Il y a soixante ans, Malpasset cédait.
Le deux décembre 1959, le barrage de Malpasset cédait sous le poids de l’eau des pluies diluviennes, qui, depuis le mois de septembre, avaient saturé les sols du bassin versant. Cette rupture provoqua le déferlement de près de 50 millions de mètres cubes d'eau qui ravagea campagnes et villages jusqu'à la mer. Plus de quatre cents personnes trouvèrent la mort. Il s’agit d’une des plus grandes catastrophe naturelle, survenue au XXème siècle, sur le territoire métropolitain.
Pourquoi un barrage à Malpasset ?
La communauté humaine du Bas-Argens dans l'Est-varois se trouve dans une situation
« classique » des zones littorales pour son approvisionnement en eau. Après des siècles où puits et citernes suffisaient à une économie faiblement commerciale, l'arrivée du chemin de fer et le démarrage du tourisme à partir des années 1860- 70 posèrent de façon sans cesse plus aiguë, la mise en œuvre de quantités d'eau estivales au moment où l'apport naturel est nul ou très limité et les besoins maxima. L'idée d'un barrage sur le Reyran avait été avancée dès 1878. Elle se concrétise entre 1946 et 1951, avec en outre l'avantage de domestiquer l'écoulement très irrégulier de « l’enfant terrible de la région ». Il s'agit d'un « oued » méditerranéen, presque à sec en été mais pouvant connaitre des crues importantes en automne (les coefficients mensuels de débit varient de 1 à 24 !). La construction d'un barrage dans la région de Fréjus est envisagée juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre des grands projets d'équipement du pays. Son principal objet est de constituer un réservoir d'eau permettant d'irriguer les cultures dans une région où les pluies sont très irrégulières. Le conseil général du Var, maître d'œuvre de l'opération, reçoit une importante subvention du ministère de l'Agriculture. Il fait alors appel au grand spécialiste des barrages-voûtes, André Coyne, "auteur" du barrage de Tignes par exemple. L’emplacement choisi est celui de la vallée du Reyran, au lieu-dit " Malpasset[1] ». Le site du barrage avait entrainé des hésitations. Déjà̀ en 1926, la mauvaise qualité de la roche dans les gorges à 9 km en amont de Fréjus avait fait ajourner un projet. En 1951, malgré les inquiétudes d'un géologue de Marseille, on choisit le site permettant le lac de retenue le plus vaste : une gorge en méandres encaissés à 42 m d'altitude. Il ne s'agissait pas d'une retenue « EDF » ; le budget fut voté en novembre 1951 par le conseil général du Var, financé par le département et l'État. Les travaux durèrent 14 mois à partir du 1/04/1952 ; la mise en eau débuta en 1954 pour un maximum possible de 55 millions de m3. Une prise d'eau assurait 400 litres /s aux collectivités et 1 100 litres/s à l'agriculture.
La conception de l’ouvrage
Le barrage était du type « voute mince », 223 m de long, 60 m de haut, 7 m d'épaisseur à la base et 1,5 au sommet. Il avait été confié à un ingénieur parmi les meilleurs du monde à l'époque (barrage sur le Zambèze entre autres). Bien des articles ont vanté sa beauté et l'élégance de son tiers de circonférence. Il était muni d'un déversoir en haut (2 m sur 29 m) et d'une vanne de vidange à la base (en cas d'urgence et pour « chasser » les alluvions se déposant au fond du lac). Les barrages-voûtes sont adaptés à des vallées étroites avec des rives solides. Ils sont constitués par un arc mince en béton qui reporte la poussée de l'eau sur les rives. Un barrage-voûte est dit « à paroi mince » lorsque le rapport largeur à la base / hauteur de l'ouvrage est inferieur à 1/3. Ces constructions permettent des économies de béton en comparaison des barrage-poids[2].
Construction et catastrophe
Le barrage, commencé en 1952, et achevé en 1954 est une réussite, tant sur le plan technique que sur le plan architectural. Il retient un lac de 4 kilomètres de long sur 2 kilomètres de large. La capacité de retenue de 50 millions de m³ d'eau, dont 25 millions utilisables en fait le plus grand barrage d'irrigation en Europe. Le mur, de type voûte mince, a une hauteur de 66 mètres. Son épaisseur de 6,78 m à la base et 1,50 m à la crête, en fait le barrage le plus mince du monde.
Durant l’automne 1959 des pluies particulièrement importantes affectèrent la Côte d’Azur : plus de 200 mm en 24 h le 20 octobre, plus de 250 mm au-dessus du barrage de Malpasset, du 27 novembre au 2 décembre, dont plus de 128 mm le 1er décembre, veille de la rupture. Suite à ces précipitations, le niveau de l’eau dans la retenue du barrage monte rapidement. Le lac se remplit au maximum pour la première fois. Un gardien surveillait nuit et jour le site. Dès mi-novembre il avait remarqué́ des déformations dans la voûte et des suintements dans la colline juste en aval des ancrages (le barrage « fuyait ») ; il avait alerté à plusieurs reprises les gestionnaires du barrage, le Génie Rural et les Ponts et Chaussées à Draguignan, la préfecture. Les visites des ingénieurs s'étaient terminées par des réponses rassurantes sur la souplesse de la voûte. Tout le monde semblait se satisfaire de la constitution de fortes réserves d'eau pour l'été suivant. Dans la journée du 2 décembre, devant l'inquiétude grandissante du gardien (forts écoulements sortant de la colline en aval), les responsables survolent le site en hélicoptère et décident pour 18 heures l'ouverture de la vanne de vidange (décision tardive en partie motivée par la volonté́ de ne pas endommager le chantier du pont de l'autoroute un peu en aval). Lors de sa ronde sur le barrage à 21 heures, la pluie ayant cessé, le gardien mesure une baisse du niveau du lac de 3 cm. À peine rentré chez lui, il entend « un rugissement de bête fauve suivi de deux coups sourds », le barrage a craqué, il est 21 h 13, l'électricité (pylônes emportés) s'éteint à Fréjus. La vague (équivalante au débit du Rhône pendant 8 heures), ravage la vallée et n'arrive qu'à 21 h34 dans les bas quartiers de Fréjus. L’état de la mer, fortement tempétueuse ralentit l'écoulement du flot. Les conséquences sont dramatiques. La catastrophe fait 423 victimes et environ 7 000 sinistrés. Fréjus se trouve isolée ; routes, téléphone, électricité́, eau sont coupés. La Nationale 7 et la voie ferrée sont emportées sur plusieurs centaines de mètres. De nombreux dommages matériels (habitations détruites, entreprises, exploitations agricoles dévastées...) sont constatés. Une couche de boue de 50 cm d’épaisseur recouvre une partie de la ville (quartiers du Reyran, du Pavadou, de la Gare et des Arènes). D'énormes blocs de béton seront retrouvés à 1 500 m en aval de l’ouvrage.
La vallée du Reyran est « décapée » sur 5 km ; 1350 ha de terres agricoles (fruits et légumes, vignes...) sont dévastés. 80 000 hectolitres de vin sont perdus.
Les suites
Plusieurs experts (ingénieurs, géologues) ont travaillé, dès les premiers jours qui ont suivi la catastrophe et des années durant, à établir des scénarios explicatifs.
Un premier collège d'experts désigné par le tribunal de Draguignan conclut que la cause de la rupture est directement liée à l'effet de l'eau circulant sous la partie gauche de l'ouvrage. Ce collège d'experts précise que ce phénomène était connu et responsable de ruptures antérieures (barrage de Bouzey). Enfin, il relève l'absence d'études et d'essais géotechniques, l'absence de contrôles du premier remplissage. Cela engageait la responsabilité pénale des constructeurs et de l'exploitant. Une contre-expertise fut demandée par leur défense. Un nouveau collège d'experts confirme alors le rôle des circulations d'eau sous l'ouvrage mais contredit les autres conclusions, avançant que ce phénomène était méconnu à l'époque de la construction du barrage. Sa mise en évidence n'a pu être faite que grâce à des méthodes et techniques développées conjointement à la longue instruction du procès et donc inconnues à l’époque de la construction de la retenue. Le tribunal n'a finalement retenu aucune faute professionnelle, exonérant de responsabilité les constructeurs du barrage (dont la réalisation a été considérée « techniquement irréprochable »).
Malgré les études scientifiques et la décision de justice, le citoyen demeure face à quelques interrogations :
Les études géologiques préalables (non obligatoires alors pour ce type d'ouvrage) ont été bien « légères » : 100000 anciens francs pour un géologue venu de Marseille sur un budget total avoisinant le milliard : pas de sondage suffisant, pas de galerie, pas d'analyse pétrographique[3] poussée dans un site où la roche apparaît « tourmentée », sillonnée de multiples filons. La solidité réelle des appuis du barrage n'a pas été perçue. Le géologue avait eu des doutes et avait suggéré d'ancrer la voûte 500 m en amont mais le coût aurait été supérieur pour un lac restreint...
Il est d'usage de ne « réceptionner » un barrage qu'après une période probatoire de remplissage et de surveillance de son « comportement ». Cette étape clé n'avait pas été réalisée car un procès opposait le département et le propriétaire d'une ancienne mine de spath fluor située en amont. Les anomalies d'un barrage à pleine charge n'avaient donc pu être observées jusqu'en 1959 ... pour ne pas payer d'indemnités, le niveau de l'eau fut maintenu sept mètres plus bas que la cote maximum.
Des mesures avaient été effectuées pendant l'été 1959 (il existe un système de repères sur la voûte et dans le versant). La constatation d'un déplacement de 15 mm n'avait pas entrainé de précaution particulière.
L'ordre de vidange a été donné très tardivement. On peut raisonnablement penser que la perte d'eau, effectuée début décembre, aurait pu être compensée par l'apport pluviométrique « normal » jusqu'au printemps.
Le chantier de l'autoroute n'est certes pas le responsable du drame. L'ouverture de tranchées sur l'autre versant de la même colline où était l'ancrage de la voûte était en cours. On a parlé de tirs de mine d'une puissance supérieure à celle conseillée pendant lesquels le gardien sentait vibrer le barrage.
Et aujourd’hui ?
Nul n’a songé à reconstruire un barrage à Malpasset. La remise en état de la vallée du Reyran cultivable fut effectuée en cinq ans avec une canalisation de grande qualité́ du fleuve côtier. L'approvisionnement en eau fut assuré par la diversification des sources et moyens : forages accrus dans les nappes du Bas-Argens, pompages plus en amont dans l’Argens. Enfin, on a construit le barrage de Saint-Cassien au Nord Est de Malpasset sur des affluents de la Siagne permettant d'alimenter la zone cannoise et fréjussienne. Ce barrage est du type « poids » en matériaux compactés et très surveillé. Enfin, pour les amateurs de complot, je rappelle qu’Arte a diffusé, le 22 janvier 2013, un documentaire attribuant la rupture du barrage à un attentat du FLN. L’histoire n’est peut-être pas finie !
Pour en savoir plus :
- Olivier Donat, La Tragédie Malpasset, Mont-de-Marsan, impr. Lacoste, 1990, 59 p.
- Marcel Foucou, Malpasset : une tragédie déjà entrée dans l'histoire : naissance, vie, mort d'un barrage, Fréjus, M. Foucou, 1978, 40 p.
- Max Prado, L'imprévisible nature - Tragique guet-apens de Malpasset, chez l'auteur, 1998.
[1] L’appellation toponymique de Malpasset signifie « éboulement, terrain dangereux, friable », signification oubliée lors de la conception de l’ouvrage
[2] Un barrage-poids est un barrage construit à partir d’éléments de maçonnerie en béton, de roche et de terre et conçu pour retenir l'eau en utilisant seulement le poids de la matière qui s’oppose à la pression horizontale de l'eau s’exerçant sur le barrage.
[3] Relatif à la science des roches
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