Heinrich Schliemann : à la poursuite d'un rêve sur le chemin de Troie
En 1870, un homme d'affaires d'origine allemande, qui a fait fortune en Russie et aux États-Unis, décide de fouiller les ruines de Troie, parce qu'il s'est pris de passion pour les récits d'Homère et veut en retrouver les traces archéologiques.
Pour beaucoup, Heinrich Schliemann ne fut qu'un trafiquant capable, grâce à une immense fortune, d'éventrer des villes mortes au gré de sa fantaisie. Or, depuis une quinzaine d'années, le personnage fait l'objet d'une nouvelle approche. Sites dévastés, trésors pillés, reconstitutions abusives, interprétations fantaisistes... Schliemann a commis d'innombrables excès sur ses chantiers de fouilles. Pourtant, les archéologues reconnaissent aujourd'hui en lui un grand précurseur. Pour Hervé Duchêne, spécialiste d'histoire grecque, il a été le premier à redonner vie au monde grec de l'Antiquité.
Une vie entourée de légendes.
La vie de Schliemann est entourée de légendes. La plus persistante vient de ses autobiographies, et évoque l’origine de sa passion pour le monde d’Homère : enfant, son père lui aurait raconté les récits de l’Iliade, ce qui l’auraient fait rêver de découvrir l’ancienne ville de Troie. Fils d’un pasteur protestant qui, en raison de ses mauvaises mœurs, n’eut pas les moyens de lui donner une éducation, l’enfant Schliemann est contraint d’arrêter ses études, devient apprenti chez un épicier à Fürstenberg. Puis, il suit à Rostock un cours de comptabilité, avant de se rendre à Hambourg pour s’embarquer pour l’Amérique latine, sur un bateau qui fait naufrage. Il finit par trouver un emploi de clerc à Amsterdam, dans la firme Schröder, empire familial possédant des bureaux dans plusieurs grandes capitales. Là, ses opérations réussissent si bien qu'il décide, en 1847, de s'établir à son compte comme négociant en gros. En 1852, Heinrich Schliemann installe une succursale à Moscou. Il vend de l'indigo, puis du thé, du coton, de l'huile et plus généralement tout le ravitaillement nécessaire aux armées. Ses affaires prospèrent grâce à la guerre de Crimée (1854-1856) et à la guerre de Sécession (1861-1865). En juin 1851, il ouvre à Sacramento, en Californie, un bureau d'achat et de revente de poudre d'or. Quand il quitte New York, le 19 mai 1852, sa fortune est déjà estimée à 400 000 dollars, rien qu'en Amérique. Elle lui permet alors de satisfaire sa passion pour la guerre de Troie. Schliemann décide de quitter le commerce et la Russie, et d’investir dans l’immobilier parisien. Après un voyage qui l’amène en Orient, et qui fera l’objet de son premier ouvrage, publié à Paris, La Chine et le Japon au temps présent (1867), il cherche à acquérir des immeubles dans la ville, qui vient d’être rénovée et modernisée par le Baron Haussmann et Napoléon III. Tout en profitant des musées et théâtres, dès son deuxième jour dans la capitale, il commence à assister à des cours au Collège de France et la Sorbonne, comme de nombreux riches bourgeois et commerçants de l’époque, français et étranger. Car la « capitale du XIXe siècle » ne l’est pas uniquement en raison de la vie de luxe et des espaces culturels et de socialisation qu’elle propose, mais aussi en raison de son offre de formation savante gratuite et ouverte à tout public.
Schliemann assiste pendant ces années à des cours de langues, orientales et classiques, de français, de littératures européennes, de grammaire, de philosophie grecque et d’histoire littéraire. Si on ignore les circonstances qui ont amené à ces premiers choix, ceux-ci vont évoluer progressivement, alors que ses intérêts le mènent également à intégrer des sociétés savantes, comme la Société de Géographie de Paris, dont il devient membre assidu en 1867.Puis, il fréquente l’Académie des Belles-Lettres, la Société d’Ethnographie orientale et américaine, la Société d’archéologie, l’Association pour l’encouragement des études grecques.
Des découvertes ternies par des scandales
Dans l'été 1868, il visite la Grèce pour la première fois. A ce moment-là a lieu une rencontre décisive. Le 9 août 1868, il fait la connaissance de Frank Calvert, le vice-consul des États-Unis aux Dardanelles, qui, après avoir acheté la moitié de la colline d'Hissarlik en Asie Mineure - où, dans l'Antiquité, on situait la ville de Troie -, y a exécuté de fructueux sondages. Il persuade Schliemann que c'est là, à 6 kilomètres de la côte que se trouve le site de Troie. En avril 1870, Schliemann décide de retrouver le palais de Priam. Il effectue à son tour un rapide sondage à Hissarlik, sans résultat : il ne trouve que des ruines grecques ou byzantines. Il lui faudra trois voyages à Constantinople et beaucoup d'argent pour pouvoir acheter le terrain et obtenir l'autorisation de garder la moitié des objets découverts, droit qui lui fut d'ailleurs retiré fin mars 1872. Sans se décourager, il recrute du personnel. Les travaux, commencés avec huit ouvriers le 11 octobre 1871, se poursuivent avec cent cinquante personnes. Schliemann fait creuser une tranchée de dix mètres sur le flanc nord de la colline, détruisant tout ce qui ne lui semble pas contemporain de la guerre de Troie - méthode brutale qu'il regrettera dès 1873. Puis, il fit éventrer d'ouest en est la colline, par des paysans travaillant dix heures par jour et ne disposant que de pioches, de pelles, de paniers et de rares brouettes. Au total, sept campagnes de fouilles ont lieu : elles mettent au jour neuf habitats superposés et 2 000 objets d'art, principalement des vases.
Que valent les découvertes de Schliemann ?
On reproche habituellement à l'archéologue allemand sa désinvolture vis-à-vis des sites auxquels il s'est intéressé. Il est indéniable qu'il n'a pas hésité à assembler selon son goût particulier, pour les présenter au public, des objets qui n'avaient aucun rapport entre eux et qu'il n'avait pas trouvés au même endroit. On ne peut non plus passer sous silence le fait qu'il ait négligé tout ce qui ne l'intéressait pas au premier chef, c'est-à-dire tout ce qui ne correspondait pas au niveau dit de Troie II et qui constituait un obstacle aux fouilles qu'il voulait mener sur ce qu'il imaginait être la cité de Priam. Dans son premier rapport sur les fouilles de Troie publié à Leipzig en 1874 avec un magnifique Atlas, Schliemann prétend avoir exhumé le trésor de Priam et les bijoux de la belle Hélène. Le gouvernement turc lui intente alors un procès pour vol de biens nationaux, mensonge et falsification. Il n'y échappe qu'en payant une indemnité énorme et en faisant jouer ses relations à Berlin et à Washington. Il reste que Schliemann était bien seul à ramasser les quelques huit mille fragments du diadème, des pendentifs et des colliers qu'il avait découverts et qu’il envoya secrètement au consul américain Frank Calvert, qui les transmit à Sophia son épouse, alors établie à
Athènes. Ces parures furent ensuite remontées, enfilées et complétées selon les indications d'un antiquaire florentin. Légué en 1890 au musée ethnologique de Berlin, devenu en 1921 le musée de la Pré- et Protohistoire, Le trésor de Troie fut exposé sans discontinuité de la fin du XIXe siècle jusqu'en 1939. Lorsque, le 22 avril 1945, les troupes du maréchal Joukov entrèrent dans la capitale en ruine du IIIe Reich, les Soviétiques n'hésitèrent pas à se servir... Il est vrai que les Allemands ne s'étaient pas non plus embarrassés de scrupules lorsque, dès 1941, au fur et à mesure de leur avancée en URSS, ils avaient fait main basse sur toutes les richesses qu'ils découvraient. Les autorités soviétiques puis russes refusèrent d'admettre officiellement qu'elles étaient en possession du trésor de Troie jusqu'à cet été 1993 au cours duquel le président Boris Eltsine, de passage à Athènes, confia à ses hôtes qu'il se trouvait bien en Russie. Grand seigneur, il émit même l'idée qu'il serait conforme à l'histoire que la Grèce puisse un jour accueillir cette inestimable collection. Mais, en 1997, la Russie adopta une loi déclarant propriété russe les œuvres d'art saisies par l'Armée rouge en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, à l'exception des biens des victimes du nazisme et des biens des communautés religieuses.
Maigre consolation : à Berlin se trouvent encore quelques 6 000 pièces sur les 10 000 que comptait la collection Schliemann, pièces de céramique de l'Age du bronze, inscriptions grecques et latines, et quelques objets en argent du « trésor de Priam ». Les négociations entre la Russie et l'Allemagne se poursuivent.
Au-delà des débats juridiques, le principal reste que de forts soupçons planent sur l'ensemble constitué par le « trésor de Priam ». Divers indices permettent en effet de penser que Schliemann a rassemblé sous ce nom un ensemble hétéroclite d'objets trouvés en différents points et niveaux du site..
En dépit de ces méthodes peu orthodoxes, et qui nous ont définitivement privés d'une partie de ce que nous aurions pu apprendre sur le site de Troie, il faut cependant reconnaître à Schliemann un intérêt véritablement scientifique - et original à l'époque - pour la stratigraphie et le matériel céramique : il a été le premier à établir qu'existaient, sur le site d'Hissarlik, les vestiges superposés de plusieurs établissements qui s'étaient succédé dans le temps. Mais les archéologues s'accordent surtout aujourd'hui à lui reconnaître un autre grand mérite : celui d'avoir, en arrivant sur le site d'Hissarlik, voulu déterminer avec exactitude si oui ou non les ruines qui existaient à cet endroit correspondaient à la cité décrite par Homère. En d'autres termes, d'avoir inauguré une archéologie interrogative, problématique - même si le problème, posé de cette façon, est aujourd'hui complètement dénué de sens.
Pourquoi, en effet, considérer le texte d'Homère comme une référence historique, et s'acharner à faire coïncider les découvertes archéologiques avec ce que nous dit l’Illiade de la guerre de Troie ? Outre les incertitudes qui demeurent sur la véritable nature de l'auteur de ce texte, et sur les conditions de son élaboration, il est évident que les faits qu'il évoque, transmis par la tradition orale, ne sont en aucun cas la transposition d'une réalité historique.
La découverte de Mycènes[1].
L’obsession des Mycéniens pour la mort ne fait aucun doute. En attestent le temps, l’application et le luxe que l’aristocratie mycénienne a consacrés à la construction de ses sépultures. Les pratiques funéraires ont varié au cours des siècles. Les premières sépultures consistent en des ensembles de tombes à fosse – chaque tombe étant indiquée par une stèle – entourés d’une muraille, ce qui leur valut le nom de « cercles de tombes ». En 1876, Schliemann s’attaque à Mycènes. Ses méthodes n'ont pas été différentes de celles qu'il avait utilisées sur le site d'Hissarlik quelques années auparavant ; il a été pareillement servi par la chance et a fait une découverte plus spectaculaire encore que celle du « trésor de Priam » : celle du « masque d'Agamemnon ». Ces découvertes ont été présentées au public et à la communauté scientifique en accord avec les présupposés qui guidaient la démarche de Schliemann dans toutes ses entreprises archéologiques : ressusciter le monde d'Homère. C'est pourquoi les objets découverts à Mycènes furent abusivement attribués à la dynastie légendaire des Atrides : Schliemann croyait avoir mis la main sur le « masque d'Agamemnon », tout comme il avait cru retrouver la Troie de l’Iliade. Il a voulu donner un visage à un personnage mythique. Schliemann découvert l'enclos funéraire que l'on appelle le cercle A. Il a fouillé la plus grande partie de ces tombes royales qui comprenaient les squelettes de dix-neuf personnes et où avaient été déposés au total plus de quinze kilos d'objets d'or. Schliemann data ces tombes de 1250 environ av. J.-C, soit, pensait-il, une époque juste antérieure à la guerre de Troie. Les tombes du cercle A sont plus anciennes que ne le croyait l'archéologue allemand : elles ont été utilisées entre 1600 et 1510 av. J.-C. Ensuite, elles ont été entourées d'une structure circulaire et intégrées dans l'enceinte de l'imposante citadelle bâtie à cette époque, comme si les maîtres du palais avaient voulu témoigner de leur vénération et de leur respect à l'égard de ces tombes. Ajoutons que le rituel funéraire qu'elles révèlent, celui de l'inhumation, ne correspond en rien aux pratiques décrites par Homère, dont les héros sont brûlés sur un bûcher après leur mort.
C'est par un télégramme que Schliemann fait entrer Agamemnon dans l'histoire. Le 28 novembre 1876, après avoir exhumé trois masques en or, des restes osseux et une profusion de matériel, l'explorateur adresse, en français, à Georges Ier, roi de Grèce, ce message : « Avec une extrême joie, j'annonce à Votre Majesté que j'ai découvert les tombes que la tradition, dont Pausanias se faisait l'écho, désignait comme les sépulcres d'Agamemnon, de Cassandre, d'Eurymédon et de leurs camarades, tous tués, pendant le repas, par Clytemnestre et son amant Égisthe( voir ci-dessous la généalogie des Atrides). » L'archéologue ne doute pas de cette identification : elle résulte selon lui de la richesse des offrandes accumulées dans les tombeaux fouillés. Il ajoute : « Ces trésors suffisent à eux seuls à remplir un grand musée, qui sera le plus merveilleux du monde, et qui, pendant les siècles à venir, attirera en Grèce des milliers d'étrangers de tous les pays. »
Sur ce point, Schliemann ne s'est pas trompé. On se presse aujourd'hui encore, du monde entier, pour voir au Musée national d'Athènes les masques funéraires de Mycènes et particulièrement celui dit d'Agamemnon. Au risque d'une double méprise. Celle de croire que ce masque donne un visage au personnage de l'épopée. Celle d'imaginer que Schliemann pensait de même en regardant cet objet.
Pour télécharger l'article :
Pour en savoir plus :
Hervé Duchêne, L'or de Troie ou le rêve de Schliemann, Paris : Gallimard, 1995.
Louis Annick, L'Invention de Troie, les vies rêvées de Heinrich Schliemann, EHESS, Paris, 2020,
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