Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Ellis Island : l’usine à fabriquer des Américains.

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La scène nous est familière. Nous l’avons vue sur des images d’archives en noir et blanc. Nous l’avons vue aussi reconstituée dans des films de fiction comme « L’Émigrant » de Charlie Chaplin, tourné en 1917, ou « America, America » d’Elia Kazan (1964). A chaque fois, la séquence est la même : un paquebot entre dans la baie de New York accompagné par un ballet des remorqueurs, des mugissements des sirènes et des cornes de brume. Il passe au pied de la statue de la Liberté, qui semble le saluer en brandissant son flambeau. Sur le pont, les passagers sont assemblés par grappes. Certains agitent les bras, lèvent leur chapeau vers le ciel, d’autres se tiennent immobiles, écrasés d’émotion ou d’appréhension peut-être. Ce qui est trompeur, toutefois, dans ces images d’étrangers arrivant en foule à New York, c’est qu’elles donnent l’impression d’un voyage qui s’achève. Or ce n’était pas le cas. Les nouveaux venus n’étaient pas tirés d’affaire. Tous, ou presque tous, allaient devoir subir de stricts contrôles sur Ellis Island, le « filtre » administratif où siégeaient les services du Bureau fédéral de l’Immigration. En clair, avant de devenir Américains, il restait à ces exilés des heures intenses et angoissantes à vivre. Et pour certains, l’aventure allait s’arrêter là.

 

Une étape dans la politique migratoire des États-Unis.

 

À partir de l’arrivée des « Pèlerins » en 1620 avec le Mayflower, l’histoire du peuplement du continent nord-américain se fait sous le double signe d’une immigration européenne (essentiellement anglo-saxonne), et d’une « immigration forcée » africaine, l’esclavage. Les populations autochtones (les Amérindiens) sont décimées et refoulées de plus en plus vers l’intérieur des terres. Au XIXe siècle, et particulièrement à partir du milieu du siècle, l’histoire du peuplement des États-Unis rentre dans l’ère des migrations de masse. Quinze millions d’immigrants arrivent entre 1820 (date des premières statistiques) et 1890, plus de dix-huit millions entre 1890 et 1920, un pic étant atteint entre 1901 et 1910.

L’explosion démographique européenne (passée de 140 à 250 millions entre 1750 et 1845), diverses crises agricoles (la plus tristement célèbre étant la grande famine irlandaise de 1845-49) mais aussi exils politiques liés aux révolutions et soulèvements qui marquent le XIXe siècle en Europe expliquent l’importance de ces migrations. À partir des années 1880, des migrants venus d’Europe du Sud et de l’Est commencent à affluer. Les Italiens sont de plus en plus nombreux (la moitié d’ailleurs de ceux qui arrivent avant 1910 retourneront par la suite s’installer dans leur pays d’origine), ainsi que les Polonais venus de Russie, de Prusse et d’Autriche. Des Juifs arrivent de toute l’Europe orientale, mais surtout de Russie, où les Juifs sont confinés dans une « zone de résidence », et soumis depuis 1881 à des lois antisémites et des pogromes de plus en plus fréquents.

En moindre nombre, des migrants originaires des Balkans (Tchèques, Hongrois, Roumains, Albanais, Bulgares, Grecs) et d’Asie mineure (Arméniens, Syriens, Turcs) affluent aussi vers les États-Unis.

Un mouvement d’opinion naît pour limiter l’immigration aux États-Unis, représenté par exemple par la Boston Immigration Restriction League créée en 1894.

Une politique de sélection des entrées est alors progressivement mise en place, fondée notamment sur des principes eugénistes :

-        1875 : interdiction de l’entrée sur le sol de États-Unis aux prostituées et criminels ;

-       1882, aux malades mentaux et ceux pouvant devenir une charge pour l’État ;

-       1891 aux polygames, aux porteurs de maladies contagieuses et à quiconque ayant été arrêté pour atteinte à la morale). 

Des raisons politiques sont aussi à l’origine de certaines lois (1903 : fermeture des frontières aux anarchistes étrangers à la suite de l’assassinat du président Mac Kinley ; 1907 : interdiction d’entrée aux enfants de moins de 16 ans non accompagnés pour éviter le travail des enfants).

En 1917 est introduit un « literacy test », destiné à exclure de l’entrée sur le sol américain les postulants à l’immigration qui ne savent ni lire ni écrire. Le test consiste en la lecture d’un texte de moins de cent mots dans une langue au choix de l’impétrant. Il s’agit aussi d’un moyen détourné de refouler une partie des « nouveaux immigrants » (Italiens, Juifs, Polonais, Slovaques), chez qui les taux d’analphabétisme sont beaucoup plus importants que chez les ressortissants de « l’ancienne immigration » (Allemands, Anglais, Scandinaves, Irlandais)

De plus en plus, la sélection des migrants se fait sur des critères de nationalité et de « race ». Ainsi, le « Chinese Exclusion Act » de 1882 (en vigueur jusqu’en 1943) interdit l’entrée aux Chinois, tandis qu’une série de « Gentlemen’s agreements » (1907 et 1908) limite très fortement l’immigration des Japonais. Finalement, en 1921, une loi des quotas est votée, qui sélectionne les immigrants (donc la population future) en fonction de l’immigration passée : pour chaque groupe national sont admis chaque année 3 % du nombre des nationaux de ce groupe vivant aux États-Unis en 1910. La loi de 1924 favorise plus encore les groupes d’immigrants les plus anciens (2% de chaque groupe dénombré en 1890). Cette politique des quotas favorisant les « vieux » courants d’immigration reste en vigueur jusqu’en 1965.

 

L’installation d’Ellis Island. 

 

Avant 1890, les États, plutôt que le gouvernement fédéral, régulent l’immigration aux États-Unis. Castle Garden sert de centre d’immigration pour l’État de New York de 1855 à 1890. Environ huit millions d’immigrants, pour la plupart issus d’Europe du Nord et de l’Ouest, sont passés par ses portes. Lorsque l’immigration s’accélère, à la fin du XIXe, Castle Garden ne suffit plus à leur accueil. Le gouvernement fédéral intervient alors et construit un nouveau centre d’immigration sur Ellis Island. Ellis Island est à l’origine un îlot minuscule, 1,2 ha à l’origine, moins que la base de la tour Eiffel, un banc de sable boueux posé à l’embouchure de l’Hudson. Grâce à la terre récupérée lors du percement du métro new-yorkais, on lui a fait atteindre une superficie de 11 hectares, soit l’équivalent de quinze terrains de football, et on lui a donné la forme d’un U afin que les bateaux viennent s’amarrer dans son échancrure. Avant l’arrivée des colons européens au XVIe siècle, les Indiens algonquins avaient baptisé l’endroit « Kioshk », l’île aux Mouettes, car seuls ces volatiles y vivaient. Les Hollandais l’ont appelé « Oyster Island », l’île de l’Huître, du fait des mollusques qu’on y trouvait. En 1765, après qu’on y ait pendu le pirate Anderson, le nom est devenu « Gibbet Island », l’île du Gibet. La dénomination officielle et définitive d’Ellis Island s’est imposée en 1808, quand le gouvernement fédéral a racheté l’îlot pour la somme de 10 000 dollars (l’équivalent de 160 000 euros aujourd’hui) à Samuel Ellis, son propriétaire, patron d’une auberge pour pêcheurs. Qui aurait cru que cette miette de terre perdue acquerrait un jour une renommée mondiale ? Le 1er janvier 1892, le nouveau centre d’immigration ouvre ses portes. Il est imprudemment construit en bois, en pin de Géorgie. Cinq ans plus tard, un incendie détruit le tout, et notamment les archives. On perd toute trace administrative des premiers millions d’immigrants accueillis à Ellis Island. Les travaux de reconstruction, « en dur » cette fois, rondement menés, sont terminés dès 1900. Pour un budget d’un million et demi de dollars (environ 34 millions d’euros), en s’inspirant des techniques d’édification des gares parisiennes, les architectes Edward Lippicot Tilton et William A. Boring font surgir de terre un château de briques rouges et de pierres blanches de style Renaissance française. C’est nettement plus grandiose que les anciens bâtiments façon caserne. Les bâtisseurs, en outre, ont prévu large : le Grand Hall d’enregistrement peut contenir 5 000 personnes, les cuisines peuvent en nourrir autant, plusieurs fois par jour, et on trouve aussi des garderies pour les enfants, des salles de douches, des dortoirs ainsi que des locaux de quarantaine.

On a dit qu’Ellis Island était la porte de l’Amérique, la Golden Door (la « Porte dorée »). On aurait pu dire aussi bien la porte étroite, compte tenu de ses dimensions… Pourtant, entre la fin du XIXe siècle et l’entre-deux-guerres, en à peine plus de trois décennies, 16 millions de personnes sont passées par ce goulet d’étranglement. Un flux de population sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

 

Welcome to America. 

 

A partir de Hambourg, de Liverpool ou du Havre, la traversée durait en moyenne une dizaine de jours, mais bien plus, près de trois semaines, au départ de Naples. Les plus fortunés des migrants s’offraient un billet de première ou de deuxième classe et voyageaient dans des conditions décentes. Pour les autres, les passagers de troisième classe, l’expérience était pénible. On les entassait dans l’entrepont, c’est-à-dire en dessous de la ligne de flottaison, dans de vastes dortoirs où la literie se résumait à des alignements de paillasses superposées. Aucune vue sur l’extérieur, aucune aération, une chaleur étouffante. A l’arrivée à New York, les passagers de première et deuxième classe reçoivent à bord les visites de routine, médecin, employé de l’administration fédérale, avant d’être conduits à Manhattan sans plus de formalités. Ils ont de quoi subvenir à leurs besoins, l’État ne risque pas de les avoir à sa charge… Ils sont d’emblée citoyens des États-Unis. Les passagers de troisième classe doivent en revanche passer par Ellis Island et se soumettre à des inspections plus sérieuses. Ils portent leur plus beau costume ou plus belle robe pour faire une bonne impression. Parfois les femmes portent sur elle tous les jupons, robes ou châles qu’elles peuvent mettre pour réduire le bagage. Chacun porte autour du cou ou épinglée à ses vêtements une étiquette indiquant le nom du navire dans lequel la traversée a été effectuée : les compagnies maritimes sont responsables, à leurs frais, du retour de l’immigrant s’il est refoulé.

Les immigrants passent d’abord un examen médical sommaire, destiné à déceler les infirmités les plus courantes et les signes de maladies notoires qui peuvent entraîner une interdiction d’entrée dans le territoire (notamment à partir des lois de 1891). Les médecins de la Santé Publique à Ellis Island sont devenus très performants lors de ces « 6 secondes d’examen médical ».  En 1916, on disait qu’un médecin du site pouvait d’un simple coup d’œil identifier plusieurs affections physiques, allant de l’anémie au goitre. Les personnes suspectes sont marquées à la craie d’une lettre indiquant la nature de l’infirmité : F (face) pour les affections au visage, E ou EC (eyes) pour les maladies des yeux, H (heart) pour les maladies du cœur, L (lameness) pour la claudication, N (neck) pour les goitreux, S (senility) pour les très âgés pouvant être une charge pour la société, etc... Le signe X indique que la personne est suspectée d’avoir une maladie mentale et le signe (X) qu’elle est réellement atteinte de ce type de maladie. Si certaines maladies n’entraînent pas la mise en quarantaine ou une hospitalisation temporaire, d’autres comme la tuberculose, la lèpre et surtout le trachome[1] , qui sévit alors en Europe de l’Est, entraînent le retour au port d’embarquement aux frais de la compagnie de navigation.

Une fois l’examen médical terminé, place aux vérifications légales et administratives. Les immigrants sont dirigés vers le grand hall, qui est aussi la salle des enregistrements. L’attente peut y être longue : on accueille parfois dans cette salle gigantesque plus de 10 000 personnes en une journée, on en a compté 11 747, le 17 avril 1907, record absolu ! Quand son tour arrive, le nouvel arrivant est interrogé par un inspecteur des services de l’immigration qui lui pose, assisté d’un traducteur, une trentaine de questions. La plupart n’a trait qu’à des confirmations d’état civil, mais certaines sont étonnantes : êtes-vous en possession de 50 dollars ? Pouvez-vous nous montrer cet argent ? Avez-vous déjà été emprisonné, interné pour troubles mentaux ? Êtes-vous polygame ? Êtes-vous anarchiste ? Lors de ces entretiens, les agents fédéraux avaient tendance à « américaniser » les patronymes de leurs interlocuteurs. On raconte l’histoire d’un juif allemand, si déstabilisé par l’avalanche des questions que quand on a lui demandé son nom, il a répondu « Ich habe vergessen » (« J’ai oublié »). Le fonctionnaire, sans ciller, l’a inscrit sous le nom de Ferguson.

Sur la masse des étrangers débarqués à Ellis Island, 80 % ont entendu résonner la phrase rituelle d’acceptation, « Welcome to America », et se sont retrouvés dans les rues de New York, totalement libres de leurs mouvements, au bout de seulement quatre ou cinq heures ; 18 % ont connu le même sort heureux après avoir été retenus dans l’île quelques jours ou quelques semaines. Après, ils devaient se construire une autre vie aux États-Unis, mais ça, c’est une autre histoire. Au final, seuls 2 % se sont vu réexpédier d’où ils venaient pour des raisons d’ordre juridique ou médical, soit sur la durée de fonctionnement du centre, environ 250 000 personnes. La première personne accueillie à Ellis Island, le 1er janvier 1892, avait été Annie Moore, une Irlandaise aux joues rouges de 15 ans, venue retrouver ses parents à New York, la municipalité lui avait offert une belle pièce de 10 dollars en or. Le dernier détenu à vider les lieux, le 12 novembre 1954, a été un marin norvégien nommé Arne Petersen. 

 

Que reste-t-il d’Ellis Island ?

 

Depuis, les bâtiments ont été classés monument national, au même titre que le mont Rushmore (la montagne du Dakota du Sud, sur laquelle sont sculptés les bustes de quatre grands présidents américains, George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln) et la statue de la Liberté. On y découvre le musée de l’Immigration. Tous ceux qui l’ont visité le disent : on est saisi d’émotion dans le grand hall par la solennité des lieux, comme si l’on sentait encore la foule grave et craintive des immigrants. Plus de 100 millions d’Américains ont aujourd’hui un ancêtre qui est passé par Ellis Island. Ce qui fait dire à Georges Perec, avec son sens de la formule, qu’Ellis Island n’a été « rien d’autre qu’une usine à fabriquer des Américains […] aussi rapide et efficace qu’une charcuterie de Chicago. A un bout de la chaîne, on met un Irlandais, un juif d’Ukraine ou un Italien des Pouilles, à l’autre bout, après inspection des yeux, inspection des poches, vaccination, désinfection, il en sort un Américain ». 

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.histoire-immigration.fr/musee-numerique/expositions-temporaires/portraits-d-ellis-island-1905-1920-augustus-frederick

 

https://www.babelio.com/livres/Perec-Ellis-Island/66532

 

https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/ellis-island-lusine-a-fabriquer-des-americains/

 
Cliquez ici pour télécharger l'article
Ellis-Island.pdf

[1] Le trachome est une infection oculaire bactérienne non spécifique et contagieuse, pouvant conduire à la cécité.

 



13/08/2020
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