La mort de la mystérieuse dame à l’ombrelle.
Le procès, aux assises de Melun, à la mi-août, fait grand bruit et s’achève par la condamnation aux travaux forcés à perpétuité de cette femme érudite, mariée à un négociant failli et mère de deux enfants. Plusieurs journalistes prédisent que le crime commis par cette inculpée énigmatique, défendue par le célèbre avocat Charles Lachaud, deviendra l’une des « causes célèbres » du siècle. Mais, contre toute attente, aux lendemains du verdict, cet évènement judiciaire exceptionnel n’occupe plus que de minces filets dans la presse locale et départementale.
Pour quelles raisons cette affaire, suivie par les plus grands tribunaliers[1] français et étrangers, n’a-t-elle pas pris place dans la mémoire collective ? Pourquoi, après un mois de vive lumière induite par le meurtre, cette Normande au comportement insolite, venue chercher fortune à Paris, pratiquant l’hypnose et le magnétisme animal alors en vogue, n’a-t-elle plus intéressé personne – ou presque ?
Macabre découverte à Fontainebleau.
Le dimanche 12 mai 1867, le cocher Onésime-Auguste Noël revenait avec sa voiture du Bouquet du Roi, célèbre chêne de la forêt, par la route du Mont-Fessas, quand il remarqua à quelques pas du chemin, une femme étendue au milieu d'une petite clairière. Elle portait une belle robe de dentelle à crinoline rouge, une ombrelle cachant son visage. La femme semblait dormir paisiblement, se reposant peut-être d'une longue promenade par ce chaud après-midi de printemps.
Le lendemain, un peu après quatre heures du soir, le même cocher qui promenait un groupe de touristes, aperçut la même femme allongée, à la même place et dans la même position. Inquiet, il descendit de sa voiture et se dirigea vers l'étrange endormie. Le cocher écarta l'ombrelle et découvrit un grouillement de vers et de larves qui couvrait le visage d'une morte. Noël retourna à Fontainebleau à vive allure, directement chez le commissaire de police.
Une affaire rondement menée.
L’enquête progresse vite car le nom de la morte, Mertens-Dusart, est gravé à l’intérieur de son alliance. Le commissaire Trocherie et ses hommes apprennent que la victime est arrivée de Paris le 7 mai avec une amie et que toutes deux ont dormi à l’Hôtel de France et d’Angleterre, dans deux chambres communicantes. Il découvre également que, le lendemain soir, la femme inscrite sous le nom de Lebouis est revenue seule dans l’établissement, affirmant avoir perdu sa compagne à proximité de l’auberge de Franchard, où elles avaient déjeuné.
Dès le 15 mai, l’affaire est confiée au juge bellifontain Hippolyte Bouilly. Ce dernier enjoint le chef de la Sûreté de la préfecture de police parisienne, Antoine Claude, de faire rechercher Mathilde Frigard-Lebouis, dont le comportement et les propos ont paru étranges aux différents témoins. Cette dernière est rapidement appréhendée dans sa boutique de comestibles nouvellement acquise, 34 rue Montholon.
Quelques heures plus tard elle est en état d’arrestation car les policiers ont découvert dans la chambre de bonne qu’elle occupe, à proximité de l’épicerie, des valeurs appartenant à la victime, un revolver chargé et des manuels de toxicologie.
Dès que la suspecte est déférée à la Conciergerie, le 17 mai, les informations délivrées à la presse, déjà rares, cessent totalement jusqu’à la fin de l’instruction, le 25 juillet.
Une instruction au pas de charge sous un silence de plomb.
Le magistrat instructeur et le commissaire de police font preuve de célérité. La victime, jeune veuve, et sa mère ont connu une vie itinérante, d’un hôtel à l’autre. Et puis, subjuguée semble-t-il, elle rencontre Mathilde Frigard. Le chef de la sûreté, Antoine Claude, que les mémoires apocryphes rendront célèbre, la soumet en deux mois à dix-neuf interrogatoires. La victime a été son amante, et Mathilde Frigard s’était livrée à la fois à des activités de proxénète de spirite, hypnotisant ou envoutant son entourage. Elle possède aussi une culture scientifique, qui lui vient en partie de son père, d’abord officier de santé puis docteur en médecine, comme l’attestent plusieurs ouvrages trouvés lors de la perquisition, notamment un traité de toxicologie de Mathieu Orfila. Le silence de plomb, qui s’abat sur l’affaire, s’explique de plusieurs manières. Charles-Emile Duret, commissaire chargé de l’enquête est un quasi familier de la suspecte puisqu’il demeure rue Montholon au-dessus de l’épicerie détenue par Mathilde. Comme il le mentionne au bas de son premier rapport, depuis le 10 mai, il a déjà reçu à deux reprises dans son bureau un certain Henri Burdet, 27 ans, qui s’inquiétait de la disparition de sa colocataire et ex-maîtresse, Sidonie Mertens. Or, comme le rappellera Monsieur Claude dans ses Mémoires, Duret, surnommé par la brigade des mœurs Le Requin, pour avoir « passé une partie de sa vie avec les dames », a pour indicateur le proxénète Burdet, alias Le Dos-Vert. Ce jeune homme, viveur et endetté, placé sous curatelle par ses parents restés en Savoie, donne régulièrement des renseignements à la Préfecture en échange de son impunité. Le juge d’instruction a aussi intérêt à la discrétion. Il fait preuve d’un sérieux manque de curiosité. Il n’interroge jamais l’accusée sur les activités qu’elle a exercées à son arrivée à Paris et ne se préoccupe pas de savoir comment une mère de famille à « l’allure provinciale » a pu basculer dans l’homosexualité et le « gai Paris ». Magistrat en disgrâce pour cause d’opinion républicaine, il espère, en résolvant avec succès, cette affaire délicate, retrouver les grâces de pouvoir et enfin quitter Fontainebleau, ville qu’il déteste.
Le retour de Mathilde.
Mais dès que le rapport est transmis au parquet, les journalistes, jusqu’alors tenus à l’écart, se passionnent pour cette ténébreuse histoire dont ils ignorent presque tout. La vie romanesque des deux amies, que l’instruction dévoile en partie, les captive. Le procès se déroule à Melun, du 9 août au 15 août 1867, et attire un public nombreux mais essentiellement local, curieux de voir une femme « ayant des habitudes qui ne sont pas naturelles à son sexe » : proxénétisme, maniement des armes, savoirs médicaux, magnétisme…Voici ce que rapporte la presse locale : « « La foule était très-grande au palais de justice. L'accusée a excité, un grand mouvement de curiosité. Son œil est expressif ; elle est entrée sans témoigner le moindre trouble, et a jeté les yeux sur le plan de la forêt de Fontainebleau, que tenait son défenseur. L'accusée a écouté la lecture de l'acte d'accusation en baissant la tête et en rougissant. Sa mise est fort simple : gantelet en soie noire, chapeau orné de lierre. La femme Frigard répond d'une voix douce et nie toutes les charges. ». Au long du procès, le président, comme l’avocat général Onfroy de Breville, mettent tout en œuvre pour discréditer une femme dont ils réprouvent le comportement. Dès le début de l’interrogatoire, le Président Dubarle, catholique fervent pour lequel il est inconcevable d’être à la fois homosexuelle, bonne épouse et excellente mère, savante et criminelle, fait la morale à Mathilde Frigard.
Contrairement aux magistrats, les tribunaliers sont séduits par la personnalité de l’accusée et font partager leur enthousiasme à leurs lecteurs. Dès qu’elle est attaquée, ils se moquent des témoins à charge.
Les journalistes dénoncent aussi l’attitude du président Dubarle qui, après avoir ordonné à l’huissier de montrer aux jurés l’album de photographies masculines saisi par la police au domicile de la victime, n’hésite pas à donner les noms et les professions de ces riches clients de Sidonie Mertens. Cette énumération choque Henri Rochefort, qui signe dès le lendemain un éditorial dans Le Figaro.
« Je donne cent mille francs et un parapluie rouge à qui me prouvera de quelle utilité pouvait être, dans l’interrogatoire de la femme Frigard, la production des photographies avec les noms et qualités y annexés, d’hommes entièrement étrangers à la mort de la victime et qui lui avaient rendu visite dans un but que la magistrature, gardienne naturelle des mœurs qui ne savent pas se garder elles-mêmes, devrait dissimuler à tous les yeux. »
Les enquêtes sur la victime et la présumée meurtrière sont bâclées ; les témoignages contribuent à la défigurer. Mathilde, à l’évidence, ne se conduit pas comme devrait se comporter une femme honnête, mariée et rangée. Sa victime n’est guère mieux traitée. Son cadavre est autopsié trois fois. Le monde que ces deux « intrigantes » fréquentent n’est pas recommandable : elles veulent acquérir un hôtel louche, sorte de lupanar « interlope » comme on disait au XIXe siècle : L’Hôtel du Liban. L’endroit, surveillé par la police et le bureau des mœurs, héberge plusieurs demi-mondaines connues pour leur tribadisme. L’incompréhensible est là : « comment une mère de famille à "l’allure provinciale" a pu basculer dans l’homosexualité et le "gai Paris" ? » Comment également Sidonie a-t-elle pu « excessivement » se lier à une « femme active et érudite, mais ruinée et laide » ? Seule une explication extravagante – Mathilde hypnotiserait et droguerait Sidonie – peut rendre compte d’un tel lien malsain et pervers dans le Paris de l’Exposition universelle de 1867. Le procès n’arrange rien et continue à estropier l’accusée, petite, qui se tient voûtée, mais fait plus jeune que son âge et parle bien.
Le verdict et l’oubli
Le jury d’assises est composé d’hommes de plus de 50 ans, majoritairement cultivateurs. Sur les 62 témoins requis, 57 sont à charge, et le président de la Cour d’Assises, en fin de carrière est un moralisateur qui commence la plupart de ses questions à Mathilde par « Comment avez-vous pu… ? » Seul l’avocat de l’accusée, un ténor du barreau, défend celle qui, autrefois, a été une épouse excellente qui a eu le malheur de perdre six de ses huit enfants en très bas âge et a connu la faillite. Mais, sans surprise, Mathilde Frigard est reconnue coupable (avec des circonstances atténuantes qui ne sont pas précisées) et condamnée aux travaux forcés à perpétuité, ainsi qu’à 100 F d’amende. La condamnée refuse de faire appel et, en dehors du prétoire, finit par avouer le crime, encore un acte incompréhensible pour ses contemporains.
Les 23 et 24 août, toute la presse publie ces révélations inattendues. Mathilde Frigard a bien tué son amie mais pas en l’étouffant, en lui faisant respirer de l’acide prussique. Elle a reproché aux médecins légistes leur incurie et aux enquêteurs d’avoir négligé la « piste de la fiole » qui avait été trouvée, cassée, à proximité de la morte. Elle a bien acheté son épicerie en faisant usage de faux, mais ceux-ci ont été rédigés par l’introuvable Williams dont la Cour niait l’existence. Elle est enceinte de cet inconnu. Si les tribunaliers avaient été conquis par cette femme atypique mais bonne épouse et bonne mère, ils ne suivent plus la détenue bisexuelle, qui humilie son conjoint, donc tous les hommes, remet en cause la médecine légale et la police scientifique encore balbutiante. Plus largement, ils n’apprécient pas d’avoir été grugés durant une semaine d’assises.
La presse nationale choisit de se taire. Les journaux locaux ne consacrent plus que quelques rares lignes à cette criminelle déconcertante. Ils en font désormais une épouse indigne, dont le mari, déshonoré, a demandé à changer de nom, et une mauvaise mère, qui a rompu tout contact avec ses deux enfants et refuse, après son accouchement, de voir son bébé qui ne survivra pas.
Cette affaire laisse entrevoir les conditions requises pour que se fabrique, ou ne se fabrique pas, une « cause célèbre ». Mais, si elle n’a pas pris place dans la mémoire collective, sans doute a-t-elle exercé une influence non négligeable sur Jean-Baptiste Troppmann, grand lecteur de La Gazette des tribunaux et du Droit, qui assassinera un an et demi plus tard, de façon comparable, sa première victime, Jean Kinck.
Pour en savoir plus :
Myriam Tsikounas, Le Monde de Mathilde. Une femme savante et criminelle, Chêne-Bourg (Suisse), Georg Éditeur, 2021, 287 p.
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