1816, l’année sans été.
1816, l’année sans été.
Étrangement, cette année-là n’a pas laissé beaucoup de traces dans nos manuels d’histoire. Pourtant, dans de nombreux pays, elle a été surnommée « l’année sans été ». Cet « été -là » a constitué le point de départ d’un désordre qui a duré jusqu’en 1818. Sécheresse, pluies, gel se sont succédés en dehors de toute logique de saison. Toute la planète a été affectée, les récoltes ont été détruites par le gel ou noyées par l’inondation. Des études, menées 150 ans après l’événement, ont imputé ce désordre climatique à la simple éruption d’un volcan indonésien, situé à des milliers de kilomètres des épidémies de choléra et des récoltes misérables qu’il avait provoquées. L’histoire et les images de l’éruption catastrophique du Vésuve, en l’an 79 de notre ère, ont capté les esprits depuis des centaines d’années. Pourquoi une telle popularité ? Il y a eu bien sûr la découverte et la mise au jour de la ville enfouie dans les cendres, qui a commencé au 18e siècle et qui n’est pas encore terminée aujourd’hui. Il y a aussi le fait que Pompéi a montré une ville arrêtée en pleine activité́ avec tout ce que cela comporte comme indications précieuses sur ce centre de villégiature pour personnes aisées, avec ses rouleaux de papyrus, ses fresques et ses cadavres momifiés. Et en plus, Pompéi a eu la « chance » d’avoir sur place un journaliste avant la lettre, le philosophe et naturaliste Pline l’Ancien, qui observait le phénomène dans la baie, parce qu’il était commandant de la flotte, et qu’il cherchait en vain à porter secours. Il a décrit la catastrophe jusqu’à ce qu’il meure étouffé. Et c’est son fils Pline le Jeune qui a continué́ et perpétué́ son œuvre.
Aucun de ces éléments n’était présent lors de l’éruption volcanique du mont Tambora. Cette éruption est bien plus récente que celle de Pompéi. Cette catastrophe historique, que le monde a ignorée, a profondément affecté l’hémisphère nord durant trois années.
L’explosion du mont Tambora.
Le mont Tambora est situé sur l’île de Sumbawa dans l’actuelle Indonésie. Dès 1812 des signes précurseurs apparaissent et une faible activité explosive est décrite, mais c’est au cours de l’année précédant le paroxysme que les choses s’accentuent : grondements et secousses sismiques. Le volcan s’éveille franchement dans la nuit du 5 au 6 avril 1815, peu avant minuit. De ce qui se passe alors il n’y a aucun témoignage visuel direct connu, tous les témoins ayant disparu. En revanche, on peut d’ores et déjà dire que cette première salve d’explosions est d’une très grande violence : à Yogyakarta, ville située dans le centre de l’île de Java et à plus de 800 km à vol d’oiseau, leur son retentit comme des coups de canon faisant croire à des attaques : des troupes sont alors mobilisées à Yogyakarta contre un adversaire imaginaire par le fraîchement nommé gouverneur Sir Raffles. Sur la côte des navires sont appareillés en pensant qu’un bateau est attaqué et qu’il faut lui porter secours !
Sir Raffles explique qu’après les premières chutes de cendres, au matin du 6 avril, la cause de ces coups de canon devient plus claire mais il attribue l’éruption à l’un des volcans de Java : Kelut, Bromo ou Merapi pense-t-il. Durant les cinq jours suivants, il ne se passe rien de marquant. Malgré tout inquiétée par ces coups de semonce, la population vivant autour de la montagne menaçante demande de l’aide auprès des autorités en poste à Bima, la ville principale de l’île de Sumbawa. On leur détache un homme, nommé Israel, qui arrive sur place le 9 avril. L’émissaire entre rapidement dans le vif du sujet. Il n’y survivra pas. Il est tué lors de la deuxième éruption qui se déclenche le lendemain. Celle-ci dure moins de trois heures mais libère une énergie phénoménale.
Selon le témoignage du raja, ou chef, de Sanggir, un village situé à 35 km du volcan, « vers sept heures du soir le 10 avril, trois colonnes de flammes éclatèrent près du sommet de la montagne Tambora (toutes apparemment à l’intérieur du cratère) et, après une ascension jusqu’à une très grande hauteur, leurs sommets se rejoignirent dans l’air d’une manière troublée et confuse ».
A son maximum, le nuage éruptif atteint, d’après des reconstitutions ultérieures, une altitude de 43 km. Une élévation qui n’a probablement été dépassée au cours de ces deux derniers millénaires que par le panache de l’éruption du Taupo en Nouvelle Zélande en 181 de notre ère et par celui du Samalas (voisin de Tambora) en 1257. Les volcans émettent notamment des cendres, du dioxyde de carbone (CO2) et du dioxyde de soufre (SO2) qui se transforme en fines particules de sulfates. Les chercheurs estiment que l'impact du CO2 émis par les volcans sur le climat a été négligeable depuis 1750, les volcans ayant injecté 100 fois moins de CO2 dans l'atmosphère que les activités humaines. En revanche, les particules de sulfate liées aux éruptions ont un effet significatif sur le climat. Certaines éruptions sont si puissantes qu'elles créent dans la basse stratosphère (25 km d'altitude environ) un véritable écran de sulfate qui accroît l'opacité de la haute atmosphère au rayonnement solaire. Ce phénomène est susceptible de refroidir le climat d'une grande partie de la planète pendant 1 à 3 ans.
Depuis celle du Tambora, plusieurs éruptions majeures ont eu un impact important sur le climat, notamment celles du Krakatoa (Indonésie, 1883), du Santa María (Guatemala, 1902), de l'Agung (Indonésie, 1963), d'El Chichón (Mexique, 1982) et du Pinatubo (Philippines, 1991). On estime que ce dernier a injecté 20 millions de tonnes de SO2 dans la stratosphère. Le volcan islandais Eyjafjallajökull en a émis 400 fois moins. Son explosion a provoqué de très importantes perturbations du trafic aérien européen en avril 2010. Mais l'écran de sulfate produit n'a cette fois pas atteint la stratosphère et n'a donc pas eu d'impact décelable sur le climat. Cantonnées dans les basses couches atmosphériques, les particules émises ont été lessivées en quelques jours par les nuages et les précipitations.
Un bilan impossible ?
Le bilan humain de cette éruption est le plus lourd connu pour ce type de phénomène naturel : les estimations faites à l'époque allaient déjà jusqu'à 10 000 personnes sur l'île de Sumbawa, tuées directement par l’activité : chute de bombes, étouffement sous les chutes de cendres ou sous les toits effondrés, tués par les écoulements des nuées ardentes. On peut parfois croiser, dans la littérature, le chiffre de 26 survivants seulement pour l'île de Sumbawa mais il vaut mieux le prendre avec des pincettes, un chiffre aussi précis est toujours un peu louche. Quoiqu'il en soit, rien que ce bilan direct fait froid dans le dos. Mais aujourd'hui les choses ont empiré : les estimations varient entre 70 000 et 90 000 victimes, en ajoutant les décès consécutifs aux maladies et à la famine qui ont suivi à la fois sur l'île de Sumbawa, l'île voisine de Lombok et même jusqu'à l'est de Java. Mais le dérèglement à l'échelle planétaire, avec une baisse des températures moyennes de 0,5 °C à 1 °C et de graves perturbations des précipitations saisonnières, s’avéra une catastrophe d'une plus grande ampleur encore pour les hommes des sociétés préindustrielles, y compris les économies relativement avancées de part et d'autre de l'Atlantique.
Un épisode qui a marqué les contemporains.
Ce dérèglement climatique n’est pas passé inaperçu, comme en témoigne ce petit tour du monde des témoignages.
Au Grand Bornant.
Le curé Jean-François Blanc, natif d’Abondance et prêtre au Grand-Bornand entre 1803 et 1826 a relaté dans ses écrits cette année exceptionnelle qu’il qualifie « de mauvaise saison, une des plus tristes et des plus rigoureuses saisons qu’on ait entendu parler ». L’hiver 1815-1816 a été remarquablement enneigé, si bien que mi-avril témoigne le prêtre « il y avait encore dix pieds de neige (3 mètres) au Chinaillon ». Une neige qui fit une première victime : l’église du village « trop caduque, ayant succombé sous le poids énorme des neiges de la saison ». Le printemps fut tardif, froid et pluvieux. Les intempéries rendirent difficile la construction du nouveau bâtiment qui débuta le 1er juin. « Comme l’ancienne église était trop petite, il a fallu creuser les fondations parmi les cadavres (le cimetière bordait l’ancienne église) dont plusieurs étaient encore tout entiers, un nombre d’autres à demi consumés seulement. Les fondations sont de neuf mètres de profondeur et pendant six semaines, on les vidait. Le lendemain, les fondations et tout le reste des fossés étaient pleins de terre et de cadavres éboulés entremêlés d’eau parce qu’il pleuvait sans relâche » témoigne le révérend Blanc. Les labours ont pu se faire en mai au village, mais à moyenne altitude, la neige n’est pas parvenue à fondre. Le prêtre note que « le 7 juillet on n’a pu monter le bétail dans aucune montagne… et c’est seulement le 1er août que l’on conduisit le bétail à la montagne des Annes ».
Dans la gazette de Lausanne.
L’été pourri de 1816 est largement évoqué par la « Gazette de Lausanne » de l’époque dont les comptes rendus décrivent bien l’ambiance de « fin du monde » qui règne alors dans une Europe à peine sortie des guerres napoléoniennes. Il pleut presque sans discontinuer en Suisse durant l’été 1816. La «belle saison» vient à peine de commencer que dans la Gazette de Lausanne datée du 21 juin 1816, on apprend que «le Rhin charrie sous les murs de Bâle des débris de maisons», que «l’Aar grossi a fait plusieurs invasions malheureuses», qu’une «partie du Fricktal a éprouvé des ravages affreux», que les «eaux ont dévasté les vignobles du canton de Schaffhouse», que la «belle vallée de l’Emme a souffert des désastres» et qu’une «immense nappe d’eau qui se prolonge jusqu’aux portes du Landeron semble réunir les lacs de Morat et de Neuchâtel». Le rédacteur du journal prend peu à peu conscience de l’étendue du problème. Le 12 juillet, il note ainsi que « cette calamité paraît presque générale, et tous les voyageurs attestent qu’elle se fait sentir en Turquie, en Hongrie, en Allemagne et dans toute l’Europe orientale ». Les cantons, Berne et Vaud en tête, suivis de Genève, commencent alors à prendre des mesures pour contrer la montée soudaine – et en grande partie spéculative – du prix des grains et l’exportation en grande quantité de ces denrées vers des pays étrangers. Ces derniers prennent d’ailleurs des mesures symétriques visant à casser les tentatives d’accaparement. Mais l’affaire se corse car des taches solaires sont visibles à l’œil nu. Ce que tout le monde ignore, toutefois, c’est que le fait que ces taches solaires, un phénomène naturel dû à l’activité magnétique de la surface de l’astre, soient visibles ont la même cause que le mauvais temps : l’éruption géante du volcan Tambora en Indonésie en avril 1815.
D’ailleurs, pour la même raison, de nombreux témoignages font état à cette époque de couchers et de levers du soleil d’un rouge sanglant typiques de la présence d’un brouillard sec (dry fog) tel qu’il se rencontre déjà périodiquement à Londres à cause de l’utilisation du charbon pour le chauffage.
La raison ne convainc cependant pas tout le monde et, dans la Gazette du 23 juillet, on apprend que « toutes les églises de Belgique étaient pleines d’un peuple timoré et inquiet. En Allemagne, il est des lieux où l’on a interrompu le travail et dédaigné les travaux journaliers. A Naples, un prêtre a annoncé de la chaire des dévastations effrayantes. A Paris, le 17 encore, des colporteurs vendaient un misérable écrit sous le titre de Détails sur la fin du monde et attiraient autour d’eux tout un peuple alarmé. Le seul point sur lequel on n’était pas d’accord était celui de savoir si ce serait le feu, l’eau ou quelque fragment détaché du Soleil qui terminerait les destins de la Terre.»
Le même jour, le rédacteur de la Gazette prend toutefois un malin plaisir à noter que la fin du monde n’a pas eu lieu et que, bien au contraire, cette date a enfin ramené le beau temps.
Émeutes à Manchester.
En mars 1817, plus de 10 000 personnes manifestèrent à Manchester ; en juin, l'autoproclamée « révolution de Pentrich » planifiait d'envahir et d'occuper Nottingham. L'armée fut appelée à la rescousse pour réprimer des troubles similaires en Écosse et au pays de Galles. Face à cette inflation de crimes et de révoltes, les prisons provinciales du royaume entier furent vite pleines à craquer, des dizaines d'émeutiers furent pendus ou déportés.
Disette au Québec
Sur tout le territoire du Bas-Canada, l’on constate une chute dramatique des températures. En fait, on rapporte des gelées pendant toute l’année 1816. L’angoisse s’empare de la population.
À Québec, la ville capitale du pays, on signale une très forte tempête de neige au début de juin, qui laisse les calèches embourbées jusqu’aux essieux. Dans la Beauce, les habitants déconcertés remontent les poêles qu’ils avaient remisés pour la belle saison et ressortent les traînes à bois de chauffage. Les habitants de Rivière-Ouelle se plaignent d’avoir perdu leurs moissons par l’inconstance des temps et le renversement des saisons. À Saint-Jean-Port-Joli, les cultivateurs parviennent à obtenir une récolte malgré les aléas de la température, mais ils mesurent l’ampleur du désastre au moment de battre les grains, qui sont de très mauvaise qualité en raison des gelées. À Saint-André, dans le Bas-Saint-Laurent, le tiers de la population manque de pain pour survivre.
Une tragédie pour les pauvres.
Ces années de famine, de maladie et d'errance, touchèrent pour l'essentiel les pauvres, qui n'ont guère laissé de traces de leurs souffrances. Pour la majorité des classes moyennes et supérieures, les bouleversements sociaux et économiques de ces années n'ont représenté que des désagréments mineurs. Contrairement aux classes populaires, en grande partie analphabètes, ces Européens aisés ont laissé derrière eux une profusion de témoignages. A ne considérer que ces derniers, on peut donc avoir l'impression trompeuse que ces années n'ont pas été si exceptionnelles. Il faut examiner attentivement leurs écrits pour débusquer des indices sur le sort des personnes déplacées, faméliques, malades et qui mouraient par milliers. Le pire de 1816, 1817 et 1818 s'est déroulé de manière aussi silencieuse que déchirante, dans l'immense arrière-pays du monde. C'est un fait bien connu de l'histoire sociale : une crise de subsistance favorise la violence et les soulèvements politiques, alors que la véritable famine se déroule dans un silence de plomb. Genève, connut des émeutes de la faim, mais jamais de famine. Tandis que, dans les campagnes d'Europe, d'Asie et de certaines parties de l'Amérique du Nord, des populations désespérées ont pris la route en laissant derrière elles tous leurs biens. Le silence de mort du désastre ne fut troublé que par les pas de ces millions de va-nu-pieds.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-economique-2014-2-page-86.htm
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