Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

Aventurières et Aventuriers


Fridtjof Nansen : Explorateur et défenseur des réfugiés.

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C’est une double vie qu’a vécue Fridtjof Nansen. Il connut d’abord la célébrité grâce à ses expéditions polaires. En avril 1895, il échoue d’un cheveu à être le premier à atteindre le pôle Nord, mais il établit un nouveau record d’approche. Mais en 1906, à la suite de la séparation des royaumes de Suède et de Norvège, il est nommé ambassadeur de l’État norvégien à Londres. En 1920, le gouvernement norvégien le nomme président de la délégation norvégienne auprès de la Société des Nations (SDN, ancêtre des Nations unies basée à Genève), ce qu’il restera jusqu’à sa mort en 1930. La SDN le charge aussitôt de la première mission humanitaire d’envergure qu’elle met sur pied : le rapatriement de 450 000 prisonniers de guerre. En 1921, il devient ainsi le premier « Haut-Commissaire pour les réfugiés » de la SDN. La question la plus brûlante est alors celle des réfugiés de l’ancien Empire russe fuyant la révolution d’Octobre, car un décret soviétique du 15 décembre 1922 a révoqué la nationalité de tous les émigrés qui sont donc devenus apatrides. L'essentiel de la tâche consistait à procurer à ces réfugiés des papiers d'identité reconnus, qui leur conféreraient non seulement un statut mais aussi la possibilité d'obtenir un passeport. Nansen proposa que soient délivrés des certificats portant les informations les plus importantes concernant leurs titulaires.Nombre de gouvernements acceptèrent de reconnaître le passeport « Nansen ». Des milliers de personnes purent donc traverser les frontières et aller s'installer dans le pays de leur choix. Nansen lui-même prit contact avec différents gouvernements et les persuada d'accueillir des quotas de réfugiés.

 

Une jeunesse au grand air.

 

Fils d'un avocat à la Cour suprême de Norvège, Fridtjof Nansen est né en 1861 à Store-Fröen, près d'Oslo. Selon les normes habituelles, et très certainement celles de l'époque, il eut une enfance privilégiée. La famille ne fut jamais hantée par le spectre de la pauvreté qui menaçait à cette époque. Du grand air, il en aura durant les premières années de sa vie. A seulement 18 ans, il bat le record du monde de patinage sur la distance d’un mile (1,6 Km) et, l’année suivante, il gagne le championnat national de ski de fond, un exploit qu’il répétera à onze reprises. Les aptitudes et les intérêts de Nansen étaient si variés qu'il lui fut difficile de choisir quelles études entreprendre à l'Université d'Oslo. Même si la physique et les mathématiques lui étaient les plus naturelles, il pensait que des études de zoologie le mettraient en contact plus direct avec la nature. C'est donc ce qui décida de son choix. L'océanographie, matière dans laquelle il allait se distinguer, n'en était encore qu'à ses timides débuts. En 1882, il débute ses premières explorations de la faune arctique au bord du navire phoquier, le Viking. C’est à son bord qu’il démontre que, contrairement à l’hypothèse en vigueur, la glace de mer se forme sur la surface de l’eau plutôt qu’en dessous. C’est aussi à bord du Viking qu’il devient un très bon tireur et qu’en un jour, il abat avec son équipe pas moins de 200 phoques. Heureusement, ce n’est pas ce que l’Histoire retient de lui. 

 

Le pôle Nord comme but suprême. 

 

C'est au Groenland que Fridtjof Nansen accomplit le premier de ses exploits, en traversant la grande île de l'est à l'ouest. L'explorateur s'était entraîné, durant maints hivers à la pratique du ski et il avait également fait campagne à bord de phoquiers dans les mers arctiques. Nansen était, d'ailleurs, d'une résistance physique à toute épreuve et, il était le plus apte à affronter les périls du pôle. Cette traversée de l'Islandsis, dont on ignorait complètement les mystères, établit, à juste titre, la réputation du jeune voyageur. La préparation soigneuse de cette expédition et l'énergie avec laquelle elle fut menée, montrèrent d'emblée que l'on avait affaire à un explorateur de grande classe. Nansen n'était pas homme à se reposer sur ses lauriers. Il continuait à être préoccupé par le morceau de bois à la dérive qu'il avait observé sur un banc de glace au large du Groenland. D'autres preuves de l'existence d'un courant maritime de direction est-ouest étaient apparues lorsque des débris provenant de l'équipement de la « Jeanette », un navire américain qui avait sombré au nord de la Sibérie en 1879, avaient été découverts au large du Groenland. Nansen était convaincu qu'ils avaient suivi un courant arctique qui devait se diriger de la Sibérie vers le pôle Nord et, de là, vers le Groenland. Nansen avait pour projet de construire un navire suffisamment solide pour résister aux pressions de la glace, et de mettre le cap sur le nord en partant de la Sibérie, jusqu'à ce que le navire soit pris dans la banquise. Il resterait à bord avec son équipage pendant que le bateau dériverait avec le courant vers le pôle, puis vers l'ouest en direction du Groenland. Nansen exposa sa théorie à la Société norvégienne de Géographie ainsi qu'à la Société royale de Géographie à Londres. Son projet fut accueilli par les érudits avec une méfiance qui avait de quoi décourager : ils doutaient que la construction d'un tel navire fût possible, et déclarèrent que ce projet était suicidaire. Face au scepticisme des scientifiques, Nansen mobilise l'opinion et organise des levées de fonds en Norvège. Nansen choisit Colin Archer, un architecte naval renommé en Norvège, pour concevoir et construire un navire adapté à l'expédition prévue. En utilisant certaines essences de bois particulièrement résistantes et un système complexe de traverses et entretoises sur toute la longueur, Archer construit un navire d'une robustesse extraordinaire. Sa coque arrondie est conçue de sorte qu'il n'y ait rien sur lequel la glace puisse avoir une emprise, et la quille, également arrondie, fait que le navire devrait être soulevé par la pression des glaces au lieu d'être broyé comme tant d'autres. Les performances de vitesse et de manœuvrabilité sont secondaires devant l'obligation de réaliser un vaisseau sûr et suffisamment chaud pour supporter leur confinement prolongé, il fut baptisé le Fram. Nansen choisit douze hommes pour son expédition, dont Otto Sverdrup qui avait fait avec lui la traversée du Groenland et qui était maintenant capitaine. En juin 1893, l'expédition quitta Christiania (aujourd'hui Oslo) emportant à son bord six années de provisions et huit années de combustible. Nansen estimait que l'expédition durerait deux ou trois ans, mais, fidèle à sa nature, il ne voulait pas risquer de mettre en péril la vie d'autrui. 

Après avoir suivi les côtes de Norvège, le Fram mit le cap vers l'est et suivit pendant un certain temps les côtes de Sibérie ; puis ce fut le cap sur le nord, et nos explorateurs atteignirent la banquise le 20 septembre. Ils retirèrent l'hélice et le gouvernail, et le Fram fut préparé pour sa longue dérive vers l'ouest à travers les glaces. Les prophètes de malheur eurent tort, et les calculs de Nansen s'avérèrent exacts. Durant trois années, en effet, le « Fram » pris dans le pack, résista aux pressions de la glace ; entré dans la banquise aux abords de l'archipel de la Nouvelle Sibérie, il en sortit à l'ouest du Spitzberg après un capricieux voyage en zig-zag, au cours duquel il avait couvert des centaines et des centaines de kilomètres.

Sur un point cependant, les prévisions ou plutôt les espérances de l'explorateur s'étaient révélées illusoires, le «Fram» n'était pas passé à proximité immédiate du pôle. C'est alors que Nansen donna toute la mesure de son courage, frisant, il faut bien dire, la témérité. En mars 1895, aux abords du 84° de latitude, il quitta le navire, accompagné du lieutenant Johansen, afin de tenter d'atteindre à pied,  avec des traîneaux à chiens, le point le plus septentrional de notre globe. L'entreprise était d'une audace folle, pourtant   elle réussit. Ayant atteint la latitude Nord de 86 degrés et 14 minutes, le point le plus près du pôle que l'homme ait jamais atteint, ils décidèrent de faire demi-tour et de gagner la terre François-Joseph[1].

De retour sur la terre ferme norvégienne, Fridtjof Nansen est accueilli en héros populaire par la population. Scientifique reconnu et considéré comme l’un des plus éminents citoyens de son pays, sa renommée lui ouvre les portes de la diplomatie et des relations internationales dès 1905. C’est toutefois au sortir de la Première guerre mondiale qu’il deviendra un humaniste convaincu, sans doute marqué par l’horreur de plus de quatre années de guerre.

 

Diplomate de premier rang.

 

En aout 1905, le divorce entre la Suède et la Norvège est consommé. Il devient alors ambassadeur de Norvège à Londres. Sa tâche principale est de travailler avec les représentants des grandes puissances européennes pour établir un traité qui garantirait l'intégrité de la position de la Norvège. Nansen, populaire en Angleterre, s'entend bien avec le roi Édouard VII du Royaume-Uni, mais il trouve ses fonctions « frivoles et ennuyeuses ». Le traité est signé le 2 novembre 1907 et Nansen considère sa tâche terminée.

La Première Guerre mondiale mit brutalement fin à toute recherche océanographique ou expédition scientifique pendant plus de quatre ans. La Norvège resta neutre, mais elle éveilla chez Nansen le dégoût de cette tuerie inutile. Au début des années 1920, Nansen fait partie de ceux qui s'enthousiasment pour la diplomatie wilsonienne. C'est un fervent partisan de la Société des nations (SDN) fondée en 1919, dans laquelle il voit un parlement international des nations et un espace diplomatique pour les petits États et les pays neutres. Tenant de la sécurité collective, il devient le président de la Ligue norvégienne de la SDN et le délégué de son gouvernement à la première assemblée générale de la Société qui se tient à Genève en 1920.

 

Au secours des prisonniers de guerre

 

En 1919, les négociations diplomatiques sont enrayées à cause de l’isolement de la Russie. En conséquence, des centaines de milliers de prisonniers de guerre sont bloqués au fin fond de la Sibérie. Théoriquement libres, ces anciens soldats ne disposaient ni des transports, ni des ressources pour rentrer chez eux. Le CICR[2] entame les négociations et organise le rapatriement d’une partie de ces hommes, exclus des accords internationaux.

Très vite, face à l’ampleur de la tâche, le CICR interpelle la naissante Société des Nations, l’ancêtre de l’Organisation des Nations Unies (ONU). En 1920, celle-ci crée l’office du Haut-commissaire aux prisonniers de guerre dont l’écrasante responsabilité revient à Nansen, qui connaît bien les régions polaires et qui possède une neutralité très appréciée dans un contexte de rupture des relations entre la Russie et le reste du monde.

Dès le mois de mai 1920, Nansen et le CICR mettent leurs forces en commun. Le premier négocie avec les gouvernements l’ouverture des routes de la Baltique. Le second, avec le concours des Croix-Rouge américaine et scandinave, organise les voyages.

En moins de deux ans, cette action conjointe permettra à près de 300 000 anciens prisonniers de guerre de regagner leur patrie et leur famille, échappant ainsi à une mort certaine.

 

Le passeport Nansen.

 

La notion d’ «apatridie », aussi ancienne que celle de la nationalité, devient dans ces mêmes années une réalité sociale qui dépasse la simple anomalie juridique pour désigner les hommes et les femmes, de plus en plus nombreux, sans État ou sans nationalité. Leur apparition massive est engendrée par des pratiques de déchéances forcées et automatiques de la nationalité pour des motifs d'appartenance à des partis, des classes, des nationalités ou des religions. Ce conditions exécrables vont concerner plusieurs millions de Russes et d'Arméniens interdits de retour, déchus de leur nationalité et qui voient leurs biens meubles et immeubles spoliés. Ce recours à une procédure de dénationalisation marque un tournant dans les rapports entre l'État et les individus, où le principe d'homogénéité nationale ou idéologique est conduit à l'extrême. Le système des passeports apparu à la suite de la Première Guerre mondiale assujettit tout déplacement d’un État à un autre à la détention de titres internationalement reconnus délivrés par les gouvernements. Nansen, qui doit rapatrier des centaines de milliers de réfugiés, cherche donc à leur faire obtenir autant un statut juridique protecteur que l’autonomie de subsistance. Il a été le premier à comprendre que l’un des principaux problèmes très concrets des réfugiés était l’absence de documents d’identité internationalement valides, ce qui faisait notamment obstacle au dépôt des demandes d’asile. Sa réponse sera le « passeport Nansen », premier instrument juridique de protection internationale des réfugiés. Ce « passeport Nansen » est un document d’identité, rédigé en français et dans la langue du pays d’accueil, qui a été reconnu dès 1924 par 38 États (dont la France), permettant aux réfugiés apatrides de passer les frontières. Imaginé en 1921, il a été créé comme certificat d’identité et de voyage le 5 juillet 1922 par la conférence internationale de Genève grâce à Nansen qui créa « l’Office international Nansen pour les réfugiés ».

La Croix-Rouge internationale et plusieurs États ont également demandé à Fridtjof Nansen d’organiser un programme d’aides pour des millions de victimes de la famine russe des années 1921 et 1922. Nansen obtint alors le prix Nobel de la paix en 1922, et utilisa l’argent du Prix pour financer une aide humanitaire à l’Ukraine. L’Office international Nansen pour les réfugiés a lui aussi reçu ce Prix Nobel de la paix en 1938. Le statut définitif du « passeport Nansen » a été fixé par la Convention de Genève du 28 octobre 1933. Au total, entre les deux guerres mondiales près de 450 000 passeports Nansen ont été octroyés.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la dénomination de « passeport Nansen » a été officiellement remplacée par celle de « Titre de voyage », mais elle a continué à être employée dans le langage administratif courant. Comme un hommage certes, mais aussi comme une trace d’un temps où la protection des réfugiés n’était pas un sujet secondaire dans le « concert des nations ».

 

Référence pour cet article :

 

            - Dubois, J.  (2016) . Le « passeport Nansen », première protection des réfugiés dans l’histoire du droit international. Après-demain, N ° 39, NF(3), 48-48. https://doi.org/10.3917/apdem.039.0048.

 

            - https://agora.qc.ca/dossiers/fridtjof_nansen ;

 

            - https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1930_num_39_220_10166?q=nansen

 

            - https://www.lhistoire.fr/un-passeport-pour-les-apatrides

 

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Fridtjof-Nansen.pdf

 

 



[1] La terre François-Joseph ou archipel François-Joseph est un ensemble d'îles de l'Extrême-Nord de la Russie situé au nord de la Nouvelle-Zemble et à l'est du Svalbard.

[2] Comité Internationale de la Croix Rouge.


10/01/2025
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Quand la Russie colonisait l’Amérique.

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Le 6 juillet 1922, le président de la chambre basse du Parlement russe a menacé de reprendre l'État de l'Alaska si les États-Unis saisissaient ou gelaient leurs avoirs à l'étranger. Cela fait plusieurs années que le sujet d'une Alaska russe est abordé dans les médias, ces territoires faisaient autrefois partie de l'Empire russe. Ces provocations, brandies pour « réveiller le patriotisme [...] et exciter les velléités nationalistes » de la population russe selon Carole Grimaud Potter, professeure de géopolitique russe ont eu l'effet escompté. Aussitôt, une campagne intitulée "l'Alaska est à nous" a été conçue sur les réseaux sociaux. Des panneaux publicitaires floqués du même slogan ont même été installés dans la ville sibérienne Krasnoïarsk. La Russie est coutumière du fait. Elle fait part de son souhait  de voir le drapeau russe flotter au-dessus du plus grand État américain. Depuis une dizaine d'années, le sujet est régulièrement abordé dans les médias russes. Cela fait plus de deux ans que Vladimir Poutine mène en Ukraine une guerre qui devait restaurer en partie les frontières de l’empire russe. Mais il est une frontière de ce même empire dont on parle rarement. Une frontière située sur un autre continent, en Amérique du nord, et qui s’étendait de l’Alaska aux environs de San Francisco. Si ces prétentions relèvent de l’incantation, elles ne naissent pas d’un pur fantasme propagandiste. Elles s’appuient bien sur des faits historiques reconnus et étudiés : à savoir que la Russie a tenté, au cours des XVIIIème et XIXème siècle de s’implanter en Alaska mais également tout au long de la côte pacifique d’Amérique du Nord.

 

Béring, le précurseur. 

 

En 1725, Pierre le Grand charge Béring d'une mission présentant un enjeu de puissance capital pour la Russie : voir s'il est possible d'atteindre le continent américain par son versant occidental. À l’origine de cette colonisation, il y a l’expansionnisme des tsars successifs et un attrait pour les fourrures du Pacifique, en particulier celle des loutres de mer. La disparition de ces dernières et le coût du maintien de possessions si lointaines finissent par mettre fin à l’établissement russe en Amérique, suspendant une histoire à même d’inspirer de nombreuses uchronies. Les acteurs en sont principalement les trappeurs, qui vont chercher des fourrures toujours plus loin, poussés par l'extinction des proies (en premier lieu la zibeline) dans leurs zones de chasse habituelles. L'État n'est donc pas à l'origine de ce mouvement, il se contente d'être présent à titre de percepteur à partir de la fin du XVIe siècle, en réclamant un impôt sur les fourrures. Cette conquête a lieu à un rythme lent, par voie fluviale puis navale plutôt que terrestre : les trappeurs se réunissent en commandos et descendent les fleuves puis empruntent leurs affluents sur des radeaux, s'enfonçant davantage encore en Sibérie. A l'origine de l'expédition de Béring, il y a une visite de Pierre le Grand à Paris en 1717. Les géographes français lui demandent s'il y a un passage pour gagner l'Amérique par le nord. En effet, les cartes de l'époque sont très fantaisistes. Certains imaginent que les deux continents sont reliés, d'autres qu'un détroit les sépare. Pierre le Grand comprend que, s'il ne monte pas une expédition pour le vérifier, ce seront d'autres nations qui prendront l'avantage. Ses préoccupations sont donc à la fois géopolitiques, économiques et intellectuelles. En 1725 il nomme Vitus Béring, un capitaine danois recruté par la Russie, à la tête de cette entreprise. Pierre le Grand meurt quelques semaines plus tard, mais sa veuve Catherine Ier donne son accord pour poursuivre l'expédition. L’expédition, à laquelle participent 25 hommes, part en 1725 et parcourt 6 000 km pour atteindre Okhotsk, sur la côte Pacifique, au bout de deux ans. De là, ses membres passent en bateau sur la péninsule du Kamtchatka puis, en 1728, ils prennent la direction du nord. À bord du Saint-Gabriel, Béring atteint l’île Saint-Laurent, au large de l’Alaska, et traverse même le détroit qui porte son nom, mais le brouillard empêche les expéditionnaires de voir la terre du côté américain. Béring en conclut que l’Asie et l’Amérique ne sont pas reliées, étant donné qu’à ce moment, d’après ses estimations, « la terre ne s’étend pas vers le nord, et on ne peut voir aucun territoire au-delà du Tchoukot, ou de l’est ». Lorsque Béring revient à Saint-Pétersbourg, en 1730, il s'attend à être reçu avec les honneurs, mais, entre-temps, c'est une autre impératrice, Anne Ier, qui a pris le pouvoir. Autant dire que l'expédition n'est plus à l'ordre du jour !

Déçu, Béring n'a alors de cesse de vouloir repartir, bien décidé cette fois à mettre le pied en Amérique. Béring va alors proposer deux projets d'actions vers la Sibérie. Le premier est un plan de colonisation dont les objectifs principaux seraient la christianisation des Yakoutes[1] et la remise en ordre de l'administration chargée de lever le yassak, l'impôt tsariste.

La deuxième proposition est plus ambitieuse encore et c'est celle-ci qui l'intéresse. Il souhaite lancer une grande offensive exploratoire vers les limites nord et est de l'empire. Les grandes lignes de la Grande Expédition Nordique, comme elle sera appelée plus tard, consistent à cartographier les côtes de l'Alaska, le nord du Japon, les îles Kuriles et la côte arctique de la Sibérie entre l'embouchure de l'Ob et celle de la Lena.

La tsarine répond positivement à ses projets et charge Béring de mettre sur pied les différentes phases de l'exploration de la Sibérie. Contrairement à la première, elle a une importante dimension scientifique. Plusieurs jeunes savants de haut rang accompagnent Béring, notamment les Allemands Gerhard Friedrich Müller et Johann Georg Gmelin. Un autre Allemand, Georg Wilhelm Steller, se joint à l'expédition en qualité de médecin personnel de Béring. C'est un véritable fou de sciences, exalté, au caractère parfois difficile, mais remarquable scientifique : il multiplie les études exhaustives sur toutes les nouvelles espèces animales ou végétales qu'il croise sur son chemin tout en échafaudant d'audacieuses hypothèses - qui souvent se révéleront extrêmement pertinentes. Sa productivité semble ne pas avoir de limite. Deux navires sont construits dans la baie de Petropavlosk : le Saint Paul, qui sera commandé par la capitaine Tshirikov et le Saint Pierre par Béring. Les deux navires quittent le Kamtchatka début juin. Ils se dirigent vers des terres indiquées sur les cartes sous les noms de Gamaland et Compagniland. Ils n'en trouveront jamais trace. Les deux bâtiments se trouvent rapidement séparés lors d'une tempête, ils ne se retrouveront jamais.

 

Le 16 juillet 1741, le jour de la St Elias, le St Pierre entre dans une baie abritée : au loin des sommets enneigés dont l'actuel mont St Elias qui culmine à plus de 6000 mètres, baptisé à l'occasion et des forêts à perte de vue. Béring vient d'aborder en Alaska. Il ne donnera que quelques heures à Steller pour décrire l'Amérique du Nord. Le naturaliste récolte des plantes, décrit les paysages, découvre un campement autochtone. Après 6 heures passées à terre, l'ordre de retour est donné : 8 ans de voyage épuisant pour 6 heures d'exploration terrestre.

Le retour sera une navigation difficile dans le brouillard et les tempêtes des îles Aléoutiennes. Une rencontre avec des Aléoutes sera l'un des moments forts de ce périple. Steller décrit les embarcations, les vêtements, le comportement de ces hommes inconnus.

À bout de force, Béring ne met plus les pieds sur le pont. Le reste de l'équipage endur les douleurs liées au scorbut à l'exception de Steller qui se nourrit de plantes antiscorbutiques récoltées en Alaska.

L'équipage décimé, à bout de force, sans vivre et sans eau jette l'ancre dans une baie le 7 novembre. Les marins pensent avoir échoués sur une plage du Kamtchatka, ils viennent en faits d'atterrir sur une île inconnue, la future île Béring. Deux jours plus tard, un premier débarquement de malades a lieu. Deux semaines passent et une tempête effroyable jette définitivement le St Pierre à la côte. Le 8 décembre 1741, Ivan Béring meurt d'épuisement.

Les survivants pourront rejoindre le Kamtchatka durant l'été 1742 après un hiver à se nourrir d'otaries, loutres, renards polaires et lagopèdes. Ils ont pu reconstruire un bateau avec les restes du St Pierre. À leur retour, les informations recueillies, la cartographie et les peaux de loutres de mer, la plus belle et la plus chère fourrure au monde, donnent l'impulsion pour l'établissement des Russes en Alaska.

 

Les suites de l’expédition Béring. 

 

Après plusieurs années d'expéditions « sauvages » vers le nord-est, les marchands russes vont se coaliser pour défendre leurs intérêts. L'un d'entre eux, Grigori Chelikhov, particulièrement entreprenant, demande à l'État de fonder une compagnie nationale et d'en financer les activités dans le Pacifique Nord, afin d'y mettre en place un monopole russe. Mais la tsarine Catherine II, gagnée aux idées libérales, est par principe opposée à l'idée de monopole et Chelikhov meurt avant de voir la concrétisation de ce projet. Il sera repris par sa jeune veuve Natalia, une femme d'une énergie rare, qui, aidée de son second Nikolaï Rezanov, entame une intense activité de lobbying auprès de la Cour.

La Compagnie russo-américaine (RAK) est finalement créée en 1799 par Paul Ier, le fils de Catherine II qui lui concède un privilège de vingt ans. Le tsar et des grandes familles y prennent des actions, et la RAK devient une puissante compagnie, qui développe de nombreux comptoirs sur les rives du Pacifique. Puis, rapidement, les progrès de la colonisation marquèrent le pas, en raison des rigueurs du climat, de la longueur des communications avec la métropole et de la difficulté d’entrer en contact avec les populations locales, surtout les Tlingits, particulièrement réticents à l’égard des Russes. Il est vrai que le manque de prêtres orthodoxes retarda leur christianisation, au moment où apparaissaient les premières difficultés économiques, liées à la raréfaction des animaux à peaux, castors, ours, phoques, renards polaires..., victimes d’une chasse trop intensive. La compagnie tenta une diversion en direction du sud, en implantant, en 1812, un poste sur la côte de ce qu’on appelait la Nouvelle-Albion, nom donné à la partie septentrionale de la Californie alors espagnole. La raison officielle de la création de Fort Ross était la nécessité de procurer aux colons de l’Alaska de la nourriture fraîche en viande et légumes. Des terrains cédés sans difficultés par les Indiens permirent en effet l’établissement de cultures et l’élevage du bétail. Mais ni le gouvernement espagnol ni les missions franciscaines n’avaient été consultés sur cette prise de possession. En fait, la chasse au phoque et la pêche se révélèrent plus profitables que la culture ou l’élevage, si bien que l’enclave de Fort Ross ne remplit jamais son rôle de centre nourricier, tout en demeurant une épine dans une terre réclamée par le Mexique qui s’était substitué à l’Espagne. Ayant perdu tout intérêt dans cette entreprise, talonnée par le gouvernement mexicain, la Compagnie finit par vendre Fort Ross, en 1835, à John Sutter, cet immigré suisse, devenu citoyen mexicain, qui avait reçu de larges concessions de terres au confluent du Sacramento et de l’American River, où il fonda New Helvetia. C’est là que furent découvertes treize ans plus tard les pépites d’or qui provoquèrent la ruée vers la Californie. 

 

L’Alaska devient « américaine ».

 

La glace constituait le principal article d’exportation de l’Alaska dans les années cinquante : 20 500 tonnes de 1852 à 1860, représentant une valeur globale de 122 000 dollars. Cette nouvelle orientation contraignit la Russian American Company à construire à Sitke et à Kodiak des installations de stockage. En comparaison, les exportations d’autres marchandises représentaient peu de choses. L’économie de l’Alaska, fondée sur une mono-production, était devenue entièrement dépendante de la Californie. En 1856 la Russie sort vaincue de la guerre de Crimée. Elle n'a pas les moyens de se maintenir dans les deux territoires. Depuis quelques années, les Russes se sont pourtant rendu compte qu'il y avait de l'or en Alaska, mais cette découverte amène son lot d'ennuis en perspective : des orpailleurs venus du Canada s'introduisent illégalement dans l'Amérique russe et arment les Indiens. Les Russes sont conscients du fait qu'ils ne pourront pas défendre une terre si éloignée ; ils préfèrent prendre les devants et la vendre avant qu'on ne la leur prenne.

Les négociations russo-américaines furent amorcées en 1866 et elles aboutirent l’année suivante. Ratifié par le Sénat le 10 avril 1867, le traité de cession fixait le prix à 7,2 millions de dollars, soit l’équivalent de trois saisons de chasse. La presse américaine soutint majoritairement ce traité dont la négociation provoqua par ailleurs des tensions avec le Congrès, tenu à l’écart de cette affaire. Les élus américains manifestèrent leur mauvaise humeur en tardant à voter les fonds, et ce jusqu’à l’entrée en possession de l’Alaska (18 octobre 1867). Depuis l’achat de l’Alaska, longtemps territoire fédéral avant d’accéder au statut d’État fédéré (1959), les États-Unis disposent d’un poste avancé face au Nord-Est asiatique et d’une façade sur l’Arctique. Mais en 1867, le Pacifique Nord ne constituait pas un « lac américain », moins encore l’océan Pacifique (le « Grand Océan »), pris dans son ensemble. Déjà amorcée, l’expansion américaine dans le Pacifique s’accéléra à la fin du XIXe siècle, au moment de la guerre hispano-américaine de 1898 (voir notamment le rattachement de l’archipel d’Hawaï).

Quant à l’Alaska, il devint donc un État militaire de première importance, face à l’URSS, le détroit de Bering constituant une ligne de partage Est-Ouest dans le contexte de la Guerre froide (la « guerre de Cinquante Ans »).

 

Que reste-t-il de l’Amérique russe ?

 

L’ancienne capitale Novoarkhangelsk, devenue Sitka, est désormais une ville de 9 000 habitants, au bord d’un golfe pittoresque, entourée de forêts de cèdres et de pins. L’endroit préféré des touristes, c’est le lac des Cygnes, tout proche. Afin d’attirer du monde grâce au « véritable esprit russe » des lieux, les pouvoirs publics ont consacré plus de 2 millions de dollars à restaurer la maison de l’évêque russe, construite en 1842. Ce bâtiment historique est entouré de maisons contemporaines appartenant à de nouveaux riches américains. Sur les portails, on peut lire des annonces semblables à celles qui s’affichent autour de Moscou : « Datcha à louer », avec le mot « datcha » écrit soit en caractères russes, soit en lettres latines. Dans l’église, on chante en russe, en anglais, en tlingit et en inuit. Tous les fidèles sont des « Créoles »,descendant d’hommes arrivés en Alaska au temps du premier gouverneur de cette Amérique russe, Alexandre Baranov. A cette époque, beaucoup de chasseurs et de chercheurs d’or russes prenaient pour femmes des Inuits et des Aléoutes. Il fut un temps où les aventuriers russes qui vivaient ici chassaient la loutre et le ragondin, coulaient des canons, lavaient de l’or et construisaient des navires destinés à conquérir les océans. Aujourd’hui, l’Amérique russe est devenue une marchandise, et, quoi que l’on prétende au sujet de l’intérêt faiblissant du Yankee moyen envers la Russie, cette marchandise se vend très bien. Les croisiéristes en sont particulièrement friands. Il y a trente-cinq ans, plusieurs femmes décidèrent sur un coup de tête de créer, à Sitka, une compagnie de danse russe. Depuis, les Danseuses de Novoarkhangelsk donnent trois représentations par jour pour les croisiéristes. En dansant Kalinka ou la Ronde de l’Oural, ces entreprenantes Américaines gagnent aujourd’hui nettement plus que leurs maris incrédules. Lorsque la saison des croisières se termine en Alaska, elles continuent à initier les croisiéristes à la culture russe, mais sous le soleil de la Caraïbe.

 

Les documents de bases de cet article sont les suivants :

 

https://www.courrierinternational.com/article/2004/11/18/rousskaia-alaska

 

https://www.grands-espaces.com/decouvertes/le-mythique-passage-du-nord-ouest-10-siecles-de-tentatives-et-de-convoitises-partie-1/

 

https://desk-russie.eu/2024/01/27/la-russie-et-l-alaska.html

 

https://www.lhistoire.fr/un-pied-en-amérique

 

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[1] Les Iakoutes (ou Yakoutes), qui se nomment eux-mêmes Sakha, sont un peuple turcique sibérien de la fédération de Russie, majoritaire dans la république de Sakha (Iakoutie), l’une des zones habitées les plus froides du globe, au nord-est de la Sibérie.


08/10/2024
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Capitaine James Cook : un mousse devenu explorateur

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Bougainville n’avait pas encore terminé son premier voyage, lorsque Cook entreprend le sien. Il hisse les voiles en direction du Pacifique le 26 août 1768. Il entame le premier d’une série de trois de voyages, lui aussi, à la recherche de l’hypothétique continent austral.  Tous les trois se déroulèrent dans le Pacifique, les océans Atlantique et Indien n’étant que des voies d’accès à la Mer du Sud. Le premier voyage (1768-1771) a d’abord un but scientifique : observer le transit de Vénus[1] qui devait se produire le 3 juin 1769 et explorer le Pacifique Sud à la recherche de l’hypothétique continent. Au cours de son premier voyage, Cook avait démontré que la Nouvelle-Zélande n'était rattachée à aucune terre et estimé la taille de l'Australie. Mais, les membre de la Royale Society étaient cependant toujours persuadés de l’existence d’un continent plus grand, qui devait se trouver plus au sud. Ce fut donc le but du deuxième voyage (1772-1775). Cook poursuivit son exploration de la zone Antarctique. En janvier 1774, il écrit qu'il voulait aller « … plus loin qu'aucun homme n'est allé avant moi, mais aussi loin qu'un homme puisse aller ». Pour le troisième voyage, il s’agit plus de courir après la chimère du continent austral, mais de découvrir le passage du Nord-Ouest. Il espérait découvrir la route qui contournerait l’Amérique du Nord et déboucherait sur les richesses de l’Orient. La carte le dit clairement : la route par l’Arctique est de loin la plus courte. Cook n’y parvint pas. Il trouva même la mort au cours de ce dernier dans des conditions qui font encore aujourd’hui polémique. Son héritage colossal peut être attribué à son grand sens marin, des aptitudes poussées pour la cartographie, son courage pour explorer des zones dangereuses afin de vérifier l’exactitude des faits rapportés par d’autres, sa capacité à mener les hommes et à se préoccuper de leur condition sanitaire dans les conditions les plus rudes, ainsi qu’à ses ambitions, cherchant constamment à dépasser les instructions reçues de l’Amirauté.

 

Commis de ferme devenu marin. 

 

James Cook est issu d'une famille relativement modeste, fils de James Cook, valet de ferme d'origine écossaise et de Grace, anglaise. Il est né à Marton dans le North Yorkshire, ville aujourd'hui rattachée à Middlesbrough. Il fut baptisé à l'église locale de St Curthberts Ormesby, où son nom figure au registre des baptêmes. La famille, comptant alors cinq enfants (les époux Cook en auront neuf), s'établit ensuite à la ferme Airey Holme à Great Ayton . L'employeur de son père finança sa formation à l’école primaire. À l’âge de 13 ans, il commença à travailler avec son père dans la gestion de la ferme.

 

En 1745, alors âgé de 17 ans, Cook fut placé en apprentissage chez un mercier de Staithes, village de pêcheurs. Selon la légende, Cook sentit pour la première fois l'appel de la mer en regardant par la fenêtre du magasin. Au bout d'un an et demi, William Sanderson, le propriétaire de l'entreprise, décréta que Cook n’était pas fait pour le commerce et le conduisit au port de Whitby où il le présenta à John et Henry Walker, quakers faisant commerce du charbon et propriétaires de plusieurs navires. Cook fut engagé comme apprenti de la marine marchande sur leur flotte. Il passa les années suivantes à faire du cabotage entre la Tyne et Londres. Parallèlement, il étudia l'algèbre, la trigonométrie, la navigation et l'astronomie.

 

Une fois ses trois ans d'apprentissage terminés, Cook travailla sur des navires de commerce en mer Baltique. Il monta rapidement en grade et, en 1755, se vit proposer le commandement du Friendship. Il préféra cependant s'engager dans la Marine royale. La Grande-Bretagne se préparait alors à la future guerre de Sept Ans et Cook pensait que sa carrière avancerait plus vite dans la marine militaire. Cela impliquait toutefois de recommencer au bas de la hiérarchie et c’est comme simple marin qu'il s’engagea à bord du HMS Eagle, sous le commandement du Capitaine Hugh Palliser. Il fut rapidement promu au grade de Master's Mate. En 1757, après deux ans passés au sein de la Navy, il réussit son examen de maîtrise lui permettant de commander un navire de la flotte royale.

 

A la découverte des mondes océaniens.

 

En novembre 1767, la Royal Society crée une commission sur le Transit de Vénus. La décision est prise d’envoyer des observateurs dans la baie d’Hudson, au Cap Nord en Norvège et dans l’océan Pacifique. En 1768, la Royal Society charge James Cook, à bord du HMB Endeavour, d’explorer l'océan Pacifique sud avec pour principales missions l'observation du transit de Vénus du 3 juin 1769 et la recherche d'un hypothétique continent austral. L'Endeavour est un trois-mâts carré du même type de ceux que Cook a déjà commandés, embarcation solide et idéale en termes de capacité de stockage ainsi que pour son faible tirant d'eau, qualité indispensable pour s'approcher des nombreux récifs et archipels du Pacifique. Après avoir passé le cap Horn, il débarque à Tahiti le 13 avril 1769, où il fait construire un petit fort et un observatoire en prévision du transit de Vénus. L’observation, dirigée par Charles Green, assistant du nouvel astronome royal Nevil Maskelyne, a pour but principal de recueillir des mesures permettant de déterminer, avec davantage de précision, la distance séparant Vénus du Soleil. Une fois cette donnée connue, il serait possible de déduire la distance des autres planètes, sur la base de leur orbite. Malheureusement, les trois mesures relevées varient bien plus que la marge d'erreur anticipée ne le prévoyait. Lorsque l'on compare ces mesures à celles effectuées au même instant en d’autres lieux, le résultat n'est pas aussi précis qu'espéré. Une fois ces observations consignées, James Cook ouvrit les scellés qui contenaient les instructions pour la seconde partie de son voyage : chercher les signes de Terra Australis, l'hypothétique pendant de l'Eurasie dans l'hémisphère nord. La Royal Society, et particulièrement Alexander Dalrymple, était persuadée de son existence et entendait bien y faire flotter l'Union Jack avant tout autre drapeau européen. Pour cela, on choisit de recourir à un bateau qui, par sa petite taille, ne risquait guère d'éveiller les soupçons, et à une mission d’observation astronomique comme couverture. Cook doutait cependant de l'existence même de ce continent. Il quitta alors Tahiti en compagnie de Tupaia, grand prêtre et surtout excellent navigateur ( https://www.pierre-mazet42.com/tupaia-le-guide-multi-etoile-de-cook ) Avec son aide, il explore une centaine d’iles, telle les îles de la Société et l’île de Rurutu. Cook atteint la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769. Second Européen à y débarquer après Abel Tasman en 1642, il cartographie l'intégralité des côtes néo-zélandaises avec très peu d'erreurs. Il met ensuite cap à l'ouest en direction de la Terre de Van Diemen (actuelle Tasmanie) avec l’intention de déterminer s'il s'agissait d’une partie du continent austral. Des vents violents forcent cependant l'expédition à maintenir une route nord. L’expédition aperçoit la terre en un lieu que Cook nomma Point Hicks, entre les villes actuelles d’Orbost et de Mallacoota dans l'État du Victoria. Cook poursuit sa route vers le nord en longeant la côte, ne la perdant jamais de vue pour la cartographier et nommer ses points remarquables. Au bout d'un peu plus d’une semaine, ils pénètrent dans un fjord long mais peu profond. Après avoir mouillé devant une pointe basse précédée de dunes de sable qui porte actuellement le nom de Kurnell, l'équipage débarqua pour la première fois en Australie, le 29 avril. Cook baptisa tout d’abord le fjord Stingaree Bay en allusion aux nombreuses raies aperçues (stingray en anglais). L’endroit reçut ensuite le nom de Botanist Bay, puis finalement Botany Bay en raison des nombreuses nouvelles espèces découvertes par les botanistes Joseph Banks, Daniel Solander et Herman Spöring. Ce fut ici que pour la dernière fois, on aperçut les bateaux de monsieur de Lapérouse. À ce point du voyage, pas un seul homme n'a succombé au scorbut, fait remarquable pour une si longue expédition à l'époque. En effet, convaincu par une recommandation de la Royale publiée en 1747, Cook a introduit des aliments comme le chou fermenté ou le citron dans l'alimentation de son équipage. On sait alors que le scorbut est causé par une alimentation pauvre, mais le lien avec les carences en vitamine C n'a pas encore été établi. Pour avoir réussi à préserver la santé de son équipage, Cook recevra la médaille Copley en 1776.

 

La traversée du détroit de Torres prouve définitivement que l'Australie et la Nouvelle-Guinée ne sont pas reliées entre elles. L'Endeavour accoste ensuite à Savu où il passe trois semaines avant de continuer vers Batavia, capitale des Indes orientales néerlandaises, pour y effectuer quelques réparations. Batavia est connue pour être un foyer de malaria et avant le retour de l'expédition en 1771, plusieurs membres de l’équipage y ont succombé ainsi qu’à d’autres maladies telles que la dysenterie, dont le Tahitien Tupaia, le botaniste Herman Spöring, l'astronome Charles Green et l'illustrateur Sydney Parkinson. Le bilan de ce premier voyage était important : outre de nombreuses observations ethnographiques sur les populations polynésiennes et australiennes, le navigateur rapportait des précisions géographiques capitales sur les zones australes. Les mythes dont tant d'auteurs s'étaient nourris commençaient à s'effondrer.

 

Impatient de repartir. 

 

À peine revenu, Cook ne songeait qu'à repartir et prépara à cet effet deux bâtiments: la Resolution qu'il montait et l'Adventure commandée par Tobias Furneaux. On embarqua pour deux ans et demi de vivres, un appareil de distillation de l'eau de mer et surtout quatre chronomètres. L'état-major scientifique comprenait deux naturalistes, les Forster père et fils, deux astronomes et un peintre dessinateur. Le but de l'expédition était cette fois commercial autant que scientifique, puisque Cook devait étudier les possibilités économiques des pays visités.

 

Les deux navires quittèrent Plymouth le 13 juillet 1772, et cette fois Cook adopta la route inverse de la précédente. Après escale aux îles du Cap-Vert, il arriva à Bonne-Espérance en août. Piquant ensuite au sud, il parvint le 14 décembre à la limite de la banquise par 67 degrés de latitude Sud. Longeant cette zone hostile pendant trois mois, les navigateurs regagnèrent ensuite la Nouvelle-Zélande, où ils arrivèrent le 26 mars 1773, puis remontèrent vers Tahiti dont les Forster feront une description aussi enthousiaste que celle de Bougainville. Comme celui-ci, Cook embarqua un jeune Tahitien (nommé Omai) qui suivit l'expédition. En octobre, celle-ci visita les îles Tonga et revint le 2 novembre en Nouvelle-Zélande. Après ravitaillement, Cook descendit à nouveau vers le sud jusqu'au 71e degré de latitude Sud, devinant la présence des terres antarctiques. Après de brèves escales à l'île de Pâques (mars 1774), aux Marquises et à Tahiti (avril), les navires firent route à l'ouest, en direction des Nouvelles-Hébrides (juin) et de la Nouvelle-Calédonie que Bougainville avait frôlée sans la voir. Cook en fera une superbe description. Après une dernière escale en Nouvelle-Zélande (octobre-novembre), il fit route vers le cap Horn. Le 22 mars 1775 il était à Bonne-Espérance, et le 30 juillet il rentrait à Plymouth. 

 

Le dernier voyage. 

 

Pour sa dernière expédition, Cook commandait à nouveau le HMS Resolution pendant que le capitaine Charles Clerke prenait la tête du HMS Discovery. Officiellement, le but du voyage était de ramener Omai à Tahiti, qui suscitait la plus grande curiosité à Londres. L’expédition explora tout d’abord les îles Kerguelen où elle accosta le jour de Noël 1776, puis fit escale en Nouvelle-Zélande. Une fois Omai rendu aux siens, Cook mit le cap au nord et fut le premier Européen à accoster aux îles Hawaii en 1778.

Naviguant ensuite le long du continent américain, Cook décrivit dans son journal les tribus indiennes de l'île de Vancouver, des côtes de l'Alaska, des îles Aléoutiennes et des deux rives du détroit de Béring.

Malgré plusieurs tentatives, le détroit de Béring se révéla infranchissable en raison des glaces qui l’obstruaient même au mois d’août. Accumulant les frustrations devant cet échec, et souffrant peut-être d'une affection de l’estomac, Cook commençait à montrer un comportement irrationnel, forçant par exemple son équipage à consommer de la viande de morse, que les hommes refusèrent.

L'expédition retourna à Hawaii l’année suivante. Après huit semaines passées à explorer l'archipel, Cook débarqua à Kealakekua Bay sur l'actuelle Grande Île où il séjourna un mois. Peu après son départ, une avarie du mât de misaine le contraint à rebrousser chemin pour réparer. Au cours de cette seconde escale, des tensions se firent sentir entre les indigènes et les Britanniques et plusieurs bagarres éclatèrent. Le 14 février, des Hawaiiens volèrent une chaloupe. Les vols étant courants lors des escales, Cook avait pour habitude de retenir quelques otages jusqu’à ce que les biens volés soient restitués. Cette fois, il prévoyait de prendre en otage le chef de Hawaii, Kalaniopu'u. Une altercation éclata cependant avec les habitants qui attaquèrent à l'aide de pierres et de lances. Les Britanniques tirèrent quelques coups de feu mais durent se replier vers la plage. Cook fut atteint à la tête et s'écroula. Les Hawaïens le battirent à mort, puis enlevèrent son corps.

Cook jouissait malgré tout de l'estime des habitants de Hawaii et les chefs conservèrent son corps (des hypothèses controversées font état d'une possible consommation humaine). L'équipage put cependant récupérer une partie de son corps afin de l’inhumer en mer avec les honneurs militaires.

Clerke prit le commandement de l'expédition. Il profita de l'hospitalité d'un port russe du Kamtchatka pour tenter une dernière fois, sans succès, de franchir le détroit de Béring. Clerke mourut de tuberculose (alors appelée phtisie) en août 1779 et le lieutenant Gore prit sa succession pour la route du retour par les côtes asiatiques, comme prévu par Cook. En décembre, les journaux de bord furent confisqués à l’escale à Macao et Canton en raison de la guerre d'indépendance des États-Unis. Gore parvint cependant à en cacher un exemplaire. Le Resolution et le Discovery arrivèrent en Grande-Bretagne le 4 octobre 1780. Le rapport de Cook fut complété par le capitaine James King.

 

Parmi les conseils et enseignements de ce voyage, Cook et ses officiers en second validèrent leurs idées sur l'alimentation pour éviter le scorbut, ainsi que l'usage d’ « écorce du Pérou », un équivalent de la quinine.

 

Que reste-t-il des expéditions de James Cook ?

 

Les douze années que Cook consacra à naviguer dans le Pacifique apportèrent énormément de connaissances de la région aux Européens. Il découvrit plusieurs îles et cartographia avec précision de larges portions de côte. Dès son premier voyage, il fut capable de calculer précisément sa longitude, ce qui n'était pas du tout évident à l'époque car cela nécessitait de connaître l'heure avec exactitude. Cook bénéficiait de l'aide de l'astronome Charles Green qui employa les nouvelles tables de l'almanach nautique, se basant sur l'angle séparant la lune du soleil (de jour) ou de l'une des huit étoiles les plus brillantes (de nuit) pour déterminer l'heure à l'Observatoire royal de Greenwich, qu'il comparait à l'heure locale déterminée grâce à l'altitude du soleil, de la lune ou des étoiles. Cook était accompagné de peintres (Sydney Parkinson réalisa 264 dessins avant sa mort à la fin du premier voyage, William Hodges représenta de nombreux paysages de Tahiti et de l'île de Pâques) et de scientifiques de renom. Joseph Banks et Daniel Solander recueillirent 3 000 espèces de plantes.

Cook fut le premier Européen à établir un contact rapproché avec plusieurs peuples du Pacifique. Il conclut, avec raison, à l'existence d'un lien entre eux, malgré les milliers de miles d'océan qui les séparaient parfois.

L'endroit où Cook a été tué dans les iles d'Hawaii est marqué par un obélisque blanc et est séparé du reste de l'ile : le lieu a été cédé au Royaume-Uni et fait officiellement partie de son territoire. Le portrait de Cook apparait sur une pièce des États-Unis, le demi-dollar de 1928 du cent cinquantenaire de Hawaï. 

Enfin un jeune officier du nom de  William Bligh fit ses premières armes avec James Cook, il est devenu célèbre un peu plus tard en commandant le Bounty, provoquant par sa rigidité la mutinerie la plus célèbre de la marine anglaise.

 

Pour en savoir plus :

 

Anne Pons - James Cook, le compas et la fleur-Éditions Perrin (Paris) – mai 2015  

 

Cet article met fin à la série sur les explorateurs du Pacifique, la liste des pages, écrites sur le sujet, figure dans le tableau ci-dessous. 

 

Les explorateurs du Pacifique.

 

 

 

 

Bougainville à la rencontre de Tahiti. 

https://www.pierre-mazet42.com/bougainville-a-la-rencontre-de-tahiti

Le tour du monde de Jeanne Baret

https://www.pierre-mazet42.com/le-tour-du-monde-de-jeanne-baret

Le départ de monsieur de Lapérouse.

https://www.pierre-mazet42.com/le-depart-de-monsieur-de-laperouse

Les malheurs de monsieur de Lapérouse.

https://www.pierre-mazet42.com/les-malheurs-de-monsieur-de-laperouse

Tupaia : Le guide polynésien multi-étoilé de Cook.

https://www.pierre-mazet42.com/tupaia-le-guide-multi-etoile-de-cook

Antoine Bruny d'Entrecasteaux : à quelques miles de la gloire.

https://www.pierre-mazet42.com/antoine-bruny-d-entrecasteaux-a-quelques-miles-de-la-gloire

Dumont d’Urville : éternel navigateur.

https://www.pierre-mazet42.com/dumont-durville-eternel-navigateur

Nicolas Baudin : explorateur méconnu.

https://www.pierre-mazet42.com/nicolas-baudin-explorateur-meconnu

Une mutinerie mythique : les révoltés du Bounty.

https://www.pierre-mazet42.com/une-mutinerie-mythique-les-revoltes-du-bounty

 

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[1] Un transit de Vénus devant le Soleil se produit lors du passage de la planète Vénus exactement entre la Terre et le Soleil, occultant une petite partie du disque solaire. Pendant le transit, Vénus peut être observée depuis la Terre sous la forme d'un petit disque noir se déplaçant devant le Soleil.


20/08/2024
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Bougainville à la rencontre de Tahiti.

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Le Pacifique restait, au début du 18e siècle, le seul océan du monde où les Européens n’avaient, à part les Philippines, aucun établissement colonial. Mais il demeurait surtout le dépositaire du secret de la terre australe qui hantait tous les géographes.

Dès sa découverte, au cours de la grande circumnavigation de Magellan (1519-1521), l'océan Pacifique ne cessa de poser une irritante énigme. Cet immense océan ne pouvait pas être une mer vide. Le monde savant croyait fermement à l'existence, au cœur de la «Mer du Sud», d'un grand continent austral, peuplé et empli de richesses fabuleuses. Ce continent, nouvelle version de l'Eldorado, était indispensable à l'équilibre physique du globe. La terre, pensait-on, ne pouvait tourner rond que grâce à la présence, dans l'hémisphère Sud, du continent austral qui faisait contrepoids aux terres émergées de l'hémisphère Nord. Bref, sans ce continent providentiel, nous aurions été cul par-dessus tête ! Alléchés, les savants s’impatientaient et donnaient des conseils depuis leur cabinet de travail. Buffon, en 1749, suggérait aux explorateurs de tenter leur chance, non plus par l’Atlantique sud, mais par le Pacifique, en partant du Chili. L’académicien Maupertuis, en 1752, prodiguait ainsi ses encouragements : « La découverte de ces terres pourrait offrir de grandes utilités pour le commerce et de merveilleux spectacles pour la physique. » Et le président dijonnais de Brosses, en 1756, ardent partisan de la Terre australe, y voyait une nouvelle Amérique.

 

Un climat politique favorable.

 

Les années 1760 offre un climat favorable aux lancements de grandes expéditions. Le traité de Paris, qui met fin la guerre de sept ans, offre une période de paix de quinze années jusqu’à la guerre d’indépendance de l’Amérique (1778). Les États qui organisent et financent ces voyages, surtout la France et l'Angleterre, n'agissent pas dans un but tout à fait désintéressé. Dépouillée de ses établissements aux Indes et de ses colonies au Canada (les «quelques arpents de neige» de Voltaire), la France espère compenser les pertes subies après le traité de Paris ; quant à l'Angleterre, elle n'entend pas se laisser distancer dans la course au Pacifique. En effet, dès la signature du traité de Paris, George III fit préparer un voyage de circumnavigation, dont la responsabilité fut confiée à John Byron (1723-1786), grand-père du poète, qui avait participé comme midship à l'expédition d'Anson. Naufragé dans le détroit de Magellan, Byron avait réussi à gagner l'île de Chiloé où, fait prisonnier par les Espagnols, il put recueillir bien des renseignements sur la navigation dans la «Mer du Sud». Le 3 juillet 1764, Byron appareillait de Plymouth avec la frégate Dolphin et la corvette Tamar. Ses instructions lui ordonnaient de rechercher les terres australes dans l'Atlantique et le Pacifique Sud, de créer un établissement aux îles Falkland (pour assurer un point de relâche aux vaisseaux fréquentant ces régions), de prendre contact avec les Patagons, d'étudier la possibilité d'établir un poste dans la Mer du Sud, enfin de trouver, si possible, le fameux passage du Nord-Ouest qui devait permettre de transiter par le Nord, de l'Atlantique dans le Pacifique, programme trop ambitieux, qui n’a pu être réalisé. Louis XV, qui s'intéressait fort à la géographie, n'était pas resté sourd aux appels des savants et semblait décidé à prendre sa part dans les découvertes. A l'origine de cette orientation nouvelle se trouvait, au moins pour une part, un jeune colonel d'infanterie, Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811).

 

Un Parisien qui devient marin. 

 

Rien n’annonçait le marin dans les origines familiales et géographiques de Louis-Antoine de Bougainville, né le 12 novembre 1729, à Paris, à l’emplacement de la rue du Temple, paroisse Saint-Merry, pas très loin des Halles. Sa famille était venue de Picardie à Paris et son père était notaire. La réussite sociale des Bougainville avait fait de ce dernier, devenu échevin de Paris, c’est-à-dire membre du conseil municipal, un bourgeois puis un gentilhomme, car il fut anobli en 1741. Fils d’un anobli pourvu de relations, Louis-Antoine fut dirigé vers la cour du roi et une carrière militaire. Il entra aux Mousquetaires noirs en 1750, même s’il reçut en parallèle une formation de mathématiques suffisamment poussée pour lui permettre de publier quatre ans plus tard un Traité de calcul intégral qui attira sur lui l’attention du monde savant et lui valut d’être reçu en 1756 dans la Royal Society de Londres, l’équivalent britannique de l’Académie des Sciences. C’est l’Angleterre qui lui valut de découvrir la mer, en prenant le bateau pour traverser la Manche et rejoindre Londres où, incertain sur son avenir, il fut brièvement secrétaire de l’ambassadeur de France. Ce fut aussi l’occasion de rencontrer une célébrité maritime, l’amiral George Anson qui venait de 1740 à 1744 d’effectuer le tour du monde, le premier par un Anglais depuis Francis Drake au XVIe siècle. 

 

Premiers faits d’armes au Canada..

 

 

Arrivant en Nouvelle-France (l’actuelle région de Québec), Louis-Antoine de Bougainville est nommé aide-de-camp du brigadier-général Louis-Joseph de Montcalm. Sur place, il participe à de nombreux conflits, la France et l’Angleterre se battant afin d’obtenir la région dans le but de la coloniser. En 1759, il organise par exemple, la défense de la Rive Nord, zone située entre Québec et la Rivière Jacques-Cartier. À la tête d’un contingent de 1.000 hommes environ, il réussit à repousser les Britanniques. Un exploit qui lui permet de gagner en importance et de prouver sa valeur sur le terrain. Malheureusement, les Anglais finissent par reprendre le contrôle de cette même zone. Au printemps 1760, à la tête d’une nouvelle offensive, il regagne la région de Québec, mais là encore, pour une courte durée, puisque l’arrivée de la flotte britannique met un terme aux espoirs français de remporter cette guerre.

 

Capitulant, fait prisonnier, il reçoit après quelques mois d’emprisonnement, l’autorisation de rentrer en France et de continuer sa carrière de militaire, à la seule condition qu’il serve uniquement sur le continent européen. 

 

Premier Français autour du monde. 

 

Bougainville obtint du roi deux bâtiments, La Boudeuse et L'Étoile, qui appareillèrent de Nantes le 15 novembre 1766.

Signe des temps, il est le premier à embarquer à son bord trois savants : l’astronome Pierre-Antoine Féron, le cartographe Charles Routier de Romainville et le naturaliste Philibert Commerson, accompagné de son assistante Jeanne Baret, déguisée en homme, (voir https://www.pierre-mazet42.com/le-tour-du-monde-de-jeanne-baret ).

 

 

Les débuts de l'expédition furent difficiles. Bougainville fut retardé aux îles Malouines, et ce n'est qu'à la fin de l'année 1767 qu'il put embouquer le détroit de Magellan, lequel nécessita cinquante-deux jours d'efforts pour être franchi. On profita de ce séjour pour entretenir de bonnes relations avec les Patagons et permettre à Commerson d'herboriser. Le 26 janvier 1768, les deux navires entraient dans le Pacifique et prenaient le cap au nord-ouest pour rechercher encore une fois cette terre de Davis qu'ils ne trouvèrent pas plus que leurs prédécesseurs. Ils traversèrent en revanche les Tuamotu, sans pouvoir y aborder, car la mer brisait fortement sur les atolls et, le 2 avril, parvenaient en vue d'une île verdoyante à l'aspect enchanteur. C'était Tahiti, redécouverte pour la troisième fois. L'accueil fut des plus amicaux, bien que quelques incidents se produisirent pendant les dix jours que dura l'escale. Il repart vers la France dix jours plus tard accompagné du Polynésien Ahutoru.

 

Des résultats décevants. 

 

Quel est le bilan de cette navigation ? Il s’avère paradoxal à bien des égards. Rapportés aux instructions remises à Bougainville qui les avait préparées, les apports sont limités et décevants. Peu de terres inconnues ont été découvertes et même Tahiti avait été visité quelques mois plus tôt par Samuel Wallis. La question du continent austral est loin d’être tranchée. Bougainville n’est pas allé en Chine, loin s’en faut, et même les résultats scientifiques restent modestes. Le temps a toujours été compté pour les observations géographiques et hydrographiques, faute de vivres, car les navires choisis pour l’expédition ne permettaient pas d’en emporter assez pour être tranquille à cet égard. Impossible de s’attarder… et donc souvent d’aller à terre ou même de sonder méthodiquement. L’absence complète d’expérience antérieure française pour de tels voyages s’est faite sentir.

 

La découverte des Tahitiens.

 

Depuis longtemps, les navigateurs européens avaient l'habitude de prendre à bord des autochtones pour aider à la navigation dans des mers inconnues, ou pour les ramener en Europe comme curiosités ou comme captifs. Au XVIIIe, toutefois, les mentalités avaient changé. Les gouvernements comme les navigateurs mettaient un point d'honneur à se distinguer de pratiques anciennes qui leur paraissaient désormais condamnables. Ils se voulaient responsables à l'égard des populations indigènes. Ils souhaitaient autant que possible nouer des relations « amicales » et éviter la contrainte, même s'ils n'empêchaient pas toujours les situations de conflit et l'usage de la violence.

Bougainville dut se justifier d'avoir fait faire un si long voyage à Ahutoru, sans assurance de revoir un jour les rivages polynésiens. Il s'en expliqua avec humeur dans son Voyage autour du monde, répétant à plusieurs reprises qu'Ahutoru s'était embarqué de son plein gré et que les Français n'avaient rien fait pour l'y encourager. Les journaux de bord de l'expédition confirment cette version des faits. Dès l'arrivée des navires français, le Tahitien manifesta son intérêt à l'égard des nouveaux venus. Loin de paraître intimidé, Ahutoru monta à bord de l'Étoile, la flûte qui accompagnait la Boudeuse, sautant de sa pirogue pour s'accrocher aux chaînes des haubans du navire alors que celui-ci continuait à naviguer. Accueilli sur le bateau, il donna tout loisir à sa curiosité, prenant plaisir à goûter tous les plats, imitant les gestes de ses hôtes, insistant pour se faire servir comme les officiers.

Une fois rétabli, Ahutoru fut présenté à Versailles, puis dans plusieurs salons parisiens. Bougainville lui fit découvrir les divertissements de la capitale : promenade sur les remparts, spectacle de danseurs de corde sur les boulevards, visite des Tuileries, sans que l'on sache s'il s'agissait de montrer Paris à Ahutoru ou de montrer Ahutoru à Paris. Il l'avait habillé pour l'occasion, lui faisant confectionner « un habit avec des brandebourgs d'or, une veste d'étoffe et un plumet ». Quelle fut la réaction du Tahitien ? Plusieurs témoins affirment qu'Ahutoru a manifesté peu de curiosité et d'étonnement, mais il est possible qu'il ait mis un point d'honneur à marquer une certaine distance.

Déjà, pendant le voyage, Bougainville avait remarqué que, par fierté, Ahutoru rechignait à trahir son admiration à l'égard des Européens. Il se peut aussi qu'il se soit assez vite lassé. Ici, les témoignages divergent. Certains prétendent qu'il était englué dans la nostalgie et soupirait après son île. Bougainville, pour sa part, affirme qu'il se plaisait à Paris et qu'il aimait par-dessus tout assister à des spectacles de danse à l'Opéra. 

Inversement, quel effet Ahutoru a-t-il produit sur le public parisien ? On imagine que ce Tahitien, avec son habit à brandebourgs d'or et son plumet, se promenant aux Tuileries, a dû exciter la curiosité, de même que sa présence dans les dîners où Bougainville racontait des anecdotes croustillantes sur la vie à Tahiti. Pourtant, les témoignages sont assez rares et plutôt contradictoires. Au bout de quelques semaines, Ahutoru n'est plus mentionné dans la presse, ni dans les correspondances. Ce qui domine, alors, n'est ni l'enthousiasme ethnographique ni le voyeurisme colonial, mais le silence et sans doute l'indifférence. Son teint foncé, sur lequel tous les témoignages insistent, contribua à la désaffection du public. Au moment même où l'anthropologie naissante commençait à élaborer des typologies raciales fondées sur la couleur de peau, Ahutoru ne correspondait pas à l'image saisissante d'une population « blanche » des antipodes, que les premiers récits, comme ceux de Bougainville, avaient fait miroiter aux lecteurs européens.

 

Les Parisiens se lassèrent très vite de ce visiteur qui n'était ni assez exotique ni assez familier et qui, comble d'infortune, n'arrivait pas à parler français. Pour Bougainville, ce fut une dure leçon. Par la suite, il ne cessa de pester contre la « stérile curiosité » du public parisien qui, tout en prétendant se passionner pour les voyages lointains, se révélait incapable de s'intéresser réellement à un homme venu de l'autre bout du monde s'il ne parlait pas sa langue. On peut aussi y voir les contradictions des nouvelles formes d'attention publique dans cette métropole des Lumières qu'était devenu Paris. Les journaux annonçaient des nouvelles excitantes, le public s'enthousiasmait, mais une information chassait l'autre. La curiosité n'était plus régie par le surgissement de l'exceptionnel ou de la rareté, mais par le rythme toujours plus rapide de l'actualité.

 

Des occasions manquées.

 

Rien ne fut fait pour préparer le retour d'Ahutoru à Tahiti. Charles de Brosses, magistrat bourguignon et géographe amateur, qui avait plaidé avec force depuis plusieurs années pour un programme systématique d'exploration du Pacifique à la recherche du présumé « continent austral », était furieux. Il pestait contre cette occasion manquée, ce triomphe de la légèreté française sur les impératifs stratégiques, économiques et scientifiques de l'époque. Il aurait voulu que le gouvernement organisât une nouvelle expédition, en profitant de la présence à bord d'Ahutoru : « Il est certain qu'on n'avait pas amené en France cet insulaire de la Polynésie seulement pour son plaisir et pour lui faire voir Paris et l'Opéra, mais pour qu'il servît d'aide et de truchement quand on l'aurait ramené dans son pays pour y faire une alliance et établissement utile à la France. »

Finalement, le départ d'Ahutoru fut nettement moins triomphal. Bougainville l'envoya dans un premier temps à l'Ile de France, où il dut attendre un an que soit organisée une expédition qui devait à la fois le ramener à Tahiti et rapporter de précieuses épices. Malheureusement, cette attente lui fut fatale car une épidémie de variole sévissait sur l'île. A peine Ahutoru avait-il embarqué, en septembre 1771, sur le Mascarin de Marion Dufresne, que les premiers symptômes se manifestèrent. Il mourut quelques jours plus tard, tandis que le bateau faisait escale à Madagascar. Son cadavre, enveloppé d'un drap, fut jeté à la mer.

 

Pour en savoir plus :

 

https://books.openedition.org/psorbonne/104872?lang=fr

 

- Véronique Dorbe-Larcade - Ahutoru ou l'envers du voyage de Bougainville à Tahiti - Au Vent des Iles- 2023.

- Dominique Le Brun, Bougainville, Paris, Gallimard, 2014, 305 p


12/06/2024
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L’affaire Rochette, le dernier scandale de la belle époque.

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Du scandale de Panama à l’affaire Stavisky, en passant par l'affaire Oustric et bien d'autres, la IIIe République a eu ses grands et ses petits scandales, auxquels elle a survécu soixante-dix années durant. En 1908, l'homme par qui le scandale arrive s'appelle Henri Rochette. L’Affaire Henri Rochette est l'un des exemples symptomatiques de la collusion de la finance et du monde politique. Tous les ingrédients y sont : Escroquerie, corruption, dévoiement de la Justice, manipulation de l’opinion à des fins politiques, acquisition de société de presse par moyens illégaux, assassinat d’opposants. Intrigues et coups fourrés, marches et contre-marches, passions exaspérées se sont succédés, jusqu’à mort d’hommes. Entre 1908 et 1914, l’affaire Rochette a secoué vivement le monde parlementaire. La Grande Guerre, puis les scandales bruyants de l’entre-deux-guerres l’ont recouverte, dans la mémoire collective, d’un oubli épais. Elle vaut pourtant d’être exhumée, moins pour son pittoresque que pour la lumière qu’elle projette sur les ressorts d’une société politique. 

 

Un escroc par hasard. 

 

Vers 1904 arrive sur le pavé parisien, du côté de la rue Vivienne, un jeune aventurier de la finance, Henri Rochette, qui réussit en quatre ans à construire à partir de rien une fortune spectaculaire. Il est le fils d’un petit agriculteur de l’Ile-de-France. Il a commencé sa carrière modestement comme chasseur dans un restaurant de Melun. Il est « monté » à Paris, devenu comptable successivement chez deux banquiers marrons auprès de qui il a appris rapidement les rudiments de son art. Très vite, il a décidé de s’établir à son compte, démontrant une exceptionnelle efficacité pour plumer les gogos. Henri Rochette lance des opérations financières frauduleuses à partir de 1905. Il rémunère les services de plusieurs avocats-conseils, députés : Fernand Rabier, éreinté par la presse en 1908, René Renoult, voire Jean Cruppi. Il réussit, par l’intermédiaire d’une banque qu’il fonde, le Crédit minier, à placer dans le public pour 80 millions de francs de papier, (somme en vérité énorme dont on peut calculer l’équivalent aujourd’hui autour de 290 millions de nos euros). Toutes ses entreprises ont des bilans plus ou moins falsifiés, et comme toujours dans ce domaine le système ne tient que par la fuite en avant. Avec une énergie, un esprit d’initiative véritablement inlassables le prestidigitateur lance sans cesse de nouvelles émissions pour payer les dividendes des affaires antérieures et pour élever plus haut encore son château de cartes. Naturellement vient le jour où le mécanisme se dérègle, où les rumeurs commencent de circuler sur la fragilité de la construction : alors la jalousie de concurrents moins chanceux s’ajoute à la rancœur des établissements bien installés sur la place et le sentiment commence à se répandre dans la communauté financière que le mouton noir risque de nuire à tous. Ces bruits ne manquent pas de parvenir assez vite à l’oreille des pouvoirs publics dont (c’est là que l’affaire commence à nous intéresser, car elle devient politique) la responsabilité est immédiatement engagée aux yeux du public puisqu’ils ont, eux, la tâche noble et toujours hautement affirmée de protéger l’épargne. C’est alors que l’affaire prend sa dimension politique. Les plaintes contre Rochette se multiplient dès 1907, tout particulièrement au cours des mois qui précèdent son arrestation. Néanmoins, craignant de précipiter un krach général, le Parquet ne procède pas à son arrestation, le plaçant seulement sous surveillance.

 

De l’escroquerie au scandale. 

 

Le financier est arrêté le 23 mars 1908, après qu’une plainte ait été déposée contre lui. Cette plainte est facilitée par le préfet Louis Lépine, qui a agi à la demande du ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau, sans doute sur la suggestion du sénateur Charles Prevet, directeur du Petit Journal. Prevet lutte contre Rochette pour garder le contrôle de la société du Petit Journal, dont les actions se sont effondrées.L’arrestation donne lieu à un « coup de bourse », qui, ruinant Rochette et ses clients, enrichit quelques banquiers. L’un, Charles Gaudrion, ensuite condamné pour escroquerie, se concerte avec Prevet les 19 et 20 mars 1908 afin de faire arrêter Rochette. Un autre, Olivier de Rivaud, connaît depuis 1907 le directeur de cabinet du préfet Lépine, Yves Durand. Durand acquiert en 1909 une part de la banque Rivaud. Deux ans après, en juin et juillet 1910, le procès de Rochette en correctionnelle révèle plusieurs irrégularités. Le plaignant principal, un homme de paille nommé Pichereau, a été suborné et payé par le banquier Gaudrion, avant d’être conduit le 20 mars 1908 au procureur de la République par les bons soins de Durand, sur les indications du sénateur Prevet. Deux ans après le scandale Rabier-Rochette, le procès en correctionnelle débouche, selon L’Humanité, sur « le scandale Prevet-Lépine » : des présomptions de ce que l’on nommerait aujourd’hui des délits d’initiés. Des interpellations parlementaires conduisent à la création d’une commission chargée le 12 juillet 1910 « de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette », présidée par JaurèsLe rapport de la Commission, déposé en mars 1911, lave Clemenceau et Lépine de tout reproche sérieux. Le dossier politique paraît refermé.

 

L’affaire rebondit.

 

Sur le scandale d’origine, se greffe alors une nouvelle intervention politique officieuse : à la demande de Joseph Caillaux, ministre des Finances, le président du Conseil Ernest Monis fait pression sur le procureur général près la cour de Cassation Victor Fabre en mars 1911. Celui-ci obtient du président de chambre, Benoît Bidault de l’Isle, un report d’audience de sept mois en faveur de Rochette, au risque d’une prescription. Membre de la commission Rochette de 1910 à 1912, Caillaux cède en 1911 aux sollicitations d’Edmond du Mesnil, directeur du journal Le Rappel, et de Maurice Bernard, qui a plaidé son divorce avant de devenir l’avocat de Rochette. Une fois le jugement contre Rochette cassé en appel en janvier 1912 et renvoyé devant une autre cour, les débats parlementaires sur les conclusions de la commission ont enfin lieu le 20 mars 1912. Jaurès demande vainement que l’on fasse la clarté, non seulement sur les compromissions de 1908, mais aussi sur les rumeurs d’intervention en faveur de Rochette en 1911. Ces débats s’achèvent par un « échec », selon Jaurès. Maurice Bernard tente alors de plaider la prescription de l’action publique. Mais il n’a pas gain de cause et Rochette voit sa peine élevée de deux à trois ans de prison, le 25 juillet 1912. Il s’enfuit au Mexique où il va vivre ignoré. Il revient pour s’engager sous un faux nom, en 1915. Reconnu, il purge sa peine, finipar un suicide mélodramatique sur le banc des spectateurs de la IXe Chambre correctionnelle, le 14 avril 1934.

La disparition de Rochette n’empêche pas l’affaire de retrouver, en 1912, un second souffle politique. Lors du procès de janvier 1912, le public et la presse s’indignent de la remise judiciaire qui, selon eux, a permis à Rochette de poursuivre ses activités délictueuses.

 

Le Figaro publie, en février 1912, la nouvelle de l’intervention de Monis, President du Conseil. Ce dernier dément. Caillaux se tait. Briand, garde des Sceaux dans le cabinet Poincaré, s’informe du cas auprès du procureur général Fabre, et en reçoit confidence des injonctions de Monis, avec la copie d’une note relatant l’épisode et rédigée par Fabre lui-même, le 31 mars 1911. Briand conserve le secret et la note. La commission d’enquête, sous la présidence de Jaurès, retrouve vie. Mais devant la non-comparution ou le silence des intéressés, l’émotion retombe une seconde fois. Quittant la Chancellerie en janvier 1913, Briand se contente de transmettre le « document Fabre » à son successeur Louis Barthou.

 

L’affaire tourne au drame.

 

Le dernier acte, le plus tumultueux, reste à jouer. Deux ans plus tard, au début de 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro, engage une campagne acharnée contre Joseph Caillaux, à nouveau ministre des Finances dans un cabinet Doumergue. Calmette annonce la publication du « document Fabre », dont il écrit qu’elle accablera Caillaux. La Chambre des députés s’émeut, et prévoit un débat pour le 17 mars. Mais la veille, Henriette Caillaux, exaspérée par la campagne de Calmette, lui demande audience et le tue (voir : https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette )

Au Palais-Bourbon, le lendemain, Louis Barthou prend le parti de lire le document Fabre. 

 

La vision jaurésienne du scandale.

 

L’édifice en trompe-l’œil de Rochette correspond à ce que les économistes nomment un schéma de Ponzi : un ensemble financier où les rémunérations des premiers investisseurs sont, de façon frauduleuse, assurées par les apports fournis par de nouveaux clients. Jaurès y voit un « mécanisme d’une simplicité rudimentaire ».  Il ne reconnaît qu’une originalité à son auteur : avoir utilisé à grande échelle tous les moyens de publicité disponibles pour assurer le succès de ses émissions, circulaires commerciales, lettres, journal financier propre : La Finance pratique, et contrats de publicité avec des journaux comme le Gil Blas, Le Rappel d’Edmond du Mesnil ou L’Action d’Henry Bérenger. Certes, Jaurès renoue ici avec un discours critique sur la vénalité de la presse, né dans les débats sur le Panama. Mais son analyse est plus complexe, car il tient compte du courant de sympathie, indispensable aux schémas de Ponzi qui portent Rochette, dont les émissions drainent 6 millions en 1905, 25 millions en 1906, 31 millions en 1907, et 15 millions au début de 1908. Le total, environ 80 millions de francs, équivaut à plus de 290 millions d’euros de 2010. L’« épanouissement du marché financier » français de 1895 à 1914 a permis cela, mais le « krach Rochette » aurait eu lieu tôt ou tard. Comme il fut déclenché par l’arrestation du financier, une petite partie de l’opinion a pensé fausses les accusations lancées contre lui, et l’a soutenu : faut-il y ranger les 8 000 clients qui se sont abstenus de demander un remboursement après sa faillite. De 1910 à 1912, la commission d’enquête doit tenir compte de ces « croyants imbéciles en cette sorte de financiers de miracle », selon son président. La critique de cette crédulité du public a ses limites. L’entrée en lice de Jaurès en juillet 1910 se fait au nom de la défense de « l’épargne des humbles, contre toutes les manœuvres, toutes les improbités, toutes les ruses qui la guettent.  Ce souci est proclamé à nouveau en mars 1912 : il faut protéger « le pauvre peuple des épargnants ». Or, il est tout sauf certain que les clients de Rochette correspondent à cette esquisse. La banque de Rochette compte 60 agences, dont 58 en province, au début de 1908.  Bien que l’histoire des affaires de Rochette reste à écrire, on a le sentiment que ses clients sont souvent des petits notables de province, à l’image de M. Pucheu, négociant en charbon et conseiller municipal, responsable de la succursale du crédit minier et industriel à Bayonne . La spéculation sur les « valeurs Rochette » a peut-être détourné une partie des « classes intermédiaires, voire aisées » de leur épargne « de placement » habituelle, comme les caisses d’épargne. Dès juillet 1910, plusieurs auditions montrent que cette spéculation n’aurait pas pris une telle ampleur sans le concours des agents du marché financier : « à la suite de la publicité faite autour des affaires Rochette », les « ordres d’achats et de ventes » se sont multipliés, venant « des établissements de crédit, banquiers, agents de change et autres.  Cela relance donc de vrais débats sur les régulations d’un marché boursier qui connaît alors son « âge d’or ». Mais cela n’a pas empêché les exploits d’un certain Bernard Madoff et d’autres en plein XXIème siècle.

 

Pour en savoir plus :

 

https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2016-1-page-60.htm


06/06/2024
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