Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Quand Pierre Goubert dévoilait la face cachée du Roi-Soleil.

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Sur Louis XIV, la littérature est abondante, voir pléthorique.  Depuis trois siècles, le Roi-Soleil ne cesse de briller et de fasciner. Le lustre de ses palais, l’éclat de sa cour et de ses artistes, les feux d’artifice de ses fêtes grandioses dans les jardins de Versailles resplendissent encore dans la mémoire populaire. Cette magnificence, habilement exploitée, a toutefois éclipsé une face moins reluisante du monarque : celle du despote orgueilleux, du militaire médiocre, de l’administrateur dépensier qui a fini par ruiner le royaume, semant les germes de la Révolution française. Louis XIV recourait à tous les moyens de propagande à sa disposition pour soigner son image de «Grand Roi»: réceptions fastueuses, féeries, bals et divertissements destinés à éblouir les princes étrangers et les diplomates, coûteuses guerres de conquêtes lui apportant la gloire, surenchère dans l’apparat, déploiement d’une statuaire royale dans les grandes villes, omniprésence du thème solaire, almanachs à son effigie, échos mondains dans le «Mercure galanté »

Les historiographes du roi ont bien sûr contribué à forger le mythe. Le cardinal Mazarin a mis 26 écrivains au service de la monarchie, puis d’autres ont suivi sous la surveillance du ministre d’Etat Jean-Baptiste Colbert, même les poètes Boileau et Racine ont prêté leur plume.

 

Pierre Goubert, tâcheron de l’histoire.

 

Derrière les images d’Épinal, se cachent vingt millions de sujets, qui ont payé au prix fort le gout du faste et de la conquête. Un historien, Pierre Goubert, directement issu de l’école des Annales, va s’évertuer à le démontrer. Il naît à Saumur en 1915, dans une famille d’artisans et de commerçants. Depuis plusieurs générations, sa famille a la profession habituelle de cultivateur, de journalier, ouvrier agricole, domestique de ferme. Comme le disait Pierre Goubert lui-même, sa famille venait de la modestie mais non pas de la misère et aucun ne fut illettré. Il va à l’école primaire publique des Récollets à Nantilly, suivie du cours complémentaire qui était l’enseignement parallèle à celui du collège. Il passe son certificat d’études à douze ans. Mais ses parents n’envisageaient pour lui rien d’autre qu’une mise en apprentissage dans un métier manuel ou un emploi de petit coursier, ce qui à l’époque le désolait déjà. Le directeur d’école primaire intervient auprès de sa mère pour le laisser continuer les études. Pierre Goubert entre à l'École normale d'instituteurs d'Angers en 1931 où il se passionne pour la littérature. Il se définissait à l’époque plus littéraire qu’historien car l’histoire ne le passionne pas encore. Cependant l’étude des Lettres lui est interdite en raison de son ignorance du Latin et du Grec. Il choisit donc l’Histoire et la Géographie. Fréquemment indiscipliné et se manifestant par des protestations, notamment contre le chauvinisme français à propos de la Première guerre mondiale qui règne à cette époque en France, il est exclu de la PMS (Préparation Militaire Supérieure). Durant ses longues retenues dans la bibliothèque, il continue la lecture et commence à apprendre l’anglais.

 

Il intègre en 1935 l'École normale supérieure de Saint-Cloud qui forme, à cette époque, les professeurs d'École Normale. Il reçoit alors les cours de Marc Bloch, rencontre marquante qui le détermine à choisir l'histoire comme discipline de recherche. Il confie en 2000 que : « c’est lui, vraiment, qui m’a donné la vocation, lui et les Annales, […] ». À la sortie de ce stage en 1937, Pierre Goubert enseigne cette dernière matière, ainsi que les Lettres, à l'École Normale de Périgueux. Mobilisé en 1939 au fort de Saint-Cyr comme instructeur météo, il fait la campagne de France dans la troupe - avec le grade de caporal -, échappe à la captivité et devient professeur de « collège moderne » au lycée de Pithiviers puis à Beauvais. Ces années de professorat sont aussi celles des études universitaires impossibles à faire plus tôt. N'étant pas bachelier, les élèves-instituteurs de l'époque devant seulement obtenir le brevet supérieur, il est cependant autorisé, par dérogation, à préparer la licence qu'il passe, selon ses propres termes, « par morceaux » et réussit en 1948 l'agrégation d'histoire.

 

Il se lance, aussitôt après, dans la rédaction d'une thèse de doctorat d'État sur le Beauvaisis, région qu'il a retrouvée après un court séjour comme professeur au lycée Turgot. Il est alors aiguillonné par son premier maître, Augustin Renaudet, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne et directeur de son DES.

 

Le Beauvaisis comme matériaux d’étude. 

 

Alors qu’il y enseignait, Pierre Goubert a voulu comprendre ce qu’avait été la vie économique paysanne et urbaine d’un « pays » de 100 000 habitants et 30 kilomètres de diamètre autour la vieille ville drapante et épiscopale de Beauvais. Il décrit le Nord du Beauvaisis, déjà picard, céréalier, sans arbres, et le Sud plus humide, qui comprend une part de la boutonnière du pays de Bray et,  au milieu, Beauvais et ses 12 000 habitants. Il dresse un portrait social de ces trois milieux, du haricotier au sergier, du maître-drapier au curé.

 

Au prix d’un énorme travail (neuf à l’époque) de dépouillement des registres paroissiaux, des mercuriales, des archives religieuses et notariales, Goubert établit solidement les grands traits de la démographie d’Ancien régime : forte natalité, mais moindre qu’on l’avait cru (8 enfants au plus, 4 ou 5 en moyenne), forte mortalité (la moitié meurt avant l’âge de 20 ans), sensibilité extrême aux crises frumentaires. La dépendance du peuple à l’égard du mouvement du prix du blé, avec les terribles crises de 1661-62 et 1693-94, sur fond de récession séculaire, est rigoureusement analysée par Goubert, dont les conclusions, ne sont pas périmées. Au total, une population qui ne croît pas. Socialement, Goubert met en relief l’avancée conquérante de la bourgeoisie beauvaisienne qui, enrichie par le négoce et les prêts d’argent, fait reculer les propriétés foncières de l’ancienne noblesse d’une part, des paysans moyens et pauvres d’autre part. Car ce capitalisme conforme aux structures de la société des ordres est adapté à « une économie fondamentalement hiérarchisée par la possession de la terre ». Cette bourgeoisie est partout : à la ville et à la campagne ; dans le clergé et les métiers judiciaires, où ses fils dominent nettement ; et même dans la noblesse, où elle pénètre par l’achat de charges anoblissantes ou par mariages.

 

Le moment Goubert

 

En 1957, Goubert soutient sa thèse, commencée en 1944 : « Beauvais et le Beauvasis de 1600 à 1730 ». Les années 1950-60 voyaient la montée de la « nouvelle histoire » prônée par la revue « Les Annales », et son triomphe sur le couple que formaient l’histoire positiviste et la géographie inspirée de Vidal de la Blache. L’histoire économique et sociale, appuyée sur des séries rigoureusement établies, supplantait l’histoire à dominante politique et institutionnelle. L’histoire des peuples faisait passer au second plan l’histoire des pouvoirs et des puissants. Une originalité de Pierre Goubert fut d’avoir souscrit au programme des « Annales », suivant les leçons de ses maîtres Bloch, Febvre, Labrousse, Meuvret, sans sacrifier ce qu’il y avait de meilleur dans la tradition contestée. Braudel lui reprocha d’ailleurs, le choix du cadre monographique du Beauvaisis, trop étroit selon lui. Il n’empêche : dans ces années où la vitalité de l’école des « Annales » était éclatante et animait les grands congrès internationaux d’historiens, de Rome en 1955 à Vienne en 1965 et Moscou en 1970, Goubert tenait toute sa place dans les grands débats d’idées. 

 

Un pionnier de l’histoire sérielle et de la démographie historique. 

 

Cette thèse a marqué un temps fort de l’historiographie française, inscrivant de façon pionnière la démographie historique dans le champ historien en recourant, à travers les registres paroissiaux, ancêtres de notre état civil, à l’histoire quantitative ou sérielle qui fit les beaux jours, dans les années 1960 et 1970, de la revue des Annales de l’ère braudelienne. Pour Goubert, comme pour ses successeurs, c’est le répétitif qui est le plus signifiant. « Tout ce qui est important est répété », disait Ernest Labrousse, historien de l’économie. Dans une histoire du répétitif, le fait n’existe plus que pour sa place dans une série. Goubert inaugure cette nouvelle veine, ne cessant de dresser une saisissante fresque de la démographie française sous l’Ancien Régime, portrait assez sombre.  Le nombre moyen des naissances par couple n’atteint pas un niveau très élevé : cinq ou six, au plus ; un bon quart mourait avant son premier anniversaire, un autre quart décédait avant quinze ans ; en somme, il fallait deux enfants pour faire un adulte. S’y ajoutent les accès de disette et de peste : malaria, grippe, dysenteries et typhus. On appelait alors cet ensemble les « cavaliers de l’Apocalypse ».

 

 Derrière Louis XIV, le peuple.

 

Parait en 1966, « Louis XIV et 20 millions de Français », dont le succès est considérable et qui renouvèle le regard porté par le public sur le règne du Roi-Soleil. Le style vigoureux, inventif, séduisant, de Goubert faisait mouche. Ce fut le premier bestseller auprès du grand public, avant ceux de Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie ou René Rémond, on est loin d’un énième ouvrage sur le « grand siècle » des Molière, Racine, La Fontaine, Corneille, Descartes, Bossuet ou des salons littéraires. On est loin aussi de la biographie traditionnelle qui analyse la vie intime du roi, ses amours et ses colères, la vie de château ou les intrigues plus ou moins imaginaires. Goubert montre les liens étroits qui se nouent entre la vie économique, sociale, financière, d’une part, et d’autre part, la politique de prestige et magnificence s’imposant au-delà de l’hexagone. Mais, avant tout la question est celle-ci : que serait ce siècle français sans ses vingt millions d’habitants ? Si l’organisation sociale se caractérise par la juxtaposition des trois ordres traditionnels, c’est surtout la masse paysanne, enserrée dans plusieurs cercles de dépendance et obligée d’entretenir un dixième de la population constituée de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie montante qui retient l’attention de Goubert. Car telle est la démonstration : si Louis XIV a pu entamer ou mener ses projets parfois même jusqu’à l’échec, c’est parce qu’il disposait d’un entourage, tel Colbert et ses affidés, pratiquant sans crainte la corruption et ne craignant guère de poursuite en cas, nombreux, de conflits d’intérêts, et surtout, qu’il ne se privait point d’exploiter les vingt millions de Français.

 

L’héritage de Pierre Goubert. 

 

Ruraliste, Pierre Goubert l’était assurément, et il le resta jusqu’au bout. En 1982 il publia encore une vie quotidienne dans les campagnes françaises au 17e siècle. Son intérêt pour Louis XIV, qu’il avait quelque peu malmené dans ses premiers travaux, redoublait et tout particulièrement les conditions dans lesquelles le jeune roi débuta son règne. Ce trait explique qu’il ait consacré une biographie à Mazarin, personnage qui le fascinait et qu’il ait envisagé de publier une « Fronde » qui ne vit jamais le jour. Ses ouvrages rencontrèrent un large public qui débordait le cadre universitaire et c’est dans cet esprit qu’il écrivit une « Initiation à l’histoire de France », qui se présentait comme une synthèse mais aussi comme une interprétation personnelle, bien dans l’esprit de l’homme qui laissa également un volume pour retracer son itinéraire.

 

Pierre Goubert a été un immense historien. Son œuvre marqua un tournant décisif pour l’histoire des campagnes et son influence fut considérable. Il imprégna une génération d’étudiants par son verbe et par sa plume. Ennemi de toute suffisance, il est adepte d’une langue limpide.  Pragmatique et modeste, il se montre rétif envers les modélisations et les spéculations. 

En 1960, il rappela en quelques mots sa conception du travail de l’historien : “Si l’histoire essaie d’être ou de rester une science, elle ne peut échapper à cette double démarche qui est d’abord connaissance intime et respectueuse des hommes du passé et ensuite essai de synthèse, de reconstruction, d’interprétation. Et ne nous disputons pas sur des mots, classe, ordre, caste, qui ne sont après tout que des étiquettes ; que les laboureurs aient constitué en Picardie ou en Languedoc une classe ou un ordre, ou une catégorie, ou un groupe, cela m’est égal, pourvu que ce soient de vrais laboureurs, vraiment vivants, correctement analysés avec tous les documents que nous avons en notre possession”.

 

Enfin, parmi ses disciples, je voudrais citer Anne Zink, dont il a dirigé la thèse « Pays et paysans gascons sous l'ancien régime » et qui avait bien voulu diriger mon mémoire de maitrise « Billom, étude sociodémographique, 1685-1740 ». 

 

 

Bibliographie :

 

Familles marchandes sous l'Ancien Régime, Paris, 1959.

Beauvais et la Beauvaisis de 1600 à 1730, Paris, SEVPEN, 1960 (thèse de doctorat).

L'avènement du Roi-Soleil, Paris, Julliard, 1961.

Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 1966.

(avec Michel Denis), 1789: les Français ont la parole, Paris, Julliard, 1965.

L'Ancien Régime, Paris, Armand Colin. T. I : la société (1969) ; t. II : les pouvoirs (1973).

Clio parmi les hommes. Recueil d'articles, Paris, EHESS, 1976.

La vie quotidienne dans les campagnes françaises au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1982.

Initiation à l'histoire de France, Paris, Fayard, 1984. Grand Prix Gobert 1985.

Mazarin, Paris, Fayard, 1990.



23/03/2020
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