Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Eugène Jamot : combattant de la maladie du sommeil.

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Dans l’Afrique noire colonisée de la première moitié du XXème siècle, la maladie du sommeil sévit de manière endémique. L’OMS définit la maladie du sommeil de la façon suivante : « La maladie du sommeil, ou trypanosomiase humaine africaine, est une maladie tropicale très répandue qui peut être mortelle en l’absence de traitement. Elle est transmise par la piqûre d’une mouche tsé-tsé infestée (genre Glossina), espèce indigène sur le continent africain. ». Dans ses colonies, la France développe des services médicaux pour les troupes et d'assistance médicale (AMI) pour les «indigènes ». Ces services sont gérés par des médecins du Corps de Santé Colonial, organe créé en 1903 pour assurer les services de médecine et de santé publique dans les colonies françaises. Certains de ces médecins sont devenus de « grandes figures » de la médecine en général et de la médecine dans les tropiques en particulier. Ces « grandes figures » de la médecine coloniale française, sont souvent évoquées pour glorifier l'œuvre sanitaire de la France dans ses colonies. Parmi elles, figurent Albert Calmette (voir https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette), co-découvreur du bacille de la tuberculose et fondateur du premier Institut Pasteur d'outre-mer, Yersin, découvreur du virus de la peste et fondateur de l'Institut Pasteur de Nha-Trang au Vietnam. Eugène Jamot, qui s'illustra dans la lutte contre la maladie du sommeil, fait aussi partie de ce Panthéon.

 

Eugène Jamot : de la Creuse au Cameroun. 

 

Léon-Clovis-Eugène Jamot est né le 14 novembre 1879 à La Borie, dans la commune de  Sulpice-lès-Champs dans la Creuse. Son père Jean est agriculteur et accessoirement aubergiste. Sa mère espère qu'il reprendra les terres familiales. Le jeune homme, élève brillant, sera poussé par son instituteur vers les études. Scolarisé dans le secondaire à Aubusson, Jamot est bachelier à Clermont-Ferrand. Il réussit facilement sa licence ès-Sciences Naturelles à la faculté des Sciences de Poitiers en juillet 1900, et se dirige vers l'enseignement comme le souhaite son père. Il débute dans la vie comme instituteur à Ben-Aknoun (Algérie) puis répétiteur au Lycée d'Alger de 1902 à 1905. Il s'inscrit à la Faculté de Médecine d'Alger en octobre 1902 puis à la Faculté de Médecine de Montpellier en octobre 1905 devant laquelle il soutient sa thèse de Doctorat en Médecine en juin 1908. Pendant son séjour à Ben-Aknoun, Jamot avait fait la connaissance d'un certain Salasc avec qui il était demeuré en contact. Salasc lui écrit que s'ouvre un concours pour le recrutement de médecins militaires. Eugène Jamot passe le concours d'entrée, il est reçu troisième au concours de sortie. Ce classement lui octroie le privilège de se prononcer sur son lieu d'affectation. Il choisit le bataillon du Tchad. En juin 1913, il rentre en France avec une première citation militaire. L'été suivant, il accomplit un stage à l'Institut Pasteur de Paris au terme duquel, il est nommé sous-directeur de l'Institut Pasteur de Brazzaville. Il rejoint son poste en juillet 1914. Le 2 août, la guerre éclate, il est mobilisé. A la fin des combats, il regagne Brazzaville et prend la direction de l'Institut Pasteur mais ne reste pas longtemps à ce poste. En brassant les populations, la guerre a entraîné une recrudescence de la maladie du sommeil dans toute l'Afrique Équatoriale Française (AEF). Le gouverneur général a l'idée de réunir le Conseil colonial d'hygiène pour élaborer les modalités d'une lutte efficace. Eugène Jamot en est le rapporteur. Quelques mois plus tard, suivant les recommandations de ce conseil, un arrêté établissant les mesures de prophylaxie à appliquer dans toutes les colonies de l'AEF est publié. Eugène Jamot est chargé de mettre en application les nouvelles dispositions et l'Oubangui- Chari[1] est choisie comme champ d'expérience. L'Oubangui-Chari était une colonie pauvre et Jamot doit se débrouiller pour rassembler le matériel et le personnel nécessaires. Pour remplir sa mission, deux réservistes européens et sept auxiliaires « indigènes » avaient été mis à sa disposition. Aucun d'eux n'avaient la moindre notion technique du service qui les attendait. Après un stage à l'Institut Pasteur, sous la direction de Jamot, ils furent chacun capable de faire correctement les manipulations que comportaient le diagnostic et le traitement de la maladie du sommeil, de surveiller et de diriger, pour les réservistes européens, le travail des auxiliaires « indigènes ». En ce qui concerne le matériel, pendant plus d'un an, il fut restreint. En plus de deux microscopes en mauvais état auxquels s'ajoutait le microscope personnel d'Eugène Jamot, l'équipe disposait de deux centrifugeurs, six seringues prêtées par l'Institut Pasteur et quelques kilogrammes d'atoxyl[2], pour le traitement des malades. En 22 mois, d'août 1917 à mai 1919, malgré l'effectif et le matériel restreints, Eugène Jamot et son équipe visitent tous les villages du secteur. Ils dépistent 5 347 malades sur 89 743 « indigènes » examinés. Ils maîtrisent les foyers épidémiques, obtiennent une baisse totale de 65 % du chiffre total des décès par trypanosomiase dans l'ensemble de la population. En réduisant la « masse de virus en circulation »dans les proportions variant de 54 à 90 %, ils arrivent à restreindre les risques de contamination nouvelle. Devant ces résultats, qui dépassent les espérances, les secteurs de prophylaxie se multiplient dans toute l'AEF, le modèle de l'Oubangui Chari servant de référence et Jamot est invité à poursuivre la lutte entreprise au Cameroun qui vient alors d'être placé sous mandat de la France. 

 

Au Cameroun, le « réveil d'une race qui allait périr [3]».

 

Jamot s'attache désormais à prospecter au Cameroun. C'est en 1920 qu'il met au point et codifie la méthode de lutte contre cette maladie. Il fait appliquer dans un système codifié des plans d'intervention permettant de mettre en place une médecine de masse. Il comprend que pour éradiquer le trypanosome des populations, il faut aller chercher le parasite là où il se trouve, c'est à dire dans la brousse au bout de la piste. Les sommeilleux, affaiblis, sont incapables de rejoindre les postes médicaux et meurent dans leur village. Il invente la médecine mobile en lui donnant des fondements et pose les postulats qui lui ont survécu :

- examen systématique de toutes les populations

- schéma standardisé de diagnostic

- traitement immédiat. 

 

Il applique sa méthode au foyer du Haut-Nyong de 1922 à 1923. Il trouve 33.537 trypanosomés, soit 29,7% de la population. Il prospecte le nord du Cameroun, de septembre 1923 à février 1925, entre Logone et Chari (214 villages contaminés, 29.366 habitants visités, 1.948 malades dépistés et traités). A force de prospecter, il se rend compte que la maladie a largement débordé le secteur du Haut-Nyong ; il trouve des « sommeilleux » même aux abords de la capitale du territoire, Yaoundé. Chargé de réaliser « l'assainissement » complet du Cameroun, la mission est dotée de moyens et de personnel. Là où on avait par exemple 116 infirmiers indigènes en AEF pour une superficie de 1 196 000 Km2, on en avait 300 au Cameroun, pour une superficie de 130 000 Km2. La mission était indépendante de l’autorité médicale du territoire, « pouvant s'affranchir comme la glossine et le trypanosome, des frontières administratives ».  Le chef de la mission avait été doté des pouvoirs administratifs, lui permettant de faire appliquer toutes les mesures et règlements sanitaires. Après six années de ce travail ininterrompu, la maladie du sommeil est déclarée vaincue au Cameroun. Le ministre des Colonies supprime la mission et lui substitue un service de prophylaxie de la maladie du sommeil. Cette même année 1931, se tient l'Exposition Coloniale de Paris. Le film « la mission Jamot au Cameroun » popularise l'œuvre accomplie ; Jamot devient un homme connu. Sacré « vainqueur de la maladie du sommeil », il reçoit le prix de physiologie thérapeutique de l'Académie des sciences, le prix Marie Laurent de l'Académie des sciences morales et politiques, l'Académie des sciences coloniales le nomme membre correspondant permanent. Son nom est même murmuré pour le Prix Nobel de médecine. Eugène Jamot fait des conférences devant des ministres, se crée des relations dans le monde politique et littéraire. Journalistes et écrivains le font connaitre par quelques articles. Il n'aura manqué à sa gloire que le coup de projecteur des médias de l'époque » qui lui préfèrent Albert Schweitzer.

 

Une journée avec Jamot : dépister, isoler, tracer . 

 

Etienne Montestruc, dans son livre consacré à Jamot, raconte avec précision une journée de travail des équipes anti-trypanosome.

« Avant le lever du soleil, un coup de sifflet strident interrompt le silence régnant sur le village encore endormi.  C'est le chef d'équipe qui sonne le réveil des infirmiers. Le tam-tam appelle ensuite la population à la visite médicale. Les habitants s'assemblent sur la place du village, puis sont regroupés par sexe et par âge. L'écrivain interprète de l'équipe inscrit le nom de tous les habitants et en face de chaque nom, un numéro d'ordre. Pendant ce temps, le médecin procède à la vaccination variolique et enregistre, pour établir la nosologie du pays, les maladies apparentes. Puis, en file indienne, les « indigènes » prennent la direction du laboratoire. Le « triage des suspects » s'effectue en recherchant les ganglions cervicaux ou en tenant compte des signes cliniques de la maladie tels que l'anémie, l'amaigrissement, la bouffissure des paupières, etc. Les suspects sont inscrits sur un registre à double feuille, dont on détache la feuille mobile qui est envoyée au chef de laboratoire, lequel appelle les malades et les envoie à l'examen. Une ponction des ganglions cervicaux est réalisé́ pour chacun des malades, le suc recueilli est disposé sur une lame et remise à un observateur microscopique. Lorsqu'il n'existe pas de ganglions cervicaux, que les ganglions ne peuvent pas être ponctionnés ou que l'examen du suc ganglionnaire ne révèle aucun trypanosome, il est procédé à une prise de sang en goutte épaisse, mais l'examen microscopique ne sera pratiqué qu'après celui des ponctions ganglionnaires. Pendant ce temps, tout en allant de temps en temps vérifier le diagnostic microscopique des examinateurs, le médecin poursuit sa consultation médicale générale. Une fiche et un dossier médical sont constitués pour chacun des malades qui seront soignés par l'équipe de traitement au même titre que les sommeilleux. Lorsque les examens microscopiques se terminent, les malades sont nominativement appelés, affection par affection, alignés par sexe et par âge, afin de faciliter l'administration du médicament spécifique. La dose thérapeutique de ce médicament est inscrite à la craie blanche sur la poitrine de chacun ; ils passent alors à l'équipe de traitement. A la fin de la journée de travail, chacun regagne sa case, puis, la nuit arrive c'est l'heure nostalgique celle où la solitude pèse le plus. Demain sera absolument semblable à aujourd'hui, jusqu'à ce que la région soit entièrement prospectée. »

 

L’affaire tourne mal. 

 

Malheureusement, en 1931, une erreur médicale commise trois ans plus tôt par un de ses collaborateurs va avoir des conséquences fâcheuses pour Jamot alors qu'il vient de repartir au Cameroun renforcer sa mission permanente. A Bafia au Cameroun, en 1928, l’administration par un jeune médecin de tryparsamide à des doses trop élevées, avait conduit à la cécité de 700 sommeilleux. En apprenant la chose mais mal informé, le sous-secrétaire d’Etat aux Territoires d’Outre-Mer rend Jamot responsable de cette erreur médicale et annule sa nomination pour le Cameroun. Débarqué à Dakar le 22 novembre 1931, blâmé, Jamot est mis aux arrêts de rigueur. Son désespoir est immense comme en atteste les extraits de cette lettre du 3 février 1932.

 

 « Le monde est dominé par l'intérêt, la méchanceté et la haine. Comment se défendre, comment lutter quand on n'a pour arme qu'un idéal d'amour et de bonté. Les âmes fortes sont, dit-on, vivifiées par l'épreuve. Mais je n'ai pas l'âme forte car je suis écrasé. Et pourtant, j'avais la foi. J'ai cru que la Justice était autre chose qu'un grand mot. J'ai cru que la Charité et la Pitié étaient des grandes vertus humaines. J'ai cru que la vie était sacrée et qu'on pouvait donner la sienne pour le salut de celle des autres. J'ai souvent cueilli dans les yeux de mes malades les plus primitifs une expression de reconnaissance infinie, et j'ai cru qu'on pouvait trouver dans l'apaisement des souffrances de hautes félicités et la suprême récompense. Oui, j'ai cru à tout cela et j'ai souhaité de vouer ma vie entière aux autres, de faire le bien pour le bien et de mourir à la tâche.. Pourquoi m'a-t-on meurtri ? Pourquoi a-t-on anéanti les forces dont j'avais besoin pour continuer ma route ? J'ai peut-être pêché par manque d'humilité. J'ai accepté des hommages disproportionnés à mes mérites et qui revenaient en bonne justice à tous ceux qui m'ont aidé. Le succès m'a grisé et j'ai bu comme un niais à la coupe empoisonnée de l'orgueil et de la vanité. J'en suis cruellement puni et je suis incapable de l'effort qui pourrait peut-être me racheter »

 

Meurtri par l’affaire de Bafia, las de lutter contre ceux qu'il appelle les « cloportes de l'administration coloniale », Jamot fait valoir ses droits à la retraite en 1935. Il redevient le petit médecin de campagne qu'il était à ses débuts, dans son cabinet de Sardent qu'il avait quitté 25 ans auparavant. Eugène Jamot décède le 24 avril 1937 à Sardent, victime d'un accident vasculaire cérébral. Son corps fut transporté à Saint-Sulpice-les-Champs, où ses obsèques eurent lieu le 26 avril 1937, devant une foule très nombreuse. Sur sa tombe, figure cette plaque : « Les Médecins des Troupes Coloniales de la Mission de Prophylaxie de la Maladie du Sommeil au Cameroun (1926-1932) au Médecin Colonel Jamot qui fut leur chef vénéré ».

 

Quelle postérité pour Eugène Jamot ?

 

D’abord, il est un peu instrumentalisé, comme tous les médecins coloniaux pour mettre en exergue l’œuvre sanitaire de la France. Personne n’en conteste les résultats, mais cette idée de magnifier ne sert-elle pas de paravent aux aspects moins glorieux de la colonisation ? Ensuite, les méthodes utilisées par Jamot pour recenser, ficher, les malades sont loin de remplir l’exemplarité démocratique. Elles nous interrogent sur notre présent. On peut discuter des méthodes employées, mais les résultats sont là. C’est là, tout l'intérêt de la figure d'Eugène Jamot qui pose la question suivante : « Un État peut-il arriver à contrôler une épidémie par des moyens purement démocratiques ? » Bien entendu, sa méthode trouve une résonnance immédiatement contemporaine dans le « Dépister, isoler, tracer » !

 

Pour en savoir plus :

 

-       Jean-Paul Bado, Eugène Jamot 1879-1937. Le médecin de la maladie du sommeil ou trypanosomiase, Paris, Karthala, 2011, 

-       Thèse du Dr Marcel Bebey Eyidi, Le vainqueur de la maladie du sommeil - Le docteur Eugène Jamot (1879-1937), préface du docteur Louis Aujoulat, secrétaire d'État à la France d'outre-mer, 1950. 

-       Léon Lapeyssonnie, Moi, Jamot : le vainqueur de la maladie du sommeil, Bruxelles, 1987

 

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[1] Actuelle Centre-Afrique 

[2] Sel de sodium d’un dérivé de l’arsenic, traitant la maladie du sommeil et la syphilis.

[3] Le mot est du docteur Etienne Montestruc qui accompagna Jamot dans une partie de ses expéditions.



05/06/2021
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