Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Le tremblement de terre de Lisbonne : premier accident moderne.

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Dans l'histoire des catastrophes naturelles, le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 tient une place à part, par les répercussions philosophiques et littéraires qu'il eut dans l'Europe des Lumières. Même si le bilan démographique demeure incertain, il est établi que plus de 10 000 personnes y ont perdu la vie. Au-delà de ce terrible bilan, une foi nouvelle apparaît, celle dans la capacité des hommes à lutter contre les catastrophes,mais aussi une peur inédite face à ce qui reste imprévisible.

Comme bien souvent, le nombre de morts ne suffit pas à expliquer le choc de l'événement ; la signification l'emporte sur les aspects matériels. Les 10 000[1] morts de Lisbonne en 1755 ne peuvent éclipser les 100 000 morts de la peste de Provence en 1720, sans parler des centaines de milliers de victimes causées par les cyclones en Inde en 1737 et 1789 ou les 10 millions emportés par la famine du Bengale en 1770. Voltaire reconnaît à propos du tremblement de terre de 1699 en Chine qu'il « fut plus funeste que celui qui de nos jours a détruit Lima et Lisbonne ; il fit périr, dit-on, environ 400 000 hommes » Si le tremblement de terre de Lisbonne a tant frappé, c'est qu'il est apparu comme la première catastrophe moderne.

 

La terrible Toussaint.

 

Le tremblement de terre du 1er novembre 1755 se produit aux alentours 9h 40. L’heure précise est difficile à estimer : les témoignages varient et la position exacte de la faille responsable du séisme est encore aujourd’hui sujette à débat. Les sources contemporaines indiquent que trois secousses distinctes se produisirent sur une durée d'une dizaine de minutes, causant de larges fissures (jusqu'à cinq mètres) et dévastant la ville. Les survivants se ruèrent vers l’espace ouvert et supposé sûr que constituaient les quais du port, et y assistèrent à un reflux de la mer comme ils n'en avaient jamais vu, laissant à nu des fonds marins où s'échouèrent et se disloquèrent des navires perdant leurs marchandises. Plusieurs dizaines de minutes après le séisme, un énorme tsunami avec des vagues de cinq à quinze mètres submergea le port et le centre-ville situés sur le Tage. Il fut suivi de deux nouvelles vagues. Les chutes de cheminées, l'éparpillement des feux domestiques et parfois l'action des pillards déclenchent un gigantesque incendie qui dure cinq ou six jours. Les flammes causent d'ailleurs la plus grande partie des dégâts, notamment parmi les biens mobiliers et les marchandises, et atteignent une telle intensité qu'elles sont visibles à Santarem, à environ 70 kilomètres au nord-est. Les secousses se répéteront : plus de 500 jusqu'en septembre 1756, accentuant la panique et la désorganisation de la société lisbonnine. Lisbonne ne fut pas la seule ville portugaise affectée par la catastrophe : les destructions touchèrent tout le Sud du pays, en particulier l’Algarve. Les secousses du séisme furent ressenties partout en Europe, jusqu’en Finlande. D’autres tsunamis atteignant des hauteurs de vingt mètres frappèrent les côtes atlantiques de l’Afrique du Nord, ou traversèrent l’océan Atlantique jusqu'à la Martinique et à la Barbade où ils atteignirent respectivement des hauteurs de 1,80 et 1,50 m. La vague atteint 3,08 m à Penzance en Cornouailles. Environ 85 % des bâtiments de Lisbonne furent détruits, y compris les plus célèbres de ses palais et bibliothèques, brillants exemples d’une architecture manuéline[2] du XVIe siècle typiquement portugaise. Plusieurs bâtiments relativement épargnés par le séisme furent détruits par les incendies qui s’ensuivirent. Un opéra nouvellement construit, baptisé du nom prémonitoire d’Opéra Phoenix, fut réduit en cendres. Le Palais Royal, juste au bord du Tage (actuellement : place Terreiro do Paço), fut également détruit : à l’intérieur, les 70 000 volumes de la bibliothèque royale furent perdus, tout comme des centaines d’œuvres d’art incluant des peintures de Titien, Rubens. Des archives royales extrêmement précieuses disparurent, notamment les comptes rendus détaillés des grandes explorations réalisées par Vasco de Gama et d’autres navigateurs. L'effet maximum des secousses et de l'incendie s'est concentré dans les quartiers les plus peuplés, ainsi que dans le centre urbain occupé par la Cour et les activités commerciales. Les victimes ont été rares parmi la noblesse : la famille royale résidait alors au palais de Belem, dans les faubourgs de la ville, et le reste de la Cour à la campagne. De nombreuses vies ont également été épargnées grâce à l'heure du séisme : une heure plus tard les églises auraient été pleines, en ce jour de Toussaint, ce qui aurait encore alourdi le bilan humain.

 

Une reconstruction au pas de charge. 

 

Après la catastrophe, le roi se mit à nourrir une peur incontrôlable à l’idée de vivre entre des murs, et la cour s’installa dans un gigantesque complexe de tentes et de pavillons sur les collines d’Ajuda, à l’époque encore en bordure de Lisbonne. La claustrophobie du roi ne s’apaisa jamais, et ce n’est qu’après sa mort que sa fille Marie Ire entama la construction de l’actuel palais royal d'Ajuda, sur l’ancien site des tentes. Face à ce désastre le marquis de Pombal, principal ministre du roi Joseph Ier, prit en main la gestion de l'après-catastrophe. 

Avec le pragmatisme qui caractérisait ses méthodes de gouvernement, il organisa immédiatement les secours et la reconstruction. Il envoya en ville des équipes de lutte contre le feu afin d’éteindre les flammes au plus vite, et chargea d’autres personnes de rassembler les milliers de cadavres. On ne disposait que de peu de temps pour cette tâche macabre avant de possibles épidémies. Contrairement à la coutume, et malgré les souhaits exprimés par les représentants de l’Église, de nombreux corps furent entassés sur des barques et immergés au large des bouches du Tage. Avec une belle célérité, Pombal prend aussi en charge la reconstruction de la ville. Au total, près de 9 000 édifices en bois sont bâtis en six mois, accueillant 25 000 réfugiés. Comme le rapporte un marchand français, Claude Darrot,  « on ne trouve pas à se loger : il y a une quantité de monde sans maison, qui sont obligés de vivre en baraque » . Ces mesures provisoires laissent rapidement la place à un dessein plus ambitieux : édifier une cité moderne et exemplaire. Aucune construction n'est permise sans autorisation, tandis qu'une équipe d'ingénieurs s'affaire.

La partie basse et littorale de la ville est entièrement redessinée par une équipe d'ingénieurs et d'architectes. Officier de formation, Eugénio dos Santos conçoit ce qui est devenu un des fleurons du Lisbonne actuel : la place du Commerce, espace monumental ouvrant sur le front de mer. De là partent deux grandes avenues qui déterminent un plan en damier. Les bâtiments construits sous l’égide de Pombal comptent parmi les premiers exemples de constructions antisismiques en Europe (c'était courant au Japon). De petits modèles en bois furent construits pour procéder à des tests, et des tremblements de terre furent simulés en faisant défiler des troupes autour. Le nouveau centre-ville de Lisbonne, connu désormais sous le nom de « centre pombalin » (Baixa Pombalina), est aujourd’hui l’une des attractions touristiques les plus prisées de la ville. Des quartiers d’autres villes portugaises furent aussi reconstruits selon les principes de Pombal, comme Vila Real de Santo António en Algarve.

La nouvelle ville est un modèle de l'urbanisme des Lumières, rationnelle et idéale, aérée et propice à la circulation. Elle constitue une vitrine de l'absolutisme monarchique, à l'image de la statue équestre triomphale du roi Joseph Ier qui est élevée plus tard sur la place du Commerce. Les intérêts de l'État se mêlent parfaitement à ceux des commerçants et des financiers qui apprécient ce cœur fonctionnel. La reconstruction à marche forcée, qui visait explicitement à rassurer les intérêts commerciaux internationaux vitaux pour Lisbonne, a été, sur ce plan également, un succès. L’action du Premier ministre ne se limita pas aux questions pratiques de la reconstruction. Le marquis ordonna également qu’un questionnaire soit envoyé à toutes les paroisses du pays à propos du séisme et de ses effets. 

Y figuraient entre autres les questions suivantes :

 

-       Combien de temps a duré le tremblement de terre ?

-       Combien de répliques ont été ressenties ?

-       Quel type de dommage a été causé ?

-       Les animaux ont-ils eu un comportement étrange ? (cette question anticipait sur les études réalisées pendant les années 1960 par des sismologues chinois)

-       Qu’est-il arrivé aux puits et aux points d’eau ?

 

Les réponses à ces questions, ainsi qu’à d’autres, sont toujours conservées dans la tour de Tombo, le centre des archives nationales. En étudiant et en recoupant les comptes rendus des différents prêtres, les chercheurs modernes ont été en mesure de reconstituer la catastrophe d’un point de vue scientifique, ce qui eût été impossible sans l’enquête menée par le marquis de Pombal. Ce dernier, par conséquent, est souvent considéré comme un précurseur de la sismologie contemporaine

 

De la vengeance divine à l’accident naturel. 

 

Désormais, l'intervention de l'État ne doit pas se limiter au secours en cas de drame. Elle est réclamée également pour prévenir le retour d'une catastrophe. Ce souci de prévention avait déjà animé quelques esprits forts. Néanmoins, l'année 1755 inaugure un changement d'échelle : pendant des siècles, c'est à l'échelon local qu'on avait envisagé la gestion des catastrophes. On se tourne maintenant vers l'État et vers les scientifiques qu'on somme d'expliquer et d'anticiper des catastrophes d'une telle ampleur. Le tremblement de terre secoua bien plus que des villes et des bâtiments. Lisbonne était, et demeure, la capitale d’un pays profondément catholique, qui était réputé pour la foi de ses habitants et la vigueur de l’évangélisation dans ses colonies. La catastrophe survint de plus le jour d’une fête catholique essentielle et détruisit la plupart des églises et édifices religieux les plus importants. La théologie et la philosophie du XXVIIIe siècle pouvaient difficilement expliquer une telle manifestation de colère divine. Ce hiatus inédit entre Dieu et la nature introduit une figure nouvelle, celle de l’« accident », qui va dominer tout le XIXe siècle. On considérait auparavant la catastrophe naturelle comme inscrite dans un plan divin ; l'accident, lui, est un choc, une rencontre aléatoire et injustifiable. Selon cette définition, le séisme de Lisbonne est le premier « accident » moderne. De mémoire d'homme, aucune ville européenne de la taille de Lisbonne n'avait été détruite dans le passé par un tremblement de terre ; et Lisbonne n'était pas particulièrement menacée. Rien ne pouvait laisser prévoir ce drame. Une épidémie de peste mortelle, un incendie gigantesque auraient assurément moins ébranlé les contemporains. L'accident, fruit du hasard et non d'une « colère divine », est imprévisible. Ce qui engendre une plus grande inquiétude, mais également une plus grande liberté. Une tension apparaît entre, d'un côté, la nécessité d'essayer de prévenir les événements funestes, de l'autre, la conscience de ne jamais pouvoir définitivement réduire la part de l'imprévisible.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Paul Poirier, Le tremblement de Terre de Lisbonne, éditions Odile Jacob, 2005.

 

Cet événement est relaté dans le jeu vidéo Assassin's Creed Rogue, sorti en novembre 2014. Le personnage principal Shay Cormac se retrouve responsable malgré lui du tremblement de terre.

 

Cliquer ici pour télécharger l'article

 Le-tremblement-de-terre-de-Lisbonne.pdf



[1] Des estimations plus récentes font plutôt état de 50 000 à 70 000 morts. 

[2] Le style manuélin se caractérise par une abondance de motifs décoratifs sur les édifices religieux et monuments de l'époque.

 



07/01/2022
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