Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Les énigmatiques sœurs Papin.

 

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Le 2 février 1933, Mme Lancelin et sa fille sont en ville. Elles doivent rentrer vers 18h pour rejoindre M. Lancelin. Ensemble, ils iront dîner chez le beau-frère de ce dernier. M. Lancelin arrive devant sa maison : aucune lumière. Inquiet, il se rend chez son beau-frère. Ils téléphonent : aucune réponse. Accompagnés de policiers, M. Lancelin, son gendre et son beau-frère se dirigent vers la maison. Un policier entre : au premier étage, l’horreur. Mme et Mlle Lancelin sont étendues : mortes, à moitié dénudées. Leur visage : une bouillie. Les yeux : arrachés, du sang partout. Au second étage, les bonnes, Christine et Léa Papin, sont couchées dans le même lit. Immédiatement, elles reconnaissent avoir commis le double crime sans aucun remords. L'affaire a inspiré par la suite de nombreux auteurs. Bien qu'il ait toujours nié s'en être inspiré, Jean Genet a fait monter en 1947 une pièce de théâtre intitulée « Les Bonnes », qui sera adaptée au cinéma quelques années plus tard par Nikos Papatakis sous le titre « Les Abysses » (1963). Claude Chabrol a repris la trame dramatique du destin des sœurs Papin en l'adaptant pour son film « La Cérémonie » en 1995, avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, un an après que Nancy Meckler (en) a réalisé au Royaume-Uni « Sister My Sister » sur le même thème, avec Joely Richardson et Jodhi May. Jean-Pierre Denis reprendra ce fait divers dans son film « Les Blessures assassines » (2000), mettant en évidence que, 67 ans après, l'affaire des sœurs Papin suscite toujours interrogations, inquiétudes, voire passions.

Le crime des sœurs Papin : l'une des affaires criminelles les plus importantes du XXe siècle ; comparable en cela aux procès Landru, Petiot ou Dominici ; en raison de sa violence comme du mystère qui recouvre ce massacre. Il s'agit bien d'un « crime sans exemple dans les annales médico-légales » ; tels sont les propos du médecin légiste chargé d'examiner les corps des victimes, qui parle de « raffinement de cruauté ». Les bonnes ont, notamment, extirpé les yeux de leurs patronnes de leurs orbites et réduit le crâne de leurs victimes en bouillie.

 

Les prémices de l’affaire.

 

En avril 1926, Madame Lancelin, épouse de René Lancelin, ancien avoué honoraire et administrateur d'une Mutuelle du Mans, décide de renouveler son personnel domestique dans sa maison bourgeoise au 6 rue Bruyère du Mans. Elle engage une cuisinière, Christine Papin et une femme de chambre, sa sœur Léa. Les règles dans cette maison sont strictes, notamment ne s'adresser à personne d'autre que les patrons (les époux Lancelin et leur fille Geneviève, 21 ans), mais elles sont bien payées (salaire mensuel de 300 francs), sont nourries, logées et blanchies si bien qu’en sept ans de service, elles ont économisé 22 200 francs sur leur salaire. 

Le soir du crime, Léa a laissé tomber pour la deuxième fois des objets (des petits pains) à un endroit différent de la place qui leur était habituellement réservée. La première fois, cinq ans plus tôt selon Léa, cette dernière avait laissé par inattention sur le tapis un morceau de papier tombé de la corbeille.

Madame l’avait alors appelée pour la punir en la prenant par l’épaule et en la pinçant fortement, la mettant à genoux en lui ordonnant de ramasser. Étonnée de ce geste de mauvaise humeur inhabituel chez sa patronne, Léa l’avait relaté le soir même à sa sœur en ajoutant : « Qu’elle ne recommence pas ou je me défendrai. »

 

Le crime.

 

La veille, le fer à repasser électrique s'était détraqué, comme cela s'était déjà passé une autre fois. Il fallait donc rattraper le temps perdu, mais à nouveau ce jour-là le fer cessa de fonctionner, plongeant la maison dans le noir. Les deux sœurs attendirent donc le retour de leurs patronnes, parties rendre visite à la fille aînée des Lancelin. Selon la reconstitution ultérieure, le crime se serait déroulé en deux temps : au retour de leurs patronnes vers 17 h 30, Christine a tout d’abord informé « Madame » du dysfonctionnement du fer pour expliquer le noir dans la maison, ce qui a entraîné une dispute entre « Madame » et l'aînée des sœurs. La dispute se transforme rapidement en une bagarre entre Christine, « Madame » et « Mademoiselle », qui sont tabassées principalement par Christine, folle de rage. La scène tourne très vite au massacre : Christine, qui aurait ordonné à sa sœur d’arracher un œil à Mme Lancelin, arrache ensuite un œil de la fille et le jette dans l’escalier. Léa va chercher un couteau et un marteau. C'est avec ces deux armes et un pot en étain que les sœurs tailladent et martèlent les deux victimes, s'acharnant sur elles jusqu'à ce qu'elles meurent. Le docteur Chartier, médecin légiste, parle dans son rapport de « bouillie sanglante ». Comme en témoignent les dépositions des témoins notamment le beau-frère de monsieur Lancelin, présent lors de la découverte des corps et les photographies prises sur place, les visages des victimes furent frappés au point de devenir méconnaissables, que leurs sous-vêtements furent déchirés, leur sexe mis à nu, les fesses de la fille atrocement tailladées. On estime que le massacre dura une vingtaine de minutes. Puis les deux sœurs se lavent, se mettent ensemble dans le  lit de Christine, projetant de dire qu’elles s’étaient défendues d’une attaque de leurs patronnes.

 

Qui sont les sœurs Papin ?

 

Les sœurs Papin sont nées de l’union de Clémence Derré, épouse infidèle et peu maternelle, et de son mari Gustave Papin, cultivateur, homme faible et buveur. Le couple s'est marié en octobre 1901 à Saint-Mars-d'Outillé (Sarthe), où Clémence donne naissance en février 1902, quatre mois après son mariage, à Emilia, fille aînée du couple. Puis elle donne naissance à Christine le 8 mars 1905 à Marigné-Laillé et à Léa le 15 septembre 1912 au Mans. Clémence quitte son mari après la découverte du viol d’Emilia par son père lorsque celle-ci est âgée de 10 ans. Le divorce est prononcé en 1913 sans que l’inceste soit dénoncé et Emilia part en maison de correction, placée par sa mère. Emilia, qui rentre dans les ordres à seize ans, est alors traitée comme la fautive, probablement aussi parce qu’il existe un doute sur la paternité biologique de Gustave.

 

Ni Christine, ni Léa ne sont élevées par leur mère, qui les place et déplace à son gré tout au long de leur enfance et de leur adolescence, jusqu’à leur entrée chez les Lancelin. Quand elles ne sont pas placées dans des institutions religieuses, chacune de ces deux sœurs vit comme bonne avec une femme seule, avant de se retrouver ensemble. Christine et Léa changent assez souvent de maisons sur ordre de leur mère, qui considère toujours leurs gages insuffisants. Clémence place Christine chez les Lancelin à 22 ans, celle-ci ayant obtenu deux mois plus tard que sa sœur soit engagée pour l’assister. Les règles en vigueur dans la maison sont posées dès l’embauche : les domestiques n’ont de rapport qu’avec Madame Lancelin qui ne donne d’ordre (souvent par simples billets) qu’à Christine qui transmet à Léa. Les deux sœurs sont dépeintes comme des servantes modèles par leurs anciens employeurs ainsi que par Monsieur Lancelin, les voisins et amis, qui notent cependant presque tous une intolérance teintée de bizarrerie de la part de Christine vis-à-vis des observations que peuvent lui faire ses employeurs.

 

Un régal pour la presse.

 

C’est le début d’un prodigieux emballement médiatique. Dès le lendemain, les journalistes se bousculent au Mans, une ville qui n’avait pas enregistré d’homicide volontaire depuis plus de deux ans. Paris-Soir, Le Petit Journal, Le Matin, Le Journal et d'autres périodiques s'intéressent au « drame de la rue Bruyère ». Journaux populaires à fort tirage, ils envoient sur place reporters et photographes. L'Humanité et Détective prennent la défense des jeunes servantes : « Les meurtrières du Mans sont des victimes de l'exploitation », peut-on lire dans L'Humanité ; Paris-Soir prend celle de madame Lancelin. Le chroniqueur de Vu écrit quant à lui : « On voudrait comprendre ; on ne peut. C'est le caractère vraiment hallucinant de cette affaire que l'horreur de ce double crime - l'un des plus atroces qui aient jamais été commis - soit encore dépassée par le mystère qui l'enveloppe. » Bien qu’à première vue éloignées, ces deux réactions procédaient finalement de la même logique : à savoir le déni de la subjectivité des sœurs Papin et de la singularité de leur crime. Pour ne pas avoir à aborder la question de « l’humanité » de ces criminelles, les deux camps comparaient ces sœurs à des animaux : victimes (étymologiquement des bêtes offertes aux dieu), « bestiales » pour les premiers, pour les seconds. Bernard Lauzac, vieux routier des affaires criminelles pour Police Magazine, écrit : « Je ne sais de quelle manière commencer la narration d'un tel crime. La férocité y a atteint un degré jusque-là inconnu et il est infiniment difficile de réaliser que des êtres humains aient pu tuer avec une telle atroce sauvagerie. » Les journalistes de la presse locale ravitaillent le public en informations presque instantanées : l'essentiel des interrogatoires, des auditions, des expertises sont en bonne place dans les colonnes des deux grands journaux de la Sarthe : L'Ouest-Éclair et le Journal de la Sarthe. 

 

Une instruction peu instructive…

 

L'instruction ne permet pas de progresser grandement. Les deux sœurs ne sont pas capables d'introspection et ne font que répéter qu'elles n'avaient absolument rien à reprocher à leurs patronnes, possédant suffisamment d'économies pour chercher un autre travail, si elles avaient voulu les quitter. Elles étaient bien nourries, bien logées et bien traitées. En 6 ans, elles n'avaient d'ailleurs demandé aucune autorisation de sortie. Lors du temps libre dont elles disposaient, les deux sœurs se retiraient dans leur chambre, et ne sortaient que pour se rendre à la messe, coquettes et élégantes le dimanche matin. Elles ne liaient jamais connaissance avec un garçon ou avec les domestiques des maisons voisines, ni avec les commerçants du quartier qui les trouvaient bizarres. Une affection exclusive liait Christine et Léa qui s'étaient jurées qu'aucun homme ne les séparerait jamais. Cette affection va éclater au grand jour dans la prison des femmes. Dès son incarcération, Christine sombre dans le délire. Elle veut s'arracher les yeux, réclame sa sœur en hurlant, au point que la gardienne chef accepte de les réunir. Aussitôt, dans un état d'exaltation croissante, de folle passion, Christine entreprend de dévêtir Léa tout en la suppliant : « Dis-moi oui, dis-moi oui. » Les gardiennes doivent protéger Léa des assauts de son aînée. Interrogées à plusieurs reprises par le juge d'instruction et les experts, les soeurs confirment toutes deux leur participation conjointe au crime. Il apparaît qu'elles n'ont pas prémédité le massacre des femmes Lancelin, mais qu'elles partagent la même responsabilité et méritent le même châtiment. Cependant le crime demeure une énigme. Pourquoi deux frêles jeunes filles ont-elles pu commettre un crime sadique, s'acharner à ce point sur le corps de leurs victimes, et sans manifester aucun regret après coup ? Quel instinct meurtrier les a si sauvagement animées ?

 

Les experts se divisent sur la question de savoir si les filles Papin ont été victimes d'une crise de folie hystérique ou de folie épileptique. La catégorie scientifique de l'hystérie a pratiquement été abandonnée à la veille de la Première Guerre mondiale. Quant à la thèse de la crise épileptique, les trois spécialistes commis pendant l'instruction et appelés à témoigner pendant le procès, les docteurs Schützenberger, directeur de l'asile du Mans, le docteur Baruk, médecin-directeur de l'asile de Saintes-Gemmes-sur-Loire et le docteur Truelle, médecin-chef de l'asile clinique Sainte-Anne, s'y refusent absolument. Ils n'ont trouvé, écrivent-ils, aucune particularité physique ou psychique de la « mentalité   épileptique » . Pas non plus d'hallucinations ou d'idées délirantes chez les sœurs ; aussi en conclut-on qu'elles sont saines d'esprit.

 

Un procès bâclé. 

 

Lors du procès, l'analyse du crime est malheureusement pauvre. Les jurés souscrivent au point de vue des experts Schützenberger, Truelle, et Baruk considérant le crime comme une crise de colère dégénérée en fureur par deux sœurs parfaitement saines d'esprit. Les experts ne tinrent pas compte des antécédents familiaux des deux sœurs (père alcoolique, violences conjugales, inceste sur la sœur aînée, un cousin aliéné, un oncle pendu) ni de la vie singulière qu'elles menaient. L'acharnement sadique sur les corps des victimes ne tenait pas comme argument de folie pour les experts, du fait que les criminelles avaient fait preuve de sang-froid en nettoyant leurs ustensiles et en se couchant après l'acte. La ressemblance avec la préparation d'un plat cuisiné n'a pas été relevée, ce qui va pourtant bien avec un acte insensé. Les multiples crises de Christine à la prison, et les déclarations des codétenues et des gardiennes à ce propos ont été tenus pour négligeables car Christine avouait avoir «  joué la comédie », ce terme ayant dans la région du Mans un sens différent du sens commun, puisqu'il signifie « faire une scène ».

 

A l'époque pourtant, un psychiatre, le docteur Logre, déplore qu'on n'ait « pas assez recherché la nature des liens unissant les deux sœurs ni attaché suffisamment d'importance aux blessures très caractéristiques des victimes, qui paraissent indiquer des préoccupations sexuelles délirantes ». Rival du docteur Truelle, l'expert chargé de l'affaire, il ne sera pas écouté. Effectivement, quand l'avocate de Christine, maître Brière, lui demande pourquoi elle a déshabillé Geneviève Lancelin, question essentielle négligée par l'ensemble des experts la jeune femme répond par une aberration : « Elle prétendait chercher quelque chose qu'elle aurait voulu avoir et dont la possession l'aurait rendue plus forte », car elle voudrait « changer de corps ». Mieux : Christine croit se souvenir que « dans une vie antérieure, elle a été le « mari de sa sœur ». Les psychanalystes qui, par la suite, ont étudié le cas, voient dans cet aveu un symptôme du transsexualisme psychique presque toujours présent dans les psychoses paranoïaques les plus graves. De plus, le jour du drame, la fille Lancelin avait ses règles. Or, leur crime accompli, Christine et Léa ont barbouillé de ce sang menstruel le sexe de la mère. Pour les psychanalystes, ce geste hautement symbolique donne son véritable sens à la tragédie : à travers leur acte fou, les sœurs ont inconsciemment voulu saisir « le mystère du sexe, de la jouissance et de la vie ».

Le verdict, que Christine a reçu agenouillée, a condamné cette dernière à mort et Léa à 10 ans de travaux forcés. L'aînée a ensuite été graciée, et sa peine commuée aux travaux forcés à perpétuité. Christine a été transférée à la prison centrale de Rennes où elle a sombré dans un état dépressif avec refus systématique de toute alimentation. Elle a été ensuite hospitalisée à l'asile public d'aliénés de Rennes où elle est morte en 1937, de cachexie vésanique[1] à l'âge de 32 ans. Léa quant à elle, décèdera à Nantes en 2001 l'âge de 89 ans

 

Une affaire toujours en débat.

 

Malgré la multitude d’études psychiatriques ou psychanalytiques du cas des deux sœurs, il est bien difficile de connaitre les motivations et le mécanisme psychique à l’œuvre lorsqu’elles s’en sont prises à leurs patronnes. Dans un ouvrage paru en 2016, Isabelle Bedouet (Le crime des soeurs Papin) tente d’éclairer l’affaire d’un jour nouveau. En s'appuyant sur des faits occultés, sur des archives inédites révélant, en particulier, la collusion des experts psychiatres, des magistrats et des notables lors du procès, en relevant certaines lacunes significatives de l'enquête, cet ouvrage nous dévoile ce qui se joue derrière ce double assassinat. Il indique, en outre, comment un autre meurtre, survenu quelques mois auparavant dans le même département, la Sarthe, mais passé inaperçu, a inspiré, de façon évidente, le passage à l'acte des deux jeunes femmes dans ses modalités les plus atroces.

Au travers d'un examen impartial de l'affaire, Isabelle Bedouet reconsidère nombre d'idées reçues, notamment celle de la rébellion de domestiques trop longtemps exploitées. À la lumière de la psychanalyse, elle éclaire ainsi sous un jour nouveau les personnalités des tristement célèbres « bonnes » du Mans.

 

Documentation utilisée 

 

http://excerpts.numilog.com/books/9782849528730.pdf

https://www.grands-avocats.com/dossiers/soeurs-papin-double-assassinat-mans/

https://shs.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-1982-2-page-95?lang=fr

https://www.lhistoire.fr/le-crime-des-«-bonnes-»



[1]La cachexie est un affaiblissement profond de l’organisme (perte de poids, fatigue, atrophie musculaire, etc.) lié à une dénutrition très importante. La cachexie n'est pas une maladie en elle-même, mais le symptôme d'une autre..



12/11/2024
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