Pierre Savorgnan de Brazza, un humaniste dans le piège de la colonisation.
En 1905, l’explorateur français d’origine romaine Pierre Savorgnan de Brazza meurt en revenant d’une dernière expédition en Afrique centrale. La France fait des obsèques nationales à ce héros pacifique de l’époque de la colonisation. Il a voulu traduire en actes l'abolition de l'esclavage. Explorant le bassin du Congo, convoité par le Britannique Stanley et le roi des Belges, ce fils d'Italien, naturalisé en 1874, a souhaité établir la domination française dans le respect des principes humanitaires. Les colons blancs finiront par avoir la peau et de l'homme et de ses idéaux.
La mer pour passion.
Pierre Savorgnan de Brazza, né à Rome le 25 janvier 1852, descendait d'une vieille famille vénitienne. Passionné dès l'enfance pour les choses de la mer, il eut la chance de rencontrer l'amiral marquis de Montaignac qui lui fit préparer le concours de l'École navale chez les jésuites parisiens. Admis à titre étranger, en 1867, sur le Borda, navire-école de la marine de guerre française ancré à Brest, il en sortit enseigne de vaisseau de deuxième classe. Pendant la guerre de 1870, Brazza demanda sa naturalisation, elle ne lui fut accordée qu'en 1874. A l'issue d'une croisière au large des côtes du Gabon (1873-1874), à bord de la Vénus, il surveille les derniers trafics d'esclaves, il ressent le double appel de l'inconnu et du continent noir : il sollicite et obtient l'autorisation de reconnaître et d'explorer le cours de l'Ogooué, que l'on confond alors avec le cours supérieur du Congo. L'enjeu est double encore : remonter le cours d'eau pour pénétrer un territoire à explorer, atteindre la source du flux esclavagiste pour éradiquer cette plaie que ce champion de la liberté dénonce. Même s'il est difficile au XXIe siècle d'entendre le paradoxe d'une aventure coloniale née d'une démarche humanitaire.
Première expédition sur L’Ogooué.
Déjà puissamment recommandé pour entrer dans le saint des saints de la Marine, en principe interdit aux étrangers, Brazza va encore utiliser ses relations pour obtenir les crédits nécessaires à son entreprise. Le providentiel marquis de Montaignac occupe justement le poste de ministre de la Marine et pourvoit aux fonds nécessaires à une expédition.
A la tête de trois Blancs, un naturaliste, un aide-médecin et un quartier-maître, assistés d'une vingtaine d'indigènes, Brazza se lance dans une aventure qui dure trois ans. Il apporte avec lui plus de cent cinquante caisses de marchandises diverses, étoffes, perles, glaces, couteaux, peu d'armes et d'alcool.
Dès le départ, Brazza vit son rêve : dans le récit de son voyage, il retrouvera les accents idylliques des voyageurs de l'Océanie : « La culture consiste à abattre les arbres dans un coin de terre ; on brûle les feuillages et les menues branches et, çà et là, au commencement de la saison des pluies, on jette des branches de manioc dont on ne s'occupe plus. Ce faible travail assure au bout d'un an l'existence de tout un village. ». « De là, les tendances paresseuses de la population ,affirme avec légèreté l'explorateur.
Arrivé sur le plateau Batéké, composé d'épaisses assises de grès, Brazza doit reconnaître qu'ici la terre ne se laisse pas cultiver facilement. La population, cependant, en tire aussi du manioc tout en ne dédaignant pas les activités commerciales et même guerrières. Brazza, grâce à sa politique systématique des cadeaux, noue des relations amicales avec quelques chefs, mais il ne pourra avancer aussi loin qu'il le désirait à cause de l'hostilité de la tribu des Apfourou installée sur l'Alima, un affluent du Congo. En juin 1878, la descente de cette rivière, qui décrit de nombreux méandres, se révèle dangereuse. Des pirogues montées par des guerriers armés foncent sur la petite flotte de Brazza. Celui-ci fut frappé par le courage d'un chef de haute stature. Debout dans son canot, il agitait un fétiche au-dessus de sa tête en poussant des cris de guerre : aucune balle ne parvint à l'atteindre.
Brazza se décida à rentrer au Gabon : « Là je songeai à l'avenir de mes esclaves qui étaient venus chercher à l'abri du pavillon français la liberté que leur sol natal leur refusait ; une concession de terrain que j'acquis en leur nom avec des plantations en plein rapport leur a assuré une existence heureuse. Ce devoir accompli, nous partîmes pour la France que nous eûmes le bonheur de revoir le 6 janvier 1879 après trois ans et demi d'absence. » Le rapport de Brazza (255 pages) demeura longtemps enfoui dans les archives de la Marine. On le redécouvrit après les fêtes du centenaire, en 1952. A l'époque même de sa remise, qui l'avait pris en considération ?
Deuxième expédition.
A son retour en France, il repousse les offres du roi Léopold II de Belgique et comprend que l'immense bassin du Congo, que le Britannique Stanley venait de découvrir, - suscite déjà des ambitions territoriales. Désireux que la France ne soit pas absente d'un éventuel partage, soucieux de prendre de vitesse Stanley qui a, lui, accepté de servir le roi des Belges, et surtout d'établir la domination française dans le strict respect des principes humanitaires, il obtient une seconde mission (1880-1882). Il revient sur ses traces moins en rêveur qu'en chef, presque en roi, son allure comme sa légende en marche en faisant un interlocuteur digne des souverains noirs. C'est dans cette région qu'apparaît le roi Makoko, chef politique et religieux des Batéké : il accueille l'explorateur français, à la fin d'août 1880, avec un cérémonial auquel Brazza se prête facilement. Précédé de ses femmes, Makoko se présentera devant Brazza, un peu honteux de son uniforme en guenilles. Le roi porte les insignes de sa fonction, un collier de cuivre à douze pointes et un bonnet en tapisserie où s'insèrent deux longues plumes. Il fait distribuer du manioc et des pistaches nouvellement récoltées avant de commencer les palabres qui dureront une quinzaine de jours. Makoko accepte de placer son territoire, des cataractes du Congo à l'Oubangui, sous la protection française. Il donne même à la France, en toute propriété, l'emplacement où sera fondée Brazzaville, sur la rive droite du Congo.
Sur les terres concédées par Makoko, Brazza fonde un poste à l'emplacement de ce qui deviendra Brazzaville, au point de rupture de la navigation sur le bas Congo et de la liaison terrestre vers la côte atlantique (chemin de fer Congo-Océan) jetant ainsi les bases de la future Afrique-Equatoriale française.
Le poste, une simple case à 500 kilomètres de la première position française, est confié au sergent Malamine Kemara, recruté par Brazza à Dakar, qui tient tête des mois durant à Stanley et aux forces belges, hissant chaque matin le drapeau tricolore, sentinelle dérisoire et superbe.
Dans l’imbroglio colonial.
Rentré en France en 1882, Brazza s'implique dans l'arène politique, où il est mal armé, pour gagner l'opinion à la ratification du traité avec Makoko par les Chambres. L'affaire prendra quatre ans. Sans attendre, Brazza retourne au Congo pour y compléter ses découvertes. Après l'heure de l'exploration, vient celle de l'organisation. Nommé commissaire de la République dans l'Ouest africain, puis commissaire général au Congo français en 1886, il administre la nouvelle colonie, s'efforçant d'en étendre les limites par des campagnes d'exploration que ses collaborateurs et lui-même dirigent vers la Sangha, le Chari, l'Oubangui et le lac Tchad.
Mais il se heurte aux grandes sociétés coloniales avides d'ivoire et de caoutchouc, qui voudraient pouvoir se partager le territoire en concessions. Depuis Paris, on incrimine la gestion financière du Congo, on dénonce l'aide insuffisante apportée au colonel Marchand, lorsque celui-ci, œuvrant à un nouveau partage de l'Afrique en visant le haut Nil, jusqu'à défier les Anglais sur leur sphère d'influence, prépare l'attaque du poste égyptien de Fachoda. Partant toujours de ce principe qu'une colonie ne doit rien coûter à la métropole, le gouvernement, en 1898, s'en remet à l'initiative d'une quarantaine de sociétés concessionnaires qui devront procéder aux investissements nécessaires. Brazza avait lui aussi imaginé cette politique sans en sentir les contradictions avec son idéal humanitaire. Devant la réalité, il exprime des réserves : accusé de négligences financières, il est brutalement relevé de ses fonctions. Brazza se retire de la mêlée coloniale : il s'installe à Alger avec sa femme, Thérèse de Chambrun, arrière-petite-fille de La Fayette.
Dernière mission.
Il revient au Congo en 1905 chargé par le gouvernement d'enquêter sur les exactions commises par les sociétés concessionnaires à l'encontre des populations indigènes (travail forcé infligé aux indigènes, abus du portage, violences contre les personnes) et tolérées par l'administration. Aussitôt, il travaille au grand jour, interrogeant Blancs et Noirs, de l'aube au crépuscule. Les plaintes affluent, confirmant ce qui avait déjà filtré par différentes sources d'information. Ainsi, pour mieux assurer la perception des impôts, on n'hésite pas à enlever les femmes et les enfants d'un village et à les maintenir en détention. Dans un cas au moins, à Bangui, sur 58 femmes et 10 enfants retenus dans un local étroit, 45 femmes et 2 enfants sont morts. Les abus du portage déciment la population mâle, comme Brazza peut s'en rendre compte en faisant examiner les hommes par un médecin. Démoralisé par la trahison de ce qui représentait son idéal, c'est au retour de cette mission qu'il meurt de dysenterie, à Dakar, le 14 septembre 1905, sans avoir revu la France, qu'il n'avait cessé de vouloir servir en accord avec sa générosité idéologique...
Le rapport « Brazza ».
« Son » rapport est rédigé à Paris par de hauts fonctionnaires, qui ne dénaturent pas trop son propos, sinon en dédouanant l’administration française, pour accabler les sociétés concessionnaires privées, qui exploitent le caoutchouc. Le ministre des Colonies, qui avait donné sa parole que le rapport serait publié, ne le fait pas. Deux remaniements ministériels plus tard, vers 1907, c’est finalement le président de la République qui tranche : le rapport ne sortira pas. Le secret d’État est là. Dans les années 1960, Catherine Coquery-Vidrovitch prépare sa thèse d’État. Son sujet ? « Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930 ». Elle multiplie les recherches. Dans la masse des documents consultés, elle découvre un exemplaire du rapport, probablement celui du ministre. Elle en photocopie les 120 pages, l’utilise, le cite et le référence dans sa thèse, publiée en 1972. Dans un petit cercle de spécialistes, on sait désormais qu’une copie a été retrouvée. Pour autant, l’opinion publique ne s’y intéresse pas plus que ça. La vie reprend ses droits, et l’historienne sa carrière d’enseignante. Il faut attendre la toute fin du XXe siècle pour que naisse, en France, l’intérêt du grand public pour l’histoire coloniale. Avec la manifestation, en 1998 à Paris, autour des 150 ans de l’abolition de l'esclavage de 1848, puis avec la loi que Christiane Taubira fait adopter le 10 mai 2001 et qui reconnaît la traite et l'esclavage comme crimes contre l'Humanité, la France commence à regarder son histoire en face, et notamment comment l’esclavage s’articule avec la colonisation. Bientôt, un éditeur propose à Catherine Coquery-Vidrovitch de publier le rapport Brazza : le texte de 1905, accompagné de compléments et de tout un appareil critique, paraît en 2014.
Pour en savoir plus :
H. Brunschwig, Brazza explorateur, l'Ogooué 1875-1879, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1966.
C. Coquery-Vidrovitch, Brazza et la prise de possession du Congo. La mission de l'Ouest africain, 1883-1885, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1969, 5
. C. Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires, 1898-1930, Paris-La Haye, Mouton et Cie, 1972,
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