Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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L’amour à l’arsenic : les destins croisés de Marie Lafarge et Marie Besnard.

 

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( avec l'aide d'Henri Pierson)

 

 

 

A un siècle d’écart, deux femmes ont été suspectées d’avoir voulu empoisonner leurs maris en leur servant des plats assaisonnés à l’arsenic. La première, Marie Lafarge, est condamnée en 1840 aux travaux forcés à perpétuité après avoir été reconnue coupable de l’empoisonnement de son époux Charles Pouch-Lafarge. Elle passe dix années en prison puis graciée en raison de son état de santé, elle décéde le 7 septembre 1852 en Ariège. La seconde, Marie Besnard, est acquittée le 12 décembre 1961. Outre l’utilisation de la même méthode d’analyse toxicologique et l’importance qui leur est donnée dans la presse, les deux affaires offrent plusieurs similitudes. Marie Lafarge et Marie Besnard, accusées d’être des empoisonneuses, sont chacune au centre d’une énigme judiciaire. Sont-elles coupables ? Sont-elles innocentes ? À plus de cent ans d’intervalle, leurs vies paraissent suivre des chemins parallèles. Tout d’abord, ces deux femmes n’ont jamais réussi à trouver leur place dans la famille de leur époux. Au cours de leur procès ensuite, les batailles d’experts émaillées de coups de théâtre ont jeté le trouble dans les esprits, avec toutefois des verdicts différents dans les deux affaires.

 

Des mariages mal assortis. 

 

Par leur mariage, Marie Lafarge et Marie Besnard sont des déclassées par rapport à leur origine sociale, même si elles appartiennent à des milieux différents.

 En août 1839, Charles Pouch-Lafarge, 28 ans, badine avec Marie Capelle, 23 ans. Il se garde bien de lui avouer son veuvage et sa relative infortune pécuniaire. Ce rendez-vous organisé en marge d’un concert voit poindre les premières cachotteries. Issu d’une famille honorable, propriétaire terrien et maître de forges au Glandier, à Beyssac (Corrèze), le provincial n’a rien du prince charmant. « Que ce garçon est laid ! Et ses manières ! Un sauvage… », soupire in petto la jolie brune, descendante de Louis XIII par sa grand-mère. Charles, lui, tombe sous le charme de cette jeune femme cultivée, alliant aisance mondaine et distinction.  Ainsi va l’amour au XIXe siècle. La raison et l’apparence sociale priment souvent sur les sentiments. Tout s’oppose à ce mariage ? Cela ne l’empêche pas d’être célébré. Le 11 août, le baron Garat, gouverneur de la Banque de France, marie sa nièce au Corrézien. Les bagages dont elle leste la diligence sont lourds d’une dot de 225.000 francs-or. Une fortune personnelle qui ne la préserve pas d’une cruelle déconvenue à son arrivée à Beyssac. L’époux avait vanté les charmes d’une propriété proche du château de Pompadour. L’ancien couvent délabré qui s’offre à ses yeux déprime la jeune femme. La forge en ruine témoigne de la réelle situation financière de Charles. L’affaire périclite. La faillite se profile. Le choc est rude. Marie crie son dédain. Menace de mettre fin à ses jours. « S’empoisonner à l’arsenic ?», frémit Charles en parcourant la lettre tendue par Clémentine, la fidèle servante. Les plus vifs tourments s’emparent du couple naissant. Et pourtant… La comédie de l’amour conjugal va prendre le dessus. Marie et Charles s’apprivoisent au fil des jours. Lorsque son époux l’informe de son intention de breveter une nouvelle invention à Paris, Marie met une partie de sa dot dans la balance. Charge à lui de convaincre les banquiers de lui prêter le complément.

La seconde Marie a des origines campagnardes. Elle est née en 1896, aux Liboureaux, commune de Saint-Pierre-de-Maillé, où ses parents, Pierre Davaillaud et Marie-Louise Antigny, étaient des petits propriétaires ruraux. Elle est en outre veuve d’un premier mariage. En 1920, Marie Davaillaud s’est unie à son cousin germain, Augustin Antigny, mort en 1927. Elle est alors revenue aux Liboureaux, puis son père l’a envoyée à Loudun chez une cousine. Elle y rencontre un vieux garçon, Léon Besnard, qui l’épouse en 1929. La belle-famille a boudé la noce, mais Léon, cordier de son état, est maître chez lui et Marie vient s’installer dans sa maison. Pendant dix-huit ans, malgré la brouille consommée avec les parents de Léon, les époux Besnard forment un ménage sans histoire qui possède un solide patrimoine et jouit d’une certaine aisance. Cependant Marie, pièce rapportée dans une famille réticente, demeure une paysanne qui est rejetée à la fois par la bourgeoisie loudunaise et par le milieu social dont elle est issue.

 

Unies par l’arsenic. 

 

Durant l’absence de son mari, Marie Lafarge envoie un courrier à l'intention de M. Eyssartier, pharmacien à Uzerche, afin d'obtenir de la mort aux rats. En effet, le château et les forges en étaient infestés. Elle fait également confectionner par la cuisinière du Glandier, des gâteaux afin de les envoyer à son mari, accompagnés de son portrait. Après un voyage de quatre jours en diligence, le 18 décembre 1839, le paquet contenant les gâteaux est reçu par Charles. Dès le lendemain, Charles Pouch-Lafarge doit rester alité toute la journée suite à de nombreux vomissements et des migraines. Par conséquent, il décide de son départ et arrive au Glandier le 4 janvier 1840. A son arrivée, il fit venir le médecin de famille qui crut soigner alors une banale angine. Dans un même temps, Marie Capelle envoya une lettre à M. Eyssartier, pharmacien à Uzerche, afin d'obtenir à nouveau de la mort aux rats. L'état de Charles empirant, sa famille commença à soupçonner son épouse d'empoisonnement. Charles Pouch-Lafarge meurt au Glandier le 14 janvier 1840 à 6 heures du matin dans d'atroces souffrances sans que le médecin ne puisse rien faire. 

L’affaire Besnard débute à la mort de Léon, le 25 octobre 1947, alors que son décès est attribué par les médecins à une crise d’urémie. Quelques jours après l’enterrement, la postière Louise Pintou, voisine et amie du couple, confie à des proches, les frères Massip, que Léon Besnard, avant de mourir, lui a dit : « Oh ! là ! là ! Qu’est-ce qu’on m’a fait prendre. »Pressé de questions, il avait ajouté à propos de Marie : « L’autre jour, aux Liboureaux (la ferme que celle-ci a hérité de son père), quand elle a servi la soupe, il y avait déjà un liquide dans mon assiette ». L’un des frères, Auguste Massip, intrigué, veut en savoir davantage. Il cherche dans son Larousse médical le mot : « Urémie », mais aucun des symptômes que présentait Léon ne correspond à cette maladie. Alors, machinalement, il regarde à la lettre « A... Arsenic ». Il lit l’article et Mme Pintou approuve. « Cà colle au poil », s’exclame-t-il, et le 4 novembre, il est dans le cabinet du juge d’instruction de Loudun.

 

Victimes de la rumeur.

 

Le jour du décès, le beau-frère de Marie Lafarge adresse un courrier au procureur du roi dans lequel il évoque l'empoisonnement criminel par sa femme, à l'arsenic. Une instruction est ouverte. Le lendemain du décès, la gendarmerie perquisitionne et découvre de l'arsenic partout : sur les meubles, lde la cave au grenier. Sur les quinze analyses toxicologiques effectuées sur le corps de Charles Lafarge, les médecins de l'époque ne trouvent qu'une seule fois la présence « d'une trace minime d'arsenic ». Le 16 janvier 1840, une autopsie est pratiquée mais elle ne révèle pas d'anomalie. Des organes sont cependant prélevés pour être soumis à expertise ultérieure. 

L’enquête menée par la gendarmerie de Loudun, après la plainte déposée par Auguste Massip aboutit à la confusion du dénonciateur. Les accusations portées contre Marie Besnard seraient sans doute tombées dans l’oubli si un événement totalement étranger à la mort de Léon ne s’était produit. Un cambriolage survient dans la maison où Mme Pintou est locataire. Sur commission rogatoire du juge d’instruction de Poitiers, l’enquête est confiée à l’inspecteur Normand appartenant à la police judiciaire de Limoges qui multiplie les perquisitions et entend les témoignages, mais ne trouve rien d’intéressant. Le déclic se produit à partir du moment où Mme Pintou est entendue. Sa déposition s’intéresse peu au cambriolage. En revanche, elle formule des accusations contre Marie Besnard et apporte des précisions supplémentaires sur la mort de Léon. L’inspecteur Normand et son supérieur, le commissaire Nocquet, peuvent s’estimer satisfait. L’affaire Marie Besnard alimentée par la rumeur est en marche. 

 

Batailles d’experts.

 

Huit mois après le décès de son époux, Marie Lafarge, alors âgée de vingt-quatre ans, est inculpée de meurtre par empoisonnement et comparaît devant la cour d'assises de Tulle. Le procès débute le 3 septembre 1840. Au fil des audiences, la foule est de plus en plus nombreuse et les badauds se bousculent dans la salle des pas-perdus pour y assister. Des dizaines de témoins vont se succéder à la barre. Le retentissement de l'affaire est considérable. Le milieu social de Marie Capelle-Lafarge et son probable cousinage avec Louis-Philippe, sa personnalité, l'énigme de l'empoisonnement, y contribuent. Le baron de Grovestins, qui fait partie des accusateurs de Marie, le note ainsi :

 

« Cet effroyable drame du Glandier occupa tout Paris : les uns prirent la défense de madame Lafarge ; les autres crièrent contre cette femme sans principes et sans cœur ; enfin on prétend même qu'il y eut des duels en son honneur et gloire. La société fut, un moment, partagée, en Lafargophiles et en Lafargophobes » 

 

Après les analyses effectuées par des chimistes de Tulle et de Limoges n’ont décelé que de minimes traces d'arsenic, le ministère public demande une nouvelle autopsie du corps de Charles Lafarge. Mathieu Orfila, doyen de la faculté de médecine de Paris, inventeur de la toxicologie médico-légale et l'un des auteurs du manuel de l’appareil de Marsh qui détecte les traces d’arsenic, prince officiel de la science et royaliste convaincu proche du pouvoir orléaniste, est dépêché de Paris. À la surprise générale, il relève par des manipulations, considérées aujourd'hui comme douteuses, une quantité minime d’arsenic dans le corps du défunt. Sitôt après avoir effectué sa déposition, il repart pour Paris en emportant dans ses bagages les réactifs utilisés pour la contre-expertise. La présence de l'arsenic dans le corps de Lafarge constitue donc le fil rouge du procès. Maître Théodore Bac l'a bien compris et tente le tout pour le tout : il demande à Raspail, brillant chimiste de Paris, de mettre sa science au service de la défense. Raspail met trente-six heures pour arriver à Tulle, mais à son arrivée, cela fait déjà quatre heures que le jury s'est prononcé. Il est trop tard pour démontrer une présence dite « naturelle » de l'arsenic dans tous les corps humains. Les os humains contiennent en effet de l'arsenic. Durant le procès, la piste de l'intoxication alimentaire n'a pas été abordée. Charles Lafarge s'est senti mal après l'absorption des gâteaux envoyés par son épouse, d'où l'accusation d'empoisonnement. Mais il a pu tout aussi bien mourir à cause des gâteaux fait de crème et de beurre, non pasteurisés et qui avaient voyagé quatre jours. La plaidoirie de maître Paillet dure sept heures. Le verdict tombe après les nombreuses batailles entre experts et contre-experts et sans d’ailleurs que l'auditoire ait été convaincu par l’accusation. Le 19 septembre 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité et à une peine d'exposition d'une heure sur la place publique de Tulle. 

 

À Poitiers, en 1949, le juge d’instruction ouvre une information contre X pour empoisonnement de Léon Besnard et, le 9 mars, ordonne de procéder à l’autopsie de son cadavre. Les organes essentiels sont prélevés et expédiés dans des bocaux, avec de la terre du cimetière de Loudun, au Dr Béroud, directeur du laboratoire de police technique de Marseille, qui s’est fait connaître du grand public dans l’affaire du « pain maudit » à Pont-Saint-Esprit ( voir https://www.pierre-mazet42.com/l-etrange-epidemie-de-pont-saint-esprit) . L’expert est tout à fait affirmatif. Des doses anormales d’arsenic ont été décelées dans les restes de Léon et il n’y en a pas dans la terre du cimetière. Les prélèvements sont envoyés à Marseille où le Dr Béroud utilise la méthode de Marsh et celle de Cribier. La seconde qui date de 1921, est fondée sur la coloration jaune-brun d’un papier imprimé de bichlorure de mercure, sous l’action de l’hydrogène arséniée. Au fur et à mesure des analyses, le toxicologue marseillais fait parvenir les rapports d’expertise à Poitiers. Sauf pour deux cas, il conclut à un empoisonnement criminel. Il affirme en outre que la terre d’aucun des cimetières ne contient de l’arsenic. À deux reprises, les avocats de Marie Besnard demandent une contre-expertise, mais elle leur est refusée par le juge d’instruction, en raison de la garantie indiscutable que présente la compétence du Dr Béroud. Le premier procès s'ouvre le 20 février 1952 à la cour d'assises de Poitiers. Dès le 22 février, la défense menée par maître Gauthrat met à mal l'expertise de Béroud (il lui tend un piège en brandissant des tubes de Marsh dans lesquels le docteur Béroud voit de l'arsenic, alors que le laboratoire qui les a préparés atteste qu'il n'y en a aucun). Devant cette situation, le président du tribunal nomme trois nouveaux experts dont les analyses, remises deux mois plus tard, se révèlent contradictoires. Le procès est alors renvoyé pour cause de suspicion légitime mais aussi de sûreté publique, car l'audience a été émaillée de troubles. La Cour de cassation dessaisit la Cour d’assises de la Vienne au profit de celle de la Gironde. Le deuxième procès de Marie Besnard s’ouvre donc à Bordeaux, le 15 mars 1954. À la différence du précédent où la priorité a été donnée aux experts, celui-ci tente de revenir à la source, c’est-à-dire au petit monde de Loudun qui a porté les premières accusations. Comme l’écrit le journaliste du Monde : « Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que l’affaire Besnard est une affaire de petite ville. Elle nous en montre toutes les mesquineries, tous les potins, tous les commérages. À chaque instant, il faut se replonger dans cette atmosphère où la rumeur fait loi. » À la barre, Mme Pintou se trouble et les frères Massip se couvrent de ridicule. D’autres témoins sont entendus, puis s’ouvre enfin le débat scientifique. Il est marqué par la déclaration de l'expert psychiatre, le docteur André Ceillier : « Marie Besnard est normale, tellement normale qu'elle est anormalement normale », et par une nouvelle bataille d'experts : les analyses toxicologiques réalisées par des toxicologues des laboratoires de la préfecture de police de Paris, concluent à la même présence anormale d'arsenic dans les prélèvements effectués lors de l'exhumation des cadavres. Des erreurs dans leurs rapports, ainsi qu'une confusion dans les prélèvements, incitent les magistrats et les jurés à demander un complément d'information. Le 12 avril 1954, la justice met Marie Besnard en liberté provisoire contre une caution de 1,2 million de francs ramenée à deux cents mille francs, somme réunie par des petits-cousins et par des amis. Le troisième procès s'ouvre à la cour d'assises de Bordeaux le 20 novembre 1961. Il fait appel à de nouveaux experts, alors que Marie Besnard comparaît libre. Entre-temps, un rapport du professeur René Piedelièvre, établi en 1954, confirme les conclusions des analyses de 1952 tout en se montrant plus nuancé que celui du docteur Béroud. La justice avait aussi demandé un rapport au professeur Frédéric Joliot-Curie, basé sur la recherche d'arsenic par le procédé nucléaire, sans suite, le physicien étant mort en 1958. Les jurés sont sensibles aux arguments de M. Bastisse, cité au titre d'expert des sols en tant que maître des recherches au Centre national de la recherche agronomique, affirmant le 29 novembre 1961 : « Vous avez enterré vos morts dans une réserve d'arsenic ». Le 12 décembre 1961, au terme d'un bref délibéré, le jury de la cour d'assises de la Gironde acquitte Marie Besnard au bénéfice du doute, par sept voix contre cinq. 

 

Que reste-il de ces deux destins ?

 

À propos des procès de Marie Lafarge et de Marie Besnard, il faut retenir un manque de rigueur scientifique dans la conservation et la manipulation des organes prélevés au moment des autopsies, ainsi que les erreurs des experts dans l’interprétation des échantillons soumis à leur analyse. Déjà, en 1840, la méthode de Marsh était longuement discutée en raison des risques de confusion entre les anneaux brillants formés dans les tubes contenant de l’arsenic et ceux contenant de l’antimoine. Face au grand nombre de publications sur le sujet, Alphonse Chevallier, membre de l’Académie royale de médecine, mentionne dans le Journal de chimie médicale, en 1839, le rejet par certains chimistes de cette méthode pour les affaires médicolégales et met en garde sur son utilisation. Dans la Grande Encyclopédie, publiée au tournant du XXe siècle, le Dr Clermont écrit au sujet de l’appareil de Marsh : « L’expert qui a constaté l’existence de l’arsenic à l’intérieur d’un cadavre est obligé bien souvent de combattre certaines erreurs d’interprétation que la défense manque rarement d’invoquer : l’arsenic ne provient-il pas d’une médication ? Ne provient-il pas du terrain du cimetière où a été faite l’inhumation ? N’a-t-il pas été introduit post mortem au moyen d’une injection ? » En 1919, les toxicologues discutent encore de la validité des expertises réalisées au moment de l’affaire Lafarge.

 

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arsenic.pdf

 

Pour en savoir plus :

 

- L. Adler, L’amour à l’arsenic. Histoire de Marie Lafarge, Paris, Denoël, 1986 ; 

- J.-M. Augustin, « L’affaire Lafarge », dans Les Grandes affaires criminelles de France.

- R. Le Breton et J. Garat, « Les six petits tubes : l’affaire Marie Besnard », dans Interdit de se tromper, quarante ans d’expertises médico-légales, S. Garde (dir.), Paris, Plon, 1993,



23/05/2024
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