Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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l'affaire Jules Durand: l'exception judiciaire

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Fait extrêmement rare dans l’histoire judiciaire française, le 15 juin 1918, Jules Durand est définitivement reconnu innocent par un arrêt de la Cour de cassation. Elle reconnaît même que des faux témoignages sont à l’origine de sa condamnation, sans pour autant, envisager des poursuites contre leurs auteurs. C’est l’aboutissement d’un combat de huit ans pour l’abolition d’une condamnation à mort prononcée sur une accusation montée de toutes pièces.

 

Au départ une vie banale.

 

Avant l’affaire, on ne  sait pas grand chose de la vie de Jules Durand. Il est né le 6 septembre 1880 au Havre. Au début du siècle, ses parents viennent habiter sur le port, quai de Saône, au-dessus du « P’tit sou »qui deviendra un des plus fameux cafés de docker. Son père, chef d’équipe aux Docks et Entrepôts, « ouvrier modèle », souhaitait qu’il devienne artisan : aussi, après l’école primaire, il commença son apprentissage de sellier-bourrelier, profession qui devait lui assurer sécurité et aisance, introuvables sur le port. A priori, il ne manifesta beaucoup d’appétence pour le métier. Jules Durand, qui par conviction, ne but jamais que de l’eau et adhère à la Ligue antialcoolique. Il s’inscrit à l’Université Populaire et très vite milite à la Ligue des Droits de l’Homme. Pacifiste et syndicaliste révolutionnaire, orateur avide d’instruction, « toujours très proprement vêtu »et n’ayant jamais franchi le seuil des cafés, il refuse la quiétude de l’emploi pour aller travailler sur les quais.  D’abord employé aux Docks et Entrepôts, il en est licencié en 1908 pour propagande et actions syndicales (il était trésorier). Il retrouve cependant rapidement du travail. 

 

La grève de 1910. 

 

En 1910, une vague de grèves déferle sur la ville du Havre. Ces grèves, soutenues par la Bourse du Travail, propre à la ville industrialo-portuaire, se soldent en majorité par de belles victoires pour les ouvriers. Le syndicat des charbonniers, nouvellement reconstitué, en prend acte et décide de faire valoir, à son tour, ses revendications. Démunis, alcooliques pour la plupart (90% d’alcooliques chez les charbonniers), touchés par le chômage et la pauvreté, les charbonniers sont isolés, déclassés. Bon nombre d’entre eux vivent sur les quais, dorment dans des wagons désaffectés avec femme et enfants. La misère comme seul bagage, les charbonniers havrais voient leur emploi précaire menacé sérieusement, dès l’été 1910, par l’installation sur le port d’un nouvel appareil de levage, surnommé le « Tancarville », créé par l’ingénieur Clarke. Cet engin révolutionnaire remplaçait le travail de près de 150 ouvriers. Avec l’appui de la Bourse du Travail, le syndicat des charbonniers se lance à la conquête de revendications salariales et sociales. Or, les portes du patronat restent closes. Jules Durand, alors secrétaire du syndicat des charbonniers, ne désespère pas et multiplie les réunions syndicales. La grève est déclarée le 18 août 1910. Un climat de tensions s’installe très vite. Les pressions patronales s’intensifient et le travail des non-grévistes, « des jaunes »,met à mal l’action entreprise par les charbonniers en lutte. Le 9 septembre 1910, un non gréviste dénommé Louis Dongé, fortement alcoolisé, prend à partie des charbonniers grévistes, tout aussi alcoolisés que lui au sein d’un bistrot, quai d’Orléans. Il les provoque, sort même un pistolet de sa poche, une rixe s’en suit. Dongé est désarmé et roué de coups par ses adversaires. Il meurt le lendemain matin à l’hôpital.

 

Une instruction au pas de charge.

 

Le 10 septembre, une enquête sommaire est menée sur le port et, le 11 septembre au matin, la police vient chercher Jules Durand à son domicile ainsi que les frères Boyer, c’est-à-dire tous les responsables du syndicat des charbonniers. Menottes aux poignets, les prévenus ne connaissent pas les raisons de leur arrestation. En réalité, les autorités les accusent d’avoir fait voter le meurtre du non gréviste Dongé lors d’une réunion syndicale à la Bourse du Travail et d’avoir organisé un guet-apens afin d’y arriver. La machination débute alors. Des témoins à charge sont achetés, les jurés sont influencés par une presse conservatrice qui forge l’opinion, l’indépendance du juge d’instruction n’est pas respectée, des témoins à décharge ne sont pas tous entendus… Dès lors, les ouvriers charbonniers, pris sur le fait en train de frapper Dongé, écopent de peines allant de 8 à 12 ans de bagne. Les frères Boyer, eux, sont acquittés. La peine la plus lourde est réservée au jeune anarchiste Jules Durand. En effet, le secrétaire du syndicat est accusé d’avoir une responsabilité morale dans le meurtre de Dongé et est condamné à mort, le 25 novembre 1910, malgré son innocence.

 

La bataille de l’innocence.

 

À l’annonce du verdict, Jules Durand tombe en syncope et est pris de convulsions. L’innocent vient d’être condamné à avoir la tête tranchée sur l’une des places publiques de Rouen. Le choc est tel qu’il ne reprend connaissance qu’au sein de sa cellule où on l’a revêtu d’une camisole de force. Libéré de ses liens seulement le lendemain, il intègre le quartier réservé aux condamnés à mort où une cellule austère, éclairée de jour comme de nuit, l’attend. Des chaînes lui sont tout de suite mises aux pieds et une cagoule noire lui est imposée à chacune de ses sorties de cellule. Les autorités prennent en effet le parti de préserver au mieux la vie des condamnés afin de la leur ôter, plus tard, grâce à la guillotine républicaine. Au Havre, où les journaux viennent de rendre public le verdict, l’émotion est vive. Dans les locaux de la Maison du Peuple, les responsables syndicaux rédigent à la hâte les tracts et affiches appelants au grand meeting du lendemain. Dès le 27 novembre, des affiches intitulées « Une Honte »et « Debout »recouvrent les murs de la ville. La Ligue des Droits de l’Homme mobilise aussi et appelle tous les citoyens à « sauver Durand ». A l’initiative de la CGT, un meeting réunit 4 000 personnes à Franklin.

Des mouvements de solidarité naissent dans de nombreux ports, comme à Londres, à Chicago, à Anvers, à Barcelone… où les mouvements ouvriers tiennent à apporter leur soutien au camarade Durand. Jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, l’affaire Durand fait l’objet de débats. Sous l’impulsion du député radical Paul Meunier, la requête en grâce en faveur de Durand est signée par 200 députés et adressée au président Fallières. En dépit du rejet du pourvoi par la Cour de Cassation, la mobilisation s'intensifie. Au Havre comme ailleurs, se créent des comités de défense réclamant la révision du procès. Les notables locaux comme le maire Genestal, le député Siegfried se déclarent favorables à la révision. Dans le journal L’Humanité, Jaurès proteste avec véhémence contre le verdict de Rouen, symbole de cette justice de classe qu’il combat. Dans les colonnes du journal dont il est le rédacteur, tous les intellectuels de l’époque prennent fait et cause pour l’innocent Durand. Nombreux sont les observateurs à établir le parallèle avec l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus en qualifiant la condamnation à mort de Durand d’« affaire Dreyfus du pauvre ».

 

Une grâce partielle et la plongée dans la folie.

 

Le 31 décembre 1910, René Coty, accompagné de M. Genestal, maire du Havre, est reçu en audience, à l’Elysée, par Armand Fallières, Président de la République. Il plaide à nouveau en faveur de Durand. Fallières décide de gracier partiellement Durand et de commuer sa peine de mort en sept ans de réclusion criminelle. Jules Durand commence à tenir des propos incohérents lors des visites effectuées tous les quinze jours, le vendredi, par son père, et multiplie les crises. La folie l’a gagné, son père ne le reconnaît plus. Les yeux injectés de sang, vieilli, terriblement amaigri, Jules Durand apparaît comme l’ombre de lui-même. Ses défenseurs prennent conscience de cet état de fait et redoublent d’efforts, en urgence, afin de faire sortir l’innocent de prison avant qu’il ne soit trop tard. Les gardiens et le personnel soignant de la prison n’arrivent plus à le gérer, ils n’ont pas été formés pour cela. Les recours à la camisole et aux calmants deviennent alors systématiques. La peur, que Jules Durand meurt fou en prison, devient une obsession. Grâce à une lutte effrénée et à une mobilisation de premier ordre, Jules Durand est enfin libéré le 16 février. À sa sortie, Jules Durand apparaît à ses camarades venus le chercher et à la foule qui l’acclame, telle une bête apeurée. Il flotte dans les vêtements qui lui ont été remis. Il ne les avait pas portés depuis son transfert à Rouen. Blême, dégarni, amaigri, Durand est marqué par la malnutrition, la folie, la dureté du régime carcéral. Hébété, il éprouve des difficultés à parler et remercie du bout des lèvres les personnes qui expriment leur joie lors de sa libération. Le retour au domicile familial est plus dur que prévu. Jules Durand, qui vit avec ses parents, sa compagne et sa toute jeune fille, dont il ne réalisera jamais l’existence, continue d’avoir des crises de folies.

 

La condamnation annulée. 

 

La maladie mentale de Durand constitue un nouvel obstacle à la révision car le cas d’aliénation du demandeur n’est nullement prévu par la loi pénale. La Commission de révision ordonne alors une nouvelle expertise sur son état mental. Une bataille d’experts commence, Jules Durand est même transféré en septembre à l’asile Sainte-Anne à Paris, pour être à nouveau examiné par les experts psychiatres les plus réputés. Sur la base du rapport impartial du magistrat Herbeaux, conseiller à la Cour d’Appel de Rouen, rétablissant la vérité et reconnaissant les erreurs commises au cours de l’instruction, la Cour de Cassation annule l’arrêt de la Cour d’Assises de Rouen du 25 novembre 1910. Il s’agit d’une victoire de taille pour les défenseurs de Durand. Curieusement, la Cour de Cassation suit les réquisitions de l’avocat général, et ordonne de ne pas poursuivre les auteurs de faux témoignages. La Compagnie Générale Transatlantique s’en sort bien. Le 15 juin 1918, la Cour de Cassation acquitte définitivement Jules Durand. Celui-ci est toujours enfermé à l’asile des Quatre Mares, soumis au régime des indigents (la Mairie du Havre et l’Etat se renvoyant la balle pour les frais d’hospitalisation !), asile où il meut le 20 février 1926. Son père est décédé depuis le 22 mai 1913 et sa mère a été admise, peu de temps avant, à l’hospice du Havre dans la salle des grabataires.

 

Comment a-t-il sombré dans la folie ?

 

Longtemps sa famille et ses amis se sont demandés ce qui avait déclenché une telle folie. Aux Quatre-Mare, Jules Durand a des moments de lucidité mais la plupart du temps, il tient des propos incohérents. Plusieurs facteurs sont à relever. L’annonce du verdict est terrible et reste la cause première du choc psychologique de Jules Durand. La justice n’est jamais allée aussi loin afin de punir un militant syndicaliste au Havre. Certes les arrestations et l’enfermement des mois entiers font presque partie du quotidien des militants et responsables syndicaux au Havre : Camille Geeroms, secrétaire général de la Bourse du Travail, Gaston Laville, son prédécesseur, en font la dure expérience, par exemple. Ici, le secrétaire du syndicat des charbonniers est condamné à mort, le verdict est un véritable traumatisme. Transparaît véritablement le désir des autorités de punir la voie révolutionnaire et syndicale. Jules Durand est un syndicaliste anarchiste, il devient le martyr du syndicalisme havrais.

 

Pour en savoir plus : 

 

Alain Scoff, Un nommé Durand, Éditions Jean-Claude Lattès, 1970.

 

http://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/06/15/26010-20180615ARTFIG00295-il-y-a-100-ans-jules-durand-le-dreyfus-ouvrier-du-havre-est-rehabilite.php

 

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16/05/2023
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