Auguste Pavie : entre sciences et colonisation.
Auguste Pavie est, comme Pierre Savorgnan de Brazza, souvent présenté comme l’une des figures héroïques de l’expansion coloniale française. Pieds nus, vêtu d’un sampot[1] et d’une veste de toile, le visage orné d’une longue barbe et abrité sous un large chapeau, c’est ainsi qu’il nous est représenté. Aujourd’hui Pavie est passablement tombé dans l’oubli. Pourtant, lorsque l’on se penche sur la vie de cet homme, on ne peut qu’être fasciné par son étonnant parcours. Pavie va en effet sillonner pendant des années (1876-1895) le Cambodge et le Laos à pied, en charrette à bœufs, en pirogue ou à dos d’éléphants, seul ou avec quelques compagnons fidèles. Il offre l’exemple d’une carrière fulgurante comme les colonies peuvent alors le permettre. Simple commis des télégraphes à Saigon en 1869, vice-consul à Luang Prabang au Laos en 1885, il termine sa carrière ministre plénipotentiaire et commandeur de la Légion d’honneur en 1896.
De Dinan à Saigon.
La Bretagne est communément vue comme une terre d’explorateurs. Il est vrai que nombre de marins bretons ont parcouru les océans du globe. Il suffit de penser au Malouin Jacques Cartier, premier explorateur du Saint-Laurent ou au Cornouaillais Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec qui sillonna le Pacifique sud et l’Océan indien en quête du continent austral ( voir : Comment avons-nous hérité des Kerguelen ? ) . Toutefois, avec la constitution de l’empire colonial français au XIXe siècle, les aventuriers et les explorateurs prennent un autre visage. Il en est ainsi d’Auguste Pavie, né à Dinan le 31 mai 1847 et rouage essentiel de l’administration française en Indochine. Le père d'Auguste Pavie, Augustin, né en 1820, est ébéniste, puis garde-champêtre. Il épouse en 1846 Adèle Cocard, une Dinannaise. Il entre, peu après, dans la gendarmerie et est affecté successivement à Loudéac, Jugan, Saint-Quay et Guingamp où il finit sa carrière comme commissaire de police. Auguste voit le jour en 1847, dans une petite maison à pans de bois, comme il y en a tant à Dinan, suivi de son frère Pierre et de sa soeur Adèle. Les enfants Pavie vivent dans ce milieu modeste, où la vie est rythmée par l'école, les fêtes locales, l'arrivée des dernières inventions comme le chemin de fer ou la photographie. Âgé de seulement 17 ans, il s’engage en 1864 dans l’armée, de terre tout d’abord, la Marine ensuite. Il espère alors faire partie de l’expédition du Mexique lancée par Napoléon III. Mais c’est vers l’Asie, plutôt qu’en Amérique, que son horizon se dessine. Il débarque ainsi à Saigon au début de l’année 1869, où il travaille au sein du service des Postes et Télégraphes. Il souhaite revenir en France à l’occasion de la guerre de 1870 ; il ne prend part qu’aux combats sous les forts de Paris lors de la Commune, en 1871. L’année suivante, il est de retour à Saigon.
Le Cambodge dans tous les sens.
De retour en Cochinchine, il est muté à Kampot au Cambodge (1876) où, seul Occidental parmi les indigènes, il s'immerge pendant trois ans dans la culture khmère et adopte le mode de vie local, renonçant à l'arrogance du jeune colonialiste qu'il a été, sous l'enseignement bienveillant de moines bouddhistes. Se dessine alors un personnage très ambivalent, à la fois pétri d’ethnologie et de connaissances, tout en perpétuant la domination coloniale sur ces peuples autochtones. Au XIXe siècle, celle-ci se conjugue avec la domination physique des territoires, ceux qui forment la « plus grande France ». C’est ainsi qu’entre 1881 et 1885, il se voit confier la direction du chantier de la ligne télégraphique entre Bangkok et Phnom-Penh.
Le Laos pour Eldorado.
Pour récompense du zèle et de l'efficacité de son travail, il est décoré à 37 ans de la Légion d'honneur. Lors d'un voyage à Paris en 1886, il embarque avec lui treize jeunes fils de la haute société cambodgienne et fonde « l'École cambodgienne », qui devient rapidement l'École coloniale, dont le but initial est la formation de cadres indigènes pour l'administration des colonies. A une époque où la puissance d’un pays s’évalue en nombre de kilomètres carrés «possédés», les Empires revêtent une grande importance. A partir de 1886, il se retrouve à la tête de ce que l’on appelle la « mission Pavie », à vocation scientifique, géographique mais aussi diplomatique. De retour à Bangkok, il pense pouvoir entamer l'œuvre de sa vie, l'exploration des régions inconnues du Haut-Laos. Il effectue trois missions avant d’arriver à rattacher le Laos, sous la forme d’un protectorat, à l’empire colonial français.
La première mission (1887-1889)
Arrivé à Luang Prabang en février 1887, il est accompagné de huit compagnons cambodgiens et d’un fonctionnaire siamois « chargé de l’assister dans ses rapports avec les autorités du pays ». Il tombe sous le charme du pays ! L’administration locale siamoise fait tout pour l’isoler du roi, des mandarins et de la population. Il réussit, malgré une étroite surveillance, à causer avec les indigènes, gagner leur sympathie. Il s’attire de solides amitiés par l’intérêt qu’il manifeste pour l’histoire et les coutumes du pays et réussit à conquérir l’amitié d’un roi chéri de son peuple et sous tutelle des « agents de l’étranger siamois[2] ». Il est dès lors convaincu que les Siamois n’ont rien à faire dans ce pays. Il en retient aussi la possibilité de se mettre en route pour réaliser le but principal de sa mission, trouver une voie pratique pour le Mékong au Tonkin. En 1887, c’est la mise à sac de Luang Prabang par le pirate Deo-Van-Tri. Pavie sauve la vie du vieux monarque. Il réussit à retrouver les vieux manuscrits royaux au complet qui lui permettront, avec l’aide de traducteurs, d'écrire l’histoire du « royaume du million d’éléphants » et il y acquiert la certitude que la suzeraineté du Siam sur ce pays est toute récente et sans fondement historique. Il est d’ores et déjà acquis à l’idée de donner le Laos à la France. Les cantons thaïs sont reconnus français en 1888. En janvier 1889, il est de retour à Luang Prabang et reçoit du vieux roi et de la population un accueil chaleureux. Il est de retour en France en 1889 avec la certitude que les prétentions de Bangkok sur le Laos sont éminemment discutables.
La deuxième mission (1889-1891)
Après un bref retour en France, nul ne parut au gouvernement plus qualifié que Pavie pour occuper le poste de consul général chargé des fonctions de ministre résident de France au Siam. La seconde mission fut essentiellement une mission de relevés géographiques et topographiques qui conduisit Pavie et ses collaborateurs à « la grande carte d’Indochine ». Pavie et ses compagnons ne sont pas des explorateurs qui passent mais des explorateurs qui lèvent leur itinéraire (tous les levés des officiers ont été faits à terre en comptant les pas) prennent des observations et réalisent un travail scientifique durable.
La troisième mission (1892-1895)
La multiplication d’incidents frontaliers suscite une vive animation dans les milieux coloniaux du parlement. Le massacre de soldats (allégué mais rien n’est moins sûr) et de nationaux français (allégué mais il semblerait qu’il s’agissait d’Anglais, les Siamois ne firent pas la différence) suscite une intense émotion en France. Le talent de Pavie et les amitiés qu’il entretient dans les milieux proches du gouvernement ne réussissent pas à éviter l’affrontement. En mai 1893, trois colonnes ont pour instruction d’occuper la rive gauche du Mékong tenue « indument » par les Siamois, manifestant la volonté du gouvernement français de considérer le fleuve comme la séparation naturelle du Siam et de l’Indochine française. Le choix était discutable historiquement mais avait le mérite de la clarté. Le Siam se prépara alors à la guerre en mettant l’embouchure de la Djaophraya en état de défense. Les navires français forcèrent le passage et la cour se retrouva sous la menace des canons de deux modestes navires français. La marine thaïe, quoique conseillée ou commandée par des officiers allemands et danois fit piètre figure. Auguste Pavie fut alors chargé de transmettre un ultimatum au gouvernement siamois en plusieurs points :
- reconnaissance des droits de l’Indochine française sur la rive gauche du Mékong et ses iles ;
- évacuation des postes siamois établis sur cette rive ;
- satisfactions exigibles pour les massacres de nos nationaux et indemnisation aux familles des victimes ;
- indemnité de deux millions de francs pour les dommages causés et dépôt immédiat d’une somme de trois millions en garantie de l’ensemble des satisfactions pécuniaires.
Le Siam tenta alors de tergiverser, sous l’appui escompté des Britanniques mais ceux-ci refusèrent de s’ingérer dans le conflit et le Roi dut s’incliner sans réserve devant l’ultimatum de juillet. Alors fut signé le traité de 1893. Par cet accord, le Siam finit par accepter de reconnaître, par le traité du 3 octobre 1893, les droits français sur la rive gauche du Mékong. Auguste Pavie est nommé un temps résident à Bangkok : il continue d'explorer les pays lao, qu'il met sous tutelle française, sous forme d'un pays baptisé Laos, et dont il devient commissaire général jusqu'à son départ en 1895. La capitale du Laos français est établie à Vientiane : la maison royale de Luang Prabang conserve cependant ses prérogatives, accueillant un vice-consulat permanent, et un Résident supérieur. Le Laos est ensuite divisé en deux territoires, le Haut et le Bas-Laos. Le 16 janvier 1896, la France et le Royaume-Uni s'accordent sur le tracé des frontières entre la Birmanie britannique et le Laos français.
De la colonisation à la science.
Sa mission, dont il soulignera qu’elle est collective, explore un territoire supérieur à la France et il établit des itinéraires sur plus de 30000 km ! De plus en plus convaincu qu’il faut s’appuyer sur les populations locales, qu’il faut coopérer, inciter plus que diriger, il souhaite aussi qu’en France on connaisse mieux ces pays qu’il aime et, songeant à l’avenir, il convainc de la nécessité de favoriser l’émergence d’une classe de nationaux modernes et ouverts au progrès. Il crée ainsi à Paris la Mission Cambodgienne qui donnera l’École Nationale de la France d’Outre-mer pour former des élites locales. Bien évidemment, Pavie croit en la mission « civilisatrice » de la France. Les douze jeunes Cambodgiens et le Siamois, qui viennent avec lui à Paris pour y apprendre le français, retournent dans leur patrie « y servir la cause de l’influence française ». Mais en même temps, il admire et respecte la culture des pays qu’il parcourt. Il n’a jamais porté le casque colonial et ses collaborateurs gardent de lui l’image de cet homme simple à la longue barbe, toujours vêtu de la traditionnelle chemise de coton, au chapeau à larges bords, le « chapeau à la Pavie » célèbre au tournant du siècle, marchant nus pieds comme le dernier de ses porteurs ou cornacs. En 1895, il décide de retourner en Europe, refusant plusieurs postes de gouverneur, car il souhaite avant tout consacrer le reste de son existence à la publication des travaux qu’il a menés parallèlement à ses obligations en Indochine n’ayant jamais perdu de vue que ses travaux professionnels d’exploration doivent aussi servir la science. Il partage désormais son existence entre son hôtel particulier sur les remparts de Dinan, sa propriété de la Raimbaudière à Thourie en Ille-et-Vilaine, le pays de la Roche-aux-Fées, et sa résidence parisienne. Il s’éteint en 1925. Véritable autodidacte, il est déjà l’auteur d’une œuvre énorme qui recouvre la cartographie (première carte complète de l’Indochine), la traduction de textes en langues locales, les inventaires géographiques et archéologiques… À son retour, il poursuit ses publications historiques, anthropologiques, littéraires et d’histoire naturelle. Le fruit de ces travaux, la Mission Pavie, recouvre 10 gros volumes divisés en deux groupements principaux : 3 volumes d’études diverses et 7 volumes de voyages et géographie.
Pour en savoir plus :
- Albert de Pourville, Auguste Pavie, Paris, Éditions Larose, 1933, 136 p.
- J.L. Gheerbrandt, Pavie, Paris, Éditions de l'Empire Français, 1949.
- Isabelle Dion, Auguste Pavie, l'explorateur aux pieds nus, Aix en Provence, Archives Nationales d'Outre-Mer, 2010.
https://www.persee.fr/doc/outre_0399-1385_1948_num_35_123_1109
Voir également :
Francis Garnier : Un Stéphanois voyageur
Henri Mouhot : Le conteur d’Angkor
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