Henri Duveyrier : un explorateur au triste destin
Singulier destin que celui d'Henri Duveyrier ! Ce voyageur et géographe distingué dans l'ordre de la Légion d'honneur à 21 ans, connaît la gloire puis la critique et la mise à l'écart. Incompris des politiques, injustement oublié, il sombre dans la mélancolie et finit par se tirer une balle dans la tête à 52 ans. Son geste inexpliqué suscite encore de nombreuses interrogations.
La tentation du désert.
Henri Duveyrier naît à Paris, rue de la Chaussée d'Antin, le 28 février 1840. Son père, Charles-Constant-Honoré Duveyrier (1803-1866) est un homme de lettres, auteur d'œuvres politiques et de pièces de théâtre, qui fréquente assidûment les saint-simoniens (voir encadré). Il est un proche de Prosper Enfantin, le père spirituel du mouvement, qu'il avait accompagné dans la communauté́ fondée à Ménilmontant en 1828. C'est au Père Enfantin que Charles Duveyrier écrit à l'occasion de la naissance de son premier enfant, «Le moutard se nomme Henry, tout court. J'ai expérimenté́ tous les inconvénients de la pluralité́ des noms de baptême. J'ai laissé la maman lui choisir un nom à condition qu'il n'en aurait qu'un. Ce nom me rappellera Henry IV ». Sa mère, Ellen-Clare, née Denie, est anglaise, ce qui explique peut-être l'orthographe du prénom de son fils que l'on verra indifféremment écrit Henri ou Henry, et ce, par l'intéressé lui-même. Son époux la décrit comme « une petite femme délicate, anglaise et très pieuse catholique ». Malheureusement Ellen Duveyrier décède prématurément de la tuberculose, à Passy (Hauts-de-Seine), le 4 juin 1854, laissant son mari seul avec leurs trois enfants, Henri, l'ainé, alors âgé de quatorze ans, Pierre, son cadet de trois ans, et Marie, née en 1849.
Trois mois après la mort de son épouse, Charles Duveyrier décide d'envoyer son fils ainé poursuivre ses études en Allemagne. Il ne possède pas beaucoup de fortune et souhaite voir son enfant trouver au plus vite une situation. Il lui choisit un collège en Bavière, à Lautrach, où Henri séjourne une année au cours de laquelle il apprend l'allemand et effectue, semble-t-il, ses premières observations scientifiques. La linguistique le passionne également et l'année suivante, ayant quitté Lautrach pour l'école de commerce de Leipzig, il s'initie à l'arabe avec le Dr Pfleisher, professeur à l'université. De retour à Paris, il songe sérieusement à un premier voyage d'exploration et se perfectionne en minéralogie, botanique et zoologie. Âgé seulement de 17 ans, Henri Duveyrier part de Marseille le 23 février 1857, et arrive à Alger le 26. Il y rencontre Oscar Mac Carthy qui, inquiet de son jeune âge et de sa méconnaissance du pays, s'abstient dans un premier temps de lui donner le moindre encouragement. A Boghar, alors à la limite des zones sud d'accès au Sahara, le général Castre adopte la même attitude et lui refuse des montures. Avec un retard consécutif à cet arrêt forcé à Boghar, Henri Duveyrier poursuit cependant sa route en compagnie d'Oscar Mac Carthy. Ce dernier, intéressé par l'entreprise du jeune homme, accepte finalement de l'accompagner. Henri Duveyrier et le célèbre géographe arrivent à Laghouat le 24 mars 1857, après un arrêt au tombeau du marabout de Sidi-Makhlouf. Face à cette manifestation de l'Islam, Henri Duveyrier ressent sa première émotion religieuse. Bien que situé à 400 kilomètres au sud d'Alger, Laghouat n'était alors occupé que depuis cinq ans par la France. Il y est séduit par l'oasis, son silence, ses palmiers superbes protégeant des arbres fruitiers et une luxuriante végétation. Sa rencontre avec un Targui nommé Mohammed-Ahmed lui fait grande impression. Ce nomade a une voix douce et lui promet que, dès son retour à Ghât, il lui enverra un livre en " tifinar ",la langue des Touareg. En remerciement, Henri Duveyrier lui offre ses pistolets et sa poire à poudre. Selon son " Journal d'un voyage dans la Province d'Alger "(février, mars, avril 1857), ce don avait été précédé par celui d'une carabine par le commandant Margueritte lui même. Devant ces présents, le nomade veut offrir son chameau. Le commandant supérieur du cercle de Laghouat ainsi que son hôte ont beaucoup de mal à l'en dissuader. Promesse est faite qu'un jour il ira le voir. C'est peut-être à Laghouat qu'Henri Duveyrier découvre pour la première fois ces " bons Touareg ".A son retour en métropole et alors qu'il est déjà membre de la Société Orientale de Berlin, Duveyrier fait en allemand une communication sur les Beni-Menasser, les Zaouaoua, les Mzabites et les Touareg Azdjer et leurs dialectes, communication que cette société allemande jugea digne d'être insérée en 1858 dans son recueil.
L’explorateur du pays Touareg.
Puissamment soutenu et encouragé par des personnalités comme Heinrich Barth, le docteur Fleischer et avec l'aide financière de François-Barthélemy Arlès-Dufour, son père donne son accord à ses projets d'exploration du Touat du Hoggar et du Tchad. Une seule condition reste posée par Charles Duveyrier. Celle d'une préparation extrêmement minutieuse de son voyage. Henri Duveyrier s'entoure alors des conseils d'éminentes personnalités du monde scientifique, comme Lambert-Bey, Yvon Villarceau et Renou pour les méthodes d'observations météorologiques et le maniement des instruments de relevé des coordonnées. Pour la minéralogie et la géologie il recourt à Dufrénoy, Hugard, Hérincq et Duméril. Quant à Ernest Renan et Léon Rénier, ils font de lui un linguiste et un ethnographe. Enfin, Caussin de Perceval, Raynaud et le docteur Perron parachèvent l'enseignement du docteur Fleischer; Henri Duveyrier devient un parfait arabisant. Irrésistiblement attiré vers le continent africain, le jeune voyageur est étonnamment conscient des difficultés et des dangers qui l'attendent. Il s'y expose à nouveau avec comme seul objectif celui d'apporter sa modeste contribution au service de la France et de la science. En mai 1859, Henri Duveyrier traverse une nouvelle fois la Méditerranée, mais cette fois-ci, c'est seul qu'il tente l'aventure. Il séjourne d'abord dans la vallée du Mzab, à El-Guerara, Ghardaïa, Metlili (Algérie), s'enfonce dans le désert jusqu'à El-Goléa, puis revient par Ouargla, Touggourt, Biskra (Algérie) et Gabès (Tunisie). Au printemps 1860, il apprend que le ministre du Commerce lui attribue une subvention pour poursuivre son exploration. Il reçoit des instructions en conséquence, ainsi que du matériel pour mener à bien ses observations scientifiques et voyager plus confortablement. Henri Duveyrier retourne alors à Touggourt pour se diriger plus avant dans le désert, au sud-est, en direction de Ghadamès (Libye). Là, il apprend le tamahaq et s'initie à l'écriture tifinagh. C'est également à Ghadamès qu'il rencontre Ikhenoukhen, le chef de la confédération des Touaregs Ajjer qui l'accompagnera dans la suite de son périple et qui, d'ailleurs, lui sauvera la vie un peu plus tard. Henri Duveyrier quitte Ghadamès pour rejoindre Ghat (Libye), avant de se rendre à Mourzouk (Libye) pour enfin gagner Tripoli en octobre 1861. Il vient de passer deux ans et demi chez les Touaregs, et devient ainsi le premier Européen à pouvoir se prévaloir de les connaitre. De Tripoli, il se rend à Alger où il tombe très gravement malade. Son père vient à son chevet. Soigné par le docteur Warnier, il revient doucement à la vie. En janvier 1862, il est fait chevalier de la Légion d'honneur, il n'a pas vingt deux ans. Récompense ultime, il est chargé par le gouvernement d'accompagner à Paris le chef touareg qu'il connait bien, le Cheikh Othman, hôte de la France.
Les suites du voyage.
À Alger, son « mentor systématique et autoritaire parfois»,le saint-simonien Auguste Warnier, spécialiste du monde « indigène »,s’empare de ses notes et commence à rédiger à sa place le rapport demandé par le gouvernement de l’Algérie. Ce rapport sera publié en 1864 sous le titre « Les Touaregs du Nord ». Il est difficile, aujourd'hui encore, de discerner ce qui, dans ce livre, vient de Duveyrier et ce qui vient de Warnier, qui souhaitait que la mission soit plus politique et commerciale et moins scientifique, mais il semble que l’apport de ce dernier concerne seulement le plan et la rédaction et non le fond, qui appartient à Duveyrier. Mais l'achèvement de l'ouvrage donna certainement lieu à des affrontements assez vifs, Duveyrier ayant confié à son père, le 10 février 1862, qu'il avait été vexé de voir Warnier mettre ses notes en forme. Son livre aura donc été le produit d’une entreprise qui garderait pour lui le goût de l’inachevé.« Les Touareg du Nord »devait être suivi d’un autre ouvrage sur le commerce saharien, qu'il n'écrivit pas, et d'un voyage au Soudan, qu’il ne fit pas. Mais les lenteurs, les obstacles invaincus, l’hostilité des gens du Touat et de Ghat l'auront contraint à rester, sept mois durant, l’« observateur stationné »des Touaregs Ajjers. Cet objectif-là, il l’a réalisé, et le reste aujourd'hui n'a plus tellement d’importance. Sa vie de pionnier, d'errant solitaire, d'ouvreur de routes, de découvreur de régions comme celle de l'Erg Isaouën où se trouve le plateau rocheux de l'Eg'eleh est désormais terminée. C'est lui, Henri Duveyrier qui a donné à ce massif le nom du point le plus remarquable de la région. Le site d'Eg'eleh ou Eguelé et plus tard d'Edjeleh est situé dans un ensemble montagneux dont la couleur noire tranche sur les teintes claires de l'Erg, pour lui faire mériter son nom qui signifie, scarabée en Tamacheq[1]. Les notables Touareg comme Ikhenoukhen et Sidi Ahmed El Bakkai reconnaissaient " qu'il est meilleur que les musulmans", alors qu'il n'avait jamais abjuré sa religion.
Une triste fin.
Entre 1874 et 1881 surviennent des évènements tragiques qui attristent profondément Henri Duveyrier. Les explorateurs Dournaux-Duperré, Joubert, des Pères Blancs, le colonel Flatters et les membres de la colonne qu'il dirigeait sont assassinés dans le Sahara. Ces différents crimes sont portés au crédit des Touaregs ; Henri Duveyrier rappelle qu'il a mis en garde tous les voyageurs qui sont venus lui demander conseil et appui. Il voit dans ces assassinats le résultat des agissements malfaisants de la confrérie religieuse musulmane As-sanûsiyya et il concentre bientôt tous ses travaux à l'étude de cette confrérie. En 1883, Henri Duveyrier se rend à Tripoli pour préparer une nouvelle expédition qui pourrait avoir un caractère militaire ou, tout du moins, préparer la pacification du Sahara central. Cette expédition n'aura pas lieu et il doit attendre deux années pour retourner en Afrique du Nord. Il rejoint son ami le consul Féraud qui doit accompagner le sultan du Maroc de Tanger à Meknès (Maroc). En 1886, fort d'une subvention obtenue du ministre de l'Instruction publique, il gagne le Maroc dans le but de pénétrer et d'explorer le Rif, contrée encore inconnue des occidentaux. Sa mission est un demi-succès mais la prudence lui avait commandé de ne pas poursuivre. Il rentre à Paris insatisfait mais vivant et peut recevoir l'hommage mérité́ que lui rendent ses pairs. Cette mission constitue son dernier contact avec l'Afrique car, malgré́ tous ses efforts, il ne réussira pas à monter une nouvelle expédition.
Le 25 avril 1892, Henri Duveyrier s'éloigne de sa maison de Sèvres (Hauts-de-Seine), il s'assied au pied d'un arbre et se tire une balle de revolver dans la tête. Il meurt célibataire, sans héritier.
Pour aller un peu plus loin :
Dominique Casajus - Henri Duveyrier : un saint-simonien au désert-Paris, Ibis Press, 2007.
Philippe Valode - Les grands explorateurs français de Jacques Cartier à nos jours-L’Archipel, 2008.
René Pottier - Un prince saharien méconnu : Henri Duveyrier- Paris, 1938
Le saint-simonisme est un mouvement de pensée et d'action qui répand et enrichit la doctrine de Saint-Simon. Mouvement socialiste : les contemporains l'ont jugé tel ; le gouvernement de Louis-Philippe l'a poursuivi ; effectivement il met en cause la répartition et la transmission des richesses, l'héritage et la propriété ; il propose une nouvelle équipe de gouvernement et une nouvelle religion. Toutefois le saint-simonisme n'est pas un socialisme égalitaire : il modifie les hiérarchies, les fonde sur d'autres critères, mais se garde de les abolir. Très vite il s'adapte au siècle, il s'assagit et rejette ou met en sommeil, les plus audacieuses de ses conceptions politiques et religieuses ; les saint-simoniens jouent un rôle dans l'économie et le journalisme ; le mouvement perd de sa cohésion et de sa hardiesse initiale, mais conserve une efficacité certaine. Mieux : de bons esprits sont persuadés que dans le monde occidental actuel, dans la société de consommation, les idées saint-simoniennes restent les plus fécondes des conceptions apparues dans la première moitié du XIXe siècle.
[1]Le touareg ou tamasheq est un groupe de variantes berbères - le tamasheq, le tamahaq et le tamajaq (ou tamajaght), parlées par les Touareg.
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