Un procès d’exception dans la justice coloniale : les révoltés de Margueritte.
Le village de Margueritte se situe à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger. Il a porté ce nom, durant la période coloniale, pour rendre hommage au général Jean-Auguste Margueritte, qui avait fait longue carrière en Afrique. Il se nommait en réalité Aïn Torki, nom qu’il a repris aujourd’hui. Il fut le théâtre d’une révolte violente en 1901 qui fut suivi d’un procès d’assise en métropole, phénomène rare à l’époque de la colonisation.
L’appropriation coloniale.
Cette affaire s’inscrit dans l’histoire de la conquête de l’Algérie, émaillée régulièrement de révoltes et d’insurrections, contre l’occupation française, les plus connues étant celle d’Abd el-Kader, et celle de Mokrani, en 1871 en Kabylie.
Ventes de gré à gré, expropriations, rattachements au Domaine de l'État, etc… contribuent à réduire la base foncière et à bouleverser le genre de vie des populations rurales algériennes. Ces phénomènes sont continus depuis les débuts de la colonisation. Ils entrainent le refoulement, la prolétarisation, la dislocation des cadres traditionnels, la réduction des complémentarités économiques : déclin de la transhumance, limitation des possibilités de rotation sur le terroir, perte d'une partie des droits d'usage sur les forêts.
Margueritte (Aïn Torki) est une commune rurale, près de Miliana, dont les habitants vivent pour la plupart de l’élevage et de l’agriculture. Sa transformation en centre européen de colonisation, créé en 1882, est caractéristique des pratiques de dépossession foncière propres à la colonisation : sur un total de 15 000 hectares reconnus au douar en 1868, près de 5000 ont été soumis au régime forestier français et donc exclus du pâturage. Cette dépossession s’est faite au profit de quelques grands propriétaires colons, qui jouent d’ailleurs un rôle central dans l’affaire, en particulier Marc Jenoude. Gendre d’un ancien ministre de la Justice, il a obtenu 1 200 hectares pour son vignoble et cherche à poursuivre l’agrandissement de son domaine depuis 1900, ce qui suscite de nombreuses protestations dans les familles concernées.
Les faits.
Dans ce contexte, survient le 26 avril 1901 l’insurrection de Margueritte. Au départ, il ne s’agit que d’une dizaine de paysans du douar d’Adelia qui s’en prennent au caïd, le chef « indigène » désigné par l’administration coloniale, qui avait dénoncé leur projet de pèlerinage à Besnès. Ce dernier s’étant réfugié chez le garde champêtre, celui-ci est tué. Suite à ce meurtre, et à l’intervention maladroite de l’administrateur adjoint de la commune, rapidement fait prisonnier, le groupe s’engage dans une fuite en avant, grossit au gré des rencontres, au point de rassembler une centaine de paysans Algériens, en majorité des journaliers, autour d’un jeune lettré, Mohamed ben El hadj Ahmed Yacoub (dit Yacoub ou Ya’qûb). Ils se rendent armés au village de Margueritte, mettent en joue les habitants et imposent des conversions. Cinq Européens qui refusent de prononcer la chahâda (ou n’ont pas compris ce qu’on leur a demandé, car l’un est italien, l’autre espagnol) sont tués. Au total donc, cinq morts du côté des Européens, ainsi que de nombreux vols de chevaux, victuailles et armes. Seule l’arrivée de la troupe des tirailleurs le lendemain ramène le calme dans le territoire. La répression est massive : 400 captifs sont menés à Margueritte pour être identifiés par les colons, 125 inculpés transférés à la prison Barberousse (Serkadji) dont les terribles conditions de détention provoquent la mort de 19 d’entre eux. Parmi les relaxés, un grand nombre est tout de même interné sur ordre du gouverneur général de l’Algérie. Les événements donnent lieu à des interprétations opposées entre colonisés et colonisateurs ( voir : http://cheliff.org/portail/?q=book/print/369 ). L’insurrection est une surprise pour les colons et une vague de panique commence à se répandre dans les campagnes algériennes. Les députés coloniaux exigent une répression forte et immédiate contre « le péril arabe », et demandent au Gouvernement l’armement de tous les colons pour se protéger des
« fauves ». La presse coloniale reprend le crédo de la menace indigène, souligne avec force les pillages et les vols qui ont eu lieu, et voit également dans les événements une manifestation du banditisme arabe.
Un procès hors norme.
Dans l’empire colonial français, le colonisé n’est pas un justiciable ordinaire. Non seulement il n’est pas soumis au Code civil et suit les règles de son statut personnel confessionnel mais, au point de vue pénal, il est tenu par tout un ensemble de dispositifs disciplinaires et répressifs d’exception, comme les pouvoirs de haute police du gouverneur général (l’internement, le séquestre, l’amende collective), et la législation sur l’indigénat.
Ces différents dispositifs sont en rupture avec les principes du Code pénal non seulement parce qu’ils permettent de sanctionner des infractions qui n’existent pas dans le Code pénal (comme par exemple, le pèlerinage non autorisé à la Mecque) et des peines également d’exception, mais surtout parce que, dans les communes rurales dites communes mixtes, ces dispositifs étaient exercés directement par les autorités administratives, au mépris du principe de séparation des pouvoirs. Le procès des insurgés devait se tenir à Alger.
« Consciente des dépassements judiciaires de la colonie, la Cour de Cassation dessaisit la cour d’assises d’Alger et chargea la cour d’assises de Montpellier de l’affaire de Margueritte ».
Dix-sept prisonniers avaient péri à la prison d’Alger et 80 étaient malades dont quinze vieillards, un aveugle. L’atmosphère de la cour de Montpellier est plus apaisée que celle d’Alger. Le procès, qui s’ouvre le 16 décembre 1902 connait un grand retentissement. Outre les 117 accusés, on compte 50 avocats et 93 témoins dont la plupart est venue d’Alger. Le champion du procès était incontestablement maître Ladmiral, un avocat guadeloupéen commis d’office, « lui-même colonisé et assimilé français ». Il se révéla par un plaidoyer ardent qui donna une véritable leçon d’histoire de la colonisation dans ses segments les plus tragiques : code de l’indigénat, déportation de musulmans, séquestre des terres des indigènes, succion fiscale, amendes forestières, pouvoir exorbitant des colons. L’avocat mettait en évidence « un code en situation de non-droit », ce qui scandalisa les défenseurs des droits de l’homme. Ses révélations choquèrent le public dont faisaient partie des dizaines de journalistes. Le procès prit donc sa véritable dimension universelle humaniste, qui allait peser de son poids énorme sur le verdict. Pour les besoins de la défense, les avocats présentent les accusés comme des victimes du système colonial, ce qui justifie, plaident-ils, les circonstances atténuantes. Ce faisant, c’est le procès de la colonisation qui se donne à voir et à entendre en métropole, devant une audience assez large. La presse, d’ailleurs, commence à s’en faire l’écho. Mais les positions évoluent. Dans les premiers jours du procès, « Le Petit Méridional » relatait avec forces détails la brutalité et le fanatisme d’Arabes déchaînés attaquant le paisible village de Margueritte. Au cours des dernières semaines sont publiés des articles d’opinion et de contextes décrivant la misère indigène et les effets délétères de la politique foncière. La stratégie des défenseurs s’avère payante. Au final, le verdict est plutôt clément. Là où l’avocat général, dans son réquisitoire, réclamait dix condamnations à mort et de lourdes peines de prison, le verdict est en retrait : 81 acquittements et aucun condamné à mort. Il ne faudrait pas conclure pour autant à une victoire totale pour les Algériens mis en cause. Les neuf principaux accusés sont condamnés aux travaux forcés (à perpétuité ou pour des peines de cinq à quinze ans) et sont envoyés au bagne de Cayenne, où la plupart vont décéder assez rapidement (c’est le cas de Yacoub).
Les suites du procès.
Bien entendu, l’issue du procès provoque la colère des Européens à Alger qui qualifie le verdict de pusillanime. Pour le Petit Oranais, il s’agit d’une « véritable prime au pillage et à l’assassinat ». Le Républicain de Constantine reprend l’argument récurrent de la méconnaissance métropolitaine des réalités algériennes :
« Ce n’est pas en refusant de nous rendre justice, en donnant des primes à l’insurrection qui grandit autour de nous, que nos frères de France arriveront à consolider la domination de la Mère-Patrie dans ce pays »
L’administration coloniale emboite le pas, percevant que derrière « l’indulgence » du verdict, il faut lire l’effet de la dénonciation des pratiques administratives. Pour se prémunir du danger de la forme « procès », l’administration coloniale va demander que soient mises en place de nouvelles juridictions d’exception pour juger les colonisés. Des tribunaux répressifs pour les délits et les cours criminelles, dans lesquelles le pouvoir administratif garde le contrôle et le droit d’appel est supprimé, sont mis en place. S’il est difficile de considérer la révolte de Margueritte comme le premier pas de la guerre d’indépendance, elle a cependant ouvert les yeux de certains car, comme l’écrivait un journaliste de la Dépêche de Toulouse :
« Si la France laisse subsister ce régime, elle perdra l'Algérie ou elle aura fatalement à réprimer des insurrections encore plus terribles. »
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2015-1-page-55.htm
Les Insurgés de l'An 1, Margueritte (Aïn-Torki), 26 avril 1901 ; de Christian Phéline, Casbah Éditions, Alger,
https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/couv/aplat/9782343217598.pdf
Cliquez ci-dessous pour télécharger l'article :
A découvrir aussi
- Les enfants sorciers de Molsheim.
- Le tremblement de terre de Lisbonne : premier accident moderne.
- Les tontes de la honte
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 65 autres membres