Antoine Bruny d'Entrecasteaux : à quelques miles de la gloire.
Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle et le début du XIXème, les marins-explorateurs sont légion à sillonner les mers du sud. Dans ces contrées encore méconnues, que constituent le continent austral et l’Océanie, la concurrence fait rage entre les deux grandes puissances maritimes de l’époque : La France et la Grande-Bretagne. Entre Cook, Bougainville, Lapérouse, Dumont d’Urville, il est difficile de se frayer un chemin vers la célébrité. Bruny d’Entrecasteaux avait tout pour entrer dans ce cercle restreint, le destin en a voulu autrement. C’est peut-être au sud de l’archipel des Santa Cruz, lorsqu’il est passé à quelques miles de Vanikoro, qu’il a raté sa chance.
Un marin aux origines terriennes.
Antoine est de deuxième fils de Jean-Baptiste Bruny, marquis d'Entrecasteaux (1701-1793), président à mortier[1] du Parlement de Provence, et de Dorothée de L'Estang-Parade. Il voit le jour le 7 novembre 1737 à Aix-en-Provence. Son frère Jean-Paul Bruny d'Entrecasteaux (1728-1794), lui aussi président du Parlement de Provence, a été guillotiné sous la Révolution. Antoine ne manifeste aucun gout pour le droit. Après des études au collège des Jésuites d'Aix-en-Provence, s'engage comme garde de la Marine en juillet 1754, à l'âge de quinze ans. Dès lors, ses séjours sur la terre ferme deviennent rares, c’est sur le pont des navires qu’il va passer l’essentiel de sa vie.
Une carrière d’officier de marine.
Embarqué en 1755 sur la frégate la « Pomone », à Cadix et à Saint-Domingue, il passe l'année suivante, au début de la guerre de Sept Ans, dans l'escadre de La Galissonière avec laquelle il participe, à bord de la Minerve, à la prise de Minorque le 20 avril 1756. Il est promu enseigne de vaisseau en avril 1757.
De cette époque à 1768, il effectue plusieurs croisières dans l'Océan atlantique et sur les côtes de France. En 1764, il embarque sur la frégate « l'Hirondelle », commandée par M. de Chabert, et qui était destinée à faire une campagne d'observations astronomiques. À son retour il passe sur le vaisseau « l'Etna », qui faisait partie de l'escadre aux ordres du comte du Chaffault, destinée à l'Amérique.
Lorsqu'en 1769 le maréchal de Vaux est chargé de soumettre la Corse, d'Entrecasteaux obtient le commandement d'une felouque dans la division navale aux ordres de M. de Broves, qui devait protéger cette expédition. Sa bravoure lors de l'expédition lui vaut d'être nommé lieutenant de vaisseau en février 1770.
À la suite de différentes affectations, de 1770 à 1776, dont une sur L'Alcmène commandée alors par son parent, le bailli de Suffren, il est fait chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis.
Lorsqu'en 1778, la guerre éclate entre la France et l'Angleterre, d'Entrecasteaux est nommé au commandement de la frégate « l'Oiseau », de 32 canons de huit. Cette frégate est chargée de la protection des convois expédiés de Marseille dans les divers ports du Levant, principalement des corsaires barbaresques. Au cours d'une de ses traversées depuis Marseille vers Smyrne, alors qu'il escorte un convoi composé de nombreux navires, il rencontre deux corsaires tunisiens, supérieurs en force, mais il manœuvre avec habileté et parvient à mettre son convoi en sûreté.
Au mois de mars 1779, il reçoit un brevet de capitaine de vaisseau, et M. de Rochechouart le choisit pour commander « Le Majestueux », de 110 canons, sur lequel il arbore son pavillon. À la paix de 1783, le maréchal de Castries, alors ministre de la Marine, qui avait su apprécier le mérite d'Entrecasteaux, le nomme directeur adjoint des ports et arsenaux.
Il obtient alors le commandement de la frégate « la Mignonne » qu'il mène au Levant, puis en 1782 celui du Majestueux, avec lequel il participe, sous les ordres du comte de Guichen, au combat du Cap Spartel. Curieusement, il demande à partir en retraite en 1885 (il n’avait que 48 ans), mais il continue à naviguer dans l’océan Indien et parvient même à créer une nouvelle route entre l’Europe et la Chine. Il conduit une expédition héroïque, contre vents (de mousson) et marées, dans une région dangereuse, le long de côtes alors inconnues. Son succès lui valut d’être nommé gouverneur général des Mascareignes : île Rodrigues, île de France (Maurice) et île Bourbon (La Réunion). Finalement, d’Entrecasteaux rentre en France en novembre 1789.
Sur les traces de Lapérouse.
Malgré l’agitation qui régnait en 1791, le sort de l’expédition de monsieur de Lapérouse ne laissait pas indifférent. Composée de deux frégates (La Boussole et l’Astrolabe), elle avait quitté Brest le premier août 1785. Cette expédition, autour du monde, visait à compléter les découvertes de James Cook dans l'océan Pacifique.
Voir https://www.pierre-mazet42.com/le-depart-de-monsieur-de-laperouse
Voir également : https://www.pierre-mazet42.com/les-malheurs-de-monsieur-de-laperouse
L’importance de la mission de Lapérouse n’échappa pas à l’Assemblée constituante ; celle-ci décida d’envoyer dans le Pacifique rien de moins qu’un contre-amiral, Antoine Bruny d’Entrecasteaux. Bien évidemment, la possibilité d’une catastrophe n’était pas écartée et le pouvoir politique souhaita, pour cette nouvelle expédition, doubler en quelque sorte celle de Lapérouse. Si celui-ci avait bel et bien disparu, d’Entrecasteaux, ayant à son bord une belle brochette de scientifiques, devait pouvoir faire avancer les sciences tout en effectuant ses recherches : comme en 1785, embarquèrent donc à bord, naturalistes, géographes, botanistes, géologues, et autres ingénieurs, tous des sommités dans leur domaine respectif.
La préparation de ce très long voyage mobilisa des fonds importants, mais le roi, comme l’Assemblée constituante, ne regardèrent pas à la dépense. Deux navires de commerce polyvalents, des gabares, furent affectés à l’expédition ; remises à neuf, leurs coques doublées de cuivre pour éviter l’attaque des tarets[2], équipées de canons, « La Truite » et « La Durance » devinrent « La Recherche » et « L’Espérance ».
D’Entrecasteaux mit le cap sur l’Afrique du Sud, passa Bonne Espérance, fit escale au Cap avant de repartir le 21 avril 1792 en longeant le Natal. Le navigateur connaissait bien cet océan et il lui fallut moins de deux mois pour atteindre la Tasmanie.
A l’emplacement de l’actuelle ville d’Hobart, les navires se mirent à l’ancre et refirent leurs provisions alors que les scientifiques herborisaient. Dans ce qu’ils avaient baptisé « baie de la Recherche », les Français demeurèrent vingt-cinq jours avant de se lancer dans leur course à travers l’Océanie, sur la piste de Lapérouse. Recherchant, en vain, des traces du naufrage de Lapérouse dans les iles de l'Amirauté[3], d'Entrecasteaux gagna Amboine où, après un an de campagne, il fallait réparer les bâtiments et se procurer des vivres.
La navigation continua, longeant la côte sud-ouest de la Nouvelle-Hollande[4] ; mais, en janvier 1793, le manque d'eau douce obligea à abandonner la reconnaissance de cette côte et à gagner la terre de Van Diemen et le canal découvert neuf mois auparavant. Les voyageurs y séjournèrent plus d'un mois et purent compléter les cartes et les observations astronomiques, botaniques, zoologiques, minéralogiques... faites l'année précédente. Ils purent aussi rencontrer des naturels qui leur parurent extrêmement aimables. Ils repartent du canal d'Entrecasteaux avec l'impression d'avoir découvert une région du plus grand intérêt et ils ne dissimulent pas, dans leurs journaux, les grandes ressources que l'on peut y trouver (climat tempéré, végétation abondante, arbres superbes. Puis, les bâtiments gagnèrent les iles des Amis, la partie nord -est de la Nouvelle- Calédonie, les iles Salomon. Avant de les atteindre, ils longent, entre autres terres, celle que d'Entrecasteaux nomma ile de la Recherche, qui n'était autre que Vanikoro, où avaient fait naufrage Lapérouse et ses compagnons. C’est ici qu’il manqua son rendez-vous avec l’histoire, puisqu’il passa le long des côtes de Vanikoro où se trouvaient peut-être les survivants de l’expédition de Lapérouse, voire l’explorateur lui-même. Mais, d’Entrecasteaux naviguait un peu trop loin au large et continua sa route jusqu’aux Salomon. Au nord-est de la Nouvelle-Guinée, le 20 juillet 1793, à 19 heures, totalement épuisé par le scorbut qui le rongeait autant que ses hommes, le contre-amiral d’Entrecasteaux mourut dans sa cabine sans savoir qu’il était passé à deux doigts, et quelques milles nautiques, de résoudre le mystère Lapérouse…
Alexandre d’Hesmivy d’Auribeau lui succéda et se rendit aux Moluques pour sauver ceux qui pouvaient encore l’être, sans savoir qu’à cette époque, la guerre entre la France et la Hollande avait été déclarée.
Une expédition décimée.
Après avoir longé la Nouvelle-Guinée, l'expédition arriva, finalement, en octobre 1793, au comptoir hollandais de Sourabaya, dans l'île de Java. Là, il fut impossible à d'Auribeau, le nouveau chef de l'expédition, de poursuivre sa mission. En effet, la diminution de l'effectif valide s'ajouta aux évènements internationaux pour l'empêcher de quitter Java. Par les Hollandais les voyageurs avaient eu enfin des nouvelles de France, apprenant les bouleversements de la Révolution et la guerre avec la Hollande. La mésentente entre savants et marins, qui avait régné durant tout le voyage, compliquée par les divergences politique provoqua l’apparition d’un parti de la République et d’un autre favorable aux royalistes. Devant cette situation, les Hollandais désarmèrent les bâtiments. Le nombre des décès et l'aggravation des dissensions dues à l'inaction, obligèrent d'Auribeau à vendre les deux frégates à la Compagnie hollandaise des Indes, moyennant le rapatriement des hommes et des papiers vers l'Europe. L'embarquement se fit en décembre 1794 sur le convoi hollandais transportant vers la Hollande les épices et autres produits de la Chine et des Indes. Mais, en juin 1795, les vaisseaux furent capturés par les Anglais.
Des résultats de premier ordre.
Les membres de l'expédition qui étaient encore sur le convoi (à peine la moitié de l'effectif du départ) se retrouvèrent en Angleterre d'où ils purent, à l'occasion d'échanges de prisonniers, regagner la France. Toutefois le dernier chef de l'expédition, Rossel, qui avait remplacé d'Auribeau mort à Java, resta à Londres et veilla sur les documents de l'expédition. En effet, les voyageurs avaient été dépossédés par le commandant de l'escadre anglaise, Essington, embarqué sur le Sceptre, des archives de l'expédition, et ce malgré leurs protestations. A l'arrivée à Londres, ces archives furent déposées à la douane, puis à l'Amirauté. Ces documents consignaient les résultats de l'expédition de d'Entrecasteaux. Ce navigateur, s'il n'avait pas découvert de terre importante, avait déterminé avec la plus grande précision la position de toutes les côtes qu'il avait visitées, et c'était là le principal résultat de la campagne. Tous les marins embarqués étaient conscients de la valeur de ce travail auquel ils avaient participé. L'un des matelots de la « Recherche » exprimait ainsi sa crainte de voir les Hollandais s'emparer de ces précieux documents nautiques, à Java :
« Peut-être en France nous saura-ton mauvais gré d'avoir livré nos canons ou nous être desarmé mais tout l'équipage état-major et capitaines ont envisagé que nous n'avions point été expédié pour faire la guerre mais pour recueillir des cartes qui sont à bord. C'est à nous de chercher tous les moyens de les sauver puisque c'est le fruit de notre voyage en les perdant nous perdons tous ».
Ces cartes sont d'une qualité extraordinaire grâce à la méthode que l’ingénieur-géographe Beautemps-Beaupré mit au point au cours de la campagne. Elles sont complétées par des renseignements très précis sur les vents, les courants, les accès des régions visitées, des vues des côtes ...
Dans toutes les caisses provenant de l'expédition et qui furent déposées à Londres, il y avait aussi des collections de pierres, d'oiseaux, d'insectes et toutes sortes d'objets, d'outils et d'armes que l'on s'était procurés auprès des peuples que l'on avait rencontrés. Tous les voyageurs, et certains avec une exactitude scientifique, avaient décrit les mœurs, les instruments, la langue des sauvages qu'ils avaient pu approcher. Pour les habitants de Tasmanie, race qui a totalement disparu dès le milieu du XIXe siècle, il s'agit d'une source très importante, car les membres de l'expédition de d'Entrecasteaux avaient avec eux des relations privilégiées.
Voilà pourquoi Antoine Bruny d’Entrecasteaux et ses hommes méritent mieux qu’une simple phrase au milieu de l’histoire de monsieur de Lapérouse.
Pour en savoir plus :
Hélène Richard, Le voyage de d'Entrecasteaux à la recherche de Lapérouse, Paris, Éditions du Comité des travaux Historiques et Scientifiques, 1986
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[1] Sous l’ancien régime, titre donné aux présidents de la Grand’Chambre, la chambre la plus importante au sein du Parlement. En 1789, on dénombre 11 parlements : le Parlement de Paris et 10 parlements en province.
[2] Mollusque marin lamellibranche, bivalve, au corps vermiforme, qui creuse des galeries dans les bois immergés.
[3] Les îles de l'Amirauté sont un groupe de dix-huit îles dans l'archipel Bismarck, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elles sont parfois appelées les îles Manus, d'après l'île principale.
[4] La Nouvelle-Hollande est le deuxième nom européen de l'Australie après celui de La Grande Jave donné par les cartographes français de l'École de cartographie de Dieppe dès le milieu du XVIème siècle.
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