livre de Florence Aubenas, le Quai de Ouistreham, nous avons redécouvert le journalisme « infiltré ». En effet, pour l’écrire, elle s'est installée à Caen et s'inscrit au chômage pour chercher du travail. Elle a mené l'enquête sur la France d'en bas qui vit avec un salaire inférieur au SMIC. Après avoir enchainé les petits boulots, elle a été embauchée comme femme de ménage sur un ferry au quai de Ouistreham. Elle raconte la fatigue, la précarité, la vulnérabilité mais aussi la solidarité et les moments de bonheur arrachés à ce monde où vivre ressemble davantage à survivre. Avant elle en 1985-1986, dans un même genre de journalisme d'investigation, Gunther Wallraff se crée une identité de travailleur turc, Ali Sinirlioglu (n.b : les Turcs sont la plus forte population immigrée en Allemagne), prêt à faire tout travail (entre autres, il travaille quelques mois pour l'entreprise sidérurgique Thyssen). Il raconte dans le livre Tête de turc sa descente aux enfers, les brimades reçues, les conditions de travail épouvantables que subissent les travailleurs turcs immigrés en Allemagne. Mais tous deux ont été lointainement précédés par Nellie Bly puisqu’en 1887, elle s’est laissée enfermer dans l’asile psychiatrique de Blackwell à New York dans le but d’y enquêter sur les conditions de vie de ses résidentes.
Une capacité d’écriture précoce.
En 1885, le journal Pittsburgh Dispatch publiait un article intitulé « À quoi servent les filles » (What Girls Are Good For) qui prétendait que le travail des femmes ne pouvait être qu'une « monstruosité ». Elizabeth Jane Cochran, jeune lectrice de vingt-et-un ans, adressa une vive critique au journal. Ses propos impressionnèrent tant l’éditeur qu’il publia une annonce afin de convenir d’un rendez-vous avec l’auteur pour qu’il rencontre la jeune femme.
Cette dernière s’y rendit et l’éditeur l’embaucha sur-le-champ. Elle publia son premier article sous le pseudonyme de « Orphan Girl ». Peu après, elle changea son nom de plume pour emprunter le titre d’une chanson populaire composée par Stephen Foster[1], « Nellie Bly ». Bly, nom de plume qu’elle adoptait même dans sa vie privée, avait d’abord écrit sous le pseudonyme de « Oprphan Girl » en référence à son enfance difficile. Née en 1864 près de Pittsburgh en Pennsylvanie, elle grandit dans des conditions relativement confortables jusqu’au décès de son père alors qu’elle n’avait que six ans. L’argent vient à manquer, a fortiori quand le second mariage de sa mère, rythmé par les abus, prend fin. À quinze ans, Bly mit un terme à ses études, faute de moyens, afin d’aider sa mère dans la gestion d’un pensionnat pendant cinq ans. Ces années de combat alimentèrent son envie de devenir une grande journaliste afin de mettre en lumière les souffrances de la classe ouvrière.
Nellie Bly enquête clandestinement au sein d'usines pour dénoncer les conditions de travail des femmes dans une Amérique post-guerre de Sécession dont l'industrialisation bat son plein. Quelques patrons horrifiés de voir leurs pratiques exposées menacent le journal de lui retirer tout soutien financier. À sa grande déception, Nellie se retrouve reléguée aux pages Mode et Société.
Exaspérée, elle se rend seule au Mexique afin d’exercer le métier de correspondante, une pratique presque inouïe pour une femme de la fin des années 1880. Elle couvre de nombreuses thématiques, mais celles qui ciblent la corruption et l’exploitation des paysans et des ouvriers suscitent la colère du gouvernement mexicain autoritaire de l’époque. Elle est contrainte de quitter le pays pour éviter d'être arrêtée. De retour à Pittsburgh, elle est réassignée au département féminin du Dispatch. Emplie de désillusions, elle prend la décision de se jeter dans la cour des grands : direction New York.
«Embedded» dans l'enfer de l'asile
Bly mit les pieds dans la métropole à une période charnière du journalisme : les journaux new-yorkais cherchaient des moyens inventifs pour augmenter leurs tirages en proposant des sujets à sensation afin de séduire les lecteurs. Bly obtint un poste au sein du New York World. Joseph Pulitzer, le directeur du journal, lui avait réservé une mission de la plus haute importance. Pulitzer lui assigna une affaire dans laquelle elle devait prétendre être atteinte d’une maladie mentale afin de se faire interner au New York City Lunatic Asylum situé sur la Balckwell Island (aujourd’hui Roosvelt Island) au large de la côte est de New York. Par la suite, elle était chargée de rédiger un article témoignant des conditions de détention au sein de la section féminine de l’établissement. « Comment me ferez-vous sortir de là ? », s’est-elle inquiétée. « Commencez par y rentrer », lui a-t-il rétorqué.
Nellie Bly posa ses valises dans un pensionnat et commença à feindre la folie. En se faisant passer pour une immigrante cubaine sous le nom de « Nellie Brown », elle errait, vociférait et hurlait dans la maison. Le personnel contacta alors la police et les médecins certifièrent qu’elle était « démente ». Un juge la fit admettre au sein du service psychiatrique de l’hôpital de Bellevue à New York, au sein duquel le diagnostic préliminaire fut confirmé. Elle fut ensuite transférée vers les unités de la Blackwell Island.
Bly constata rapidement que les patientes atteintes d’une maladie mentale vivaient aux côtés d’autres femmes internées dans l’asile, bien que ces dernières fussent en bonne santé. Certaines d’entre elles étaient des migrantes fraîchement débarquées, prises dans les rouages du système judiciaire et dans l’incapacité de communiquer. D’autres en revanche y étaient internées uniquement parce qu’elles étaient pauvres et dépourvues de famille pour leur venir en aide. Pour Nellie Bly, l’asile ressemblait plus à un entrepôt pour les plus démunies qu’à un hôpital.
Bâti pour accueillir mille patients, il en accueillait mille six cents pour tout juste seize médecins assistés d'un personnel mal formé et souvent brutal. Les conditions alimentaires et sanitaires y étaient épouvantables. Pis encore, aucune des femmes internées ne pouvait prouver qu’elle était saine d’esprit. Les chambres ne sont pas chauffées et les bains se font à l'eau glacée, une fois par semaine. Loin d'être soignées, les pensionnaires sont terriblement maltraitées, régulièrement battues et exploitées pour réaliser des travaux de couture, de blanchisserie ou de nettoyage.
La jeune femme comprend qu'elle vient de découvrir l'horreur d'un monde caché des regards extérieurs. Elle n'espère alors plus qu'une chose, sortir de cette prison pour révéler au public la réalité de ce qui se passe au sein des hôpitaux psychiatriques. Elle quitte alors son rôle de démente, mais rien n'y fait. « Chose étrange, relatera-t-elle, plus je parlais et me comportais normalement, plus les médecins étaient convaincus de ma folie ».
Après dix jours passés à l’asile, l’avocat du journal négocia sa libération. Elle surmonte l'épreuve et parvient à boucler son reportage. Pulitzer le publie deux jours après la libération de son autrice. L'onde de choc retentit si fort que les journaux du pays tout entier commentent cet incroyable épisode. La justice va jusqu'à s'en mêler : un jury d'accusation fait une descente à l'asile de Blackwell, en présence de la reporter. Mais la parution de l'article provoque en même temps un mouvement de panique : les patientes qui s'étaient confiées à Bly seront promptement relâchées ou placées ailleurs. L'enquête produira encore ses effets sur l'institution elle-même, qui fera en sorte d'améliorer la qualité de la nourriture. Pas dupes, les officiels décident d'augmenter le budget de l'établissement –fait extraordinaire pour l'époque. Un million de dollars lui seront alloués (une somme qui à notre époque équivaut à 28 millions de dollars, soit plus de 23 millions d'euros). Une réforme sera qui plus est bientôt votée.
Nellie Bly aura fait entendre son point de vue. Si elle est assurée d'y avoir gagné la célébrité, elle s'interroge sur la réalité du pouvoir qu'elle détient. La suite lui permettra d'en douter.
À la table de Jules Verne.
En novembre 1889, Pulitzer lance à son employée un autre défi de taille : réaliser un tour du monde en moins de 80 jours et battre ainsi l'exploit de Phileas Fogg, personnage imaginé par Jules Verne dix-sept ans plus tôt. Nellie a deux jours pour faire bagages et adieux. Elle consacre sa dernière journée à faire réaliser un costume de voyage : sur la photo publicitaire qui va, elle aussi, faire le tour du monde, elle pose dans sa tenue bientôt mythique, portant à la main le sac qu'elle vient d'acheter pour son périple.
Son unique bagage ne mesure pas plus de 40 centimètres. Il contient deux casquettes, trois voiles, des chaussons, quelques articles de toilette, du papier et des crayons, un fil et des aiguilles, une robe de chambre, un blazer de tennis, une tasse et des sous-vêtements. «Mais aussi», avoue-t-elle non sans malice, «et sans transiger, un indispensable et encombrant pot de crème, pour protéger mon visage des changements de climat que ma peau devra affronter». Deux bracelets et des boucles d'oreilles seront ses seules autres coquetteries –la bague de pouce ne compte pas, c'est son porte-bonheur. Elle la portait au doigt lorsqu'elle a été embauchée par Pulitzer. Ce dernier lui a donné pour objectif de réaliser le voyage en 75 jours, cinq de moins que le célèbre globe-trotter fictif. Clin d'œil au roman : après avoir traversé l'Atlantique puis la Manche, elle fait une halte à Amiens pour saluer Jules Verne. Ce dernier, toujours selon L'Evénement, aurait dit à Nellie Bly que le succès de son entreprise ne lui paraissait possible qu'en soixante-dix-neuf jours. La jeune femme lui donnera tort. Amiens, Calais, Paris, Turin, Brindisi, Ismaïlia, canal de Suez, Aden, Colombo, Ceylan… A chaque étape de son périple, elle envoie des télégrammes au New York World qui couvre son aventure façon feuilleton, rapporté après coup par La Petite République, le 16 février 1890 :
« Le trajet de Brindisi au canal de Suez qui s'effectue dans des conditions assez mauvaises (miss Bly prête attention à ces détails, ce sont ceux qui lui font le plus d'impression), est heureusement traversé par une petite intrigue : un brave Anglais, qui se trouve sur le même paquebot, la demande en mariage, la prenant, sur la foi d'un bruit qui s'est répandue parmi les passagers, pour une Américaine excentrique qui voyage avec une brosse à cheveux et un carnet de chèques. Elle le remise rapidement. »
Le 25 janvier 1890, Nellie Bly rentre à New York après 72 jours, 6 heures, 11 minutes et une poignée de secondes. « Le canon tonnait, des musiques lançaient de joyeuses fanfares. Quel événement était donc survenu ? Pourquoi cette foule empressée et enthousiaste, cette foule de reporters et de journalistes ? Une jeune miss arrivait par le train du Pacifique, et les chapeaux, les mouchoirs s'agitaient, écrit L'Univers le 22 février. Miss Nellie Bly, rédactrice du journal le World, achevait heureusement son voyage autour du monde. »
Le World consacre à sa reporter un numéro de plus de trente pages après son arrivée. Elle reçoit, alors, un fabuleux télégramme : "Amiens, janvier 25. - Jamais douté du succès de Nellie Bly. Son intrépidité le laissait prévoir. Hurrah pour elle et pour le directeur du World. Hurrah ! Hurrah !" Signé : Jules Verne.
Femmes d’affaires
Le 5 avril 1895, Nellie Bly épouse le millionnaire Robert Seaman, rencontré lors d'une réception à Chicago, et s'éloigne du journalisme. Après la mort de son mari en 1904, elle prend la direction de sa fabrique de bidons métalliques pour le lait. Elle finance le dépôt de brevet du bidon métallique de 55 gallons utilisé pour transporter le pétrole, inventé par Henry Wehrhahn (Brevet U.S. 808327 et 808413). Elle est aussi l'inventrice d'autres objets fabriqués par l'entreprise : un pot de lait (brevet US69755315) et une poubelle empilable (brevet 70371116).
Rare femme américaine à la tête d'une industrie de cette taille, elle y instaure de nombreuses réformes (salaire journalier, investissement dans des centres de loisirs, des bibliothèques pour les ouvriers, etc.). Son ignorance des affaires et les malversations de son directeur d'usine provoquent sa banqueroute.
Poursuivie par les créanciers, elle retourne au Royaume-Uni et prend contact avec le New York Evening Journal pour devenir correspondante de guerre lors de la Première Guerre mondiale, articles qu'elle republie sous le nom de Nellie Bly qu'elle avait abandonné au moment de son mariage. Après la guerre, de retour à New York, elle reprend ses articles sur le monde ouvrier, sur l'enfance, et œuvre pour le droit de vote des femmes.
À l'âge de 57 ans, elle meurt le 27 janvier 1922 d'une pneumonie au Saint Mark Hospital de New York. Elle est inhumée au cimetière de Woodlawn dans le Bronx. Le lendemain de sa mort paraît un article sur la meilleure journaliste d'Amérique.
Pour en savoir plus :
Alexandra Lapierre et Christel Mouchard, « Nellie Bly. Le tour du monde en soixante-douze jours », in Elles ont conquis le monde : les grandes aventurières (1850-1950), Arthaud, Paris, 2007, p. 131-135
En bandes dessinées :
- Pénélope Bagieu, « Nellie Bly, journaliste », dans Culottées 2 - Des femmes qui ne font que ce qu'elles veulent, Gallimard, 2017 .
- Sergio Algozzino (dessinateur), Luciana Cimino (scénario) et Marie Giudicelli (traduction), Nellie Bly, première journaliste d'investigation, Steinkis, juin 2020 (ISBN 978-2368464113)
- Nicolas Jarry (scénario), Guillaume Tavernier (dessin) et Guillaume Lopez (couleurs), Nellie Bly, Soleil, coll. « Pionnières », juillet 2020 .
Virginie Ollagnier (scénario) et Carole Maurel (dessin et couleurs), Nellie Bly, dans l'antre de la folie, Glénat, février 2021 (ISBN 978-2344033463).
[1] Stephen Foster (4 juillet 1826 – 13 janvier 1864), considéré comme le « père de la musique américaine », fut un auteur de chansons influent aux États-Unis durant le XIXe siècle. Ses chansons, tel que Oh! Susanna, Camptown Races, My Old Kentucky Home, Old Black Joe, Beautiful Dreamer et Old Folks at Home (Swanee River) demeurent populaires même longtemps après leur composition.
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