Le tour du monde de Jeanne Baret
Jeanne Baret : Une femme autour du monde.
« Solanum baretiae » est le nom d’une petite plante andine qui pousse sur les hauteurs sud du Pérou. De la même famille que la pomme de terre ou la tomate, cette solanacée n'a rien d'extraordinaire, avec sa fleur à cinq pétales et son fruit orangé. Le genre Solanum auquel elle appartient est l'un des plus vastes au monde. Elle a été décrite et reçu son nom en 2012. Ce qui la distingue avant tout, c'est le nom latin que ses découvreurs ont choisi de lui donner : « Solanum baretiae, en l'honneur de la botaniste Jeanne Baret (1740-1807), la première femme à avoir fait le tour du monde en bateau ».
Jeanne Baret a accompli son périple entre 1766 et 1769. Son exploit n’en est que plus remarquable si on songe que la présence des femmes sur un navire était alors plus considérée comme une malédiction que comme un bienfait. Elle accomplit son tour du monde avec un des navigateurs les plus célèbres de cette époque : Louis Antoine de Bougainville.
Un itinéraire singulier
Jeanne Baret voit le jour le 27 juillet 1740 à La Comelle, une petite ville de Saône-et-Loire. Sur le registre paroissial, son père est qualifié de « journalier », ce qui signifie que pour seule ressource, il a ses bras qu’il loue à la journée dans les fermes environnantes. Ses années de jeunesse demeurent obscures. Devenue orpheline, elle entre comme domestique dans les bonnes familles de Toulon-sur-Arroux. On ne sait pas avec certitude comment elle a acquis les rudiments de lecture et d’écriture qui vont lui permettre de devenir gouvernante de la famille Commerson. L’un de ses biographes, Glynis Ridley, suggère que sa mère peut avoir été d’origine huguenote, dont la tradition d’alphabétisation était supérieure à celle typique des classes paysannes de l’époque, sans toutefois en apporter la preuve. En 1762, la femme de Philibert Commerson, médecin et botaniste, décède après avoir mis au monde un garçon Anne François Archambaud. Jeanne Baret devient alors sa gouvernante et veille à son éducation. Sa vie vient de basculer.
La botanique pour passion.
Philibert Commerson est un personnage fascinant, énigmatique et complexe lui aussi. Capable de secret ou d'ostentation, capable de passion ou de haines effrayantes, il est l'homme des excès. Curieux de tout et d'une grande force de concentration, c'est un travailleur illimité illustrant l'esprit encyclopédique de son siècle. Il a laissé d'innombrables pages manuscrites d'études diverses, notamment chimie, minéralogie, anatomie et ichtyologie. La matière, qui prédomine parmi ses activités, est la botanique à laquelle il vouera sa vie, jusqu'à l'épuisement de ses forces. Très vite séduit par la jeune femme, Commerson lui donne des cours de botanique et lui confie la préparation des herbiers. Elle se passionne pour cette nouvelle discipline à la mode, devient sa secrétaire particulière, puis sa maîtresse. En août 1764, enceinte de cinq mois, Jeanne est obligée de se déclarer fille-mère. Elle a choisi un notaire de Digoin, une ville des environs. Néanmoins, le scandale ne peut être évité. Comme il est sollicité depuis quelques années par ses amis naturalistes à Paris, Commerson décide de s'installer avec Jeanne Baret dans la capitale. Elle accouche en décembre 1764, et son fils, qui a reçu le nom de Jean-Pierre Baret, est directement confié à l’Assistance publique qui le place rapidement chez une mère adoptive. Il mourra quelques mois plus tard, à l’été de 1765. Commerson avait laissé son fils légitime aux soins de son beau-frère à Toulon-sur-Arroux. Il ne le reverra jamais. En 1765, Commerson est invité à rejoindre l’expédition de Bougainville. Hésitant à accepter à cause de sa mauvaise santé, il exige l’assistance de Baret comme infirmière ainsi que pour tenir son ménage et gérer ses collections et ses papiers. Sa nomination lui permet d'être accompagné d'un serviteur, payé par la dépense royale, mais les femmes sont, à l’époque, complètement interdites sur les navires de la marine française. C’est de ce moment, que date l’idée de déguiser Baret en homme pour accompagner Commerson. Pour échapper à tout contrôle, elle doit se joindre à l’expédition immédiatement avant le départ du navire, en prétendant ne pas le connaitre.
Une rude expédition
L'expédition comporte deux embarcations : une frégate, La Boudeuse, petit vaisseau en réduction où a pris place Bougainville, et une flûte, L'Étoile. La vie à bord n'est pas facile, mais elle l'est d'autant moins pour une femme à cause du manque d'hygiène, d'intimité et de place. Pour Jeanne Barret, le problème du linge propre et des ablutions est un défi sans cesse renouvelé́. L'eau est rare, et il lui est impossible de satisfaire ses besoins intimes en public, pudeur oblige... Elle redouble d'efforts pour apparaitre « virile », se bande la poitrine et se bourre la taille de tissu. En outre, elle exécute des travaux de force jusqu'à ruisseler de chaleur, trime sans un murmure, entre dans l'eau glacée pour la récolte de coquillages. Ou encore, elle affronte des escalades par quarante degrés au-dessous de zéro au détroit de Magellan, dans la mousse ou les rochers, chargée d'un fusil, d'une gibecière, de matériel de notes et de provisions pour la journée. Ainsi, elle se forge une réputation qui lui vaudra le sobriquet de « bête de somme ». François Vivès, en tant que chirurgien major aguerri et sûrement jaloux du statut de botaniste du Roi de Commerson, fut le tout premier à repérer la supercherie chez Jeanne : « la petite taille, courte et grosse, de larges fesses, une poitrine élevée, une petite tête ronde, un visage garni de rousseur, une voix tendre et claire, une adroite et délicatesse … faisaient le portrait d'une fille laide et assez mal faite ». Il fut peut être l'initiateur de la rumeur disant qu'il y avait une femme à bord. Le bruit s'étendit au point que Jeanne Baret fut obligée de rejoindre les autres domestiques sous le gaillard dans un hamac pour éviter les soupçons. Mais la punition fut terrible car ses compagnons tentaient de vérifier s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Ils s’offraient des privautés, la harcelaient de grivoiseries des plus salaces. Ses nerfs furent mis à rude épreuve mais elle se défendit en révélant qu'elle était un eunuque. Afin de parer à tout éventuel harcèlement ou agression, elle ne se déplaçait plus sans une arme afin de dissuader les curieux et les importuns. Ce stratagème calma les esprits le temps de leur séjour en Amérique du sud. C’est durant ces relâches que Commerson découvrit cette belle plante mauve qu’il baptisa Bougainvillée. Les deux commandants pour ne pas compromettre les chances de cette expédition feignirent d’ignorer cette sulfureuse rumeur.
La supercherie mise à jour.
Jusqu’à l’escale de Tahiti, elle poursuivit son assistance auprès de Philibert avec ténacité. Hélas pour elle, un incident mit fin à la supercherie après 16 mois de navigation. Le 4 avril 1768, un insulaire du nom de Aotourou (Ahutoru en langue vernaculaire) était monté à bord de l’Étoile. « L'équipage se pressa dans la grande chambre de bord autour d'Aotourou qui criait « ayene », une fille ! (en fait vahiné en langue locale). Les marins se tournèrent vers l'armurier Labarre, dont la figure était efféminée. Mais Aotourou désignait le domestique de Commerson, qui perdit contenance et vida la place ».Un autre événement de ce genre eut lieu quelques jours après, le 7 avril 1768 : « Notre botaniste se rend à terre pour herboriser, selon son habitude, et il est accompagné de son valet. Un groupe d'autochtones entoure alors le jeune domestique, se met à crier « ayenene ! Ayenene ! » (fille ! Fille!) et entreprend de le déshabiller. Il ne s'agit pas là d'une quelconque agression mais , d'un signe de bienvenue, d'une invitation à participer aux rituels locaux assez festifs. Il fallut l'intervention musclée de quelques marins pour que le domestique soit libéré(e) et ramené(e) au bateau. ?» La légende raconte que les Tahitiens ont immédiatement décelé la présence féminine à cause de leur odorat subtil et de l’hygiène très négligée à bord des navires. Probablement aussi parce qu’ils n'avaient pas d’à priori sur le langage social du vêtement chez les Européens.
La vie mauricienne
Après avoir traversé le Pacifique, l’expédition était désespérément dépourvue de vivres. Après un bref arrêt de ravitaillement dans les Indes orientales néerlandaises, les navires ont fait un arrêt plus long à l’Isle-de-France (l’île Maurice), dans l’océan Indien, qui était alors un important comptoir français. Bougainville les y débarque. Commerson, constatant que son vieil ami le botaniste Pierre Poivre[1] était gouverneur de l’île, décide de rester. Il est probable que Bougainville a activement encouragé cet arrangement qui lui permettait de se débarrasser du problème d’une femme présente illégalement à bord de son expédition. Le 8 novembre 1768, laissant Bougainville retourner en Europe, le duo Commerson-Baret s’installe avec les collections constituées au cours de l’expédition à l'Isle-de-France. L'échec au niveau scientifique de l'expédition et la tragique destinée de Commerson résident dans cette décision : aucune publication scientifique n’aboutira. Poivre a pour objectif d'acclimater à Maurice des espèces tropicales de plantes à épices afin de concurrencer les comptoirs hollandais. Philibert, toujours avec l'aide de Jeanne, participera à la création du Jardin du roi. Ensemble ils poursuivent des études végétales, animales, volcanologiques et anthropologiques dans l'archipel des Mascareignes (Bourbon et Madagascar), malgré une misère financière toujours croissante. En effet, après le départ de Poivre, fin 1771, le nouvel intendant réduit tous les appointements. Commerson et ses compagnons doivent emménager dans une maison vétuste. Les caisses de récoltes y dégagent une puanteur incommodante et les scorpions y prolifèrent. Le 13 mars 1773, Commerson décède des suites d'une pleurésie dans un découragement moral et physique qui laisse sa compagne sans ressource.
Difficile retour.
A la mort de Commerson, Jeanne, désormais seule et sans ressources, décide d’ouvrir un cabaret à Port-Louis. A la fois débit de boisson et salle de spectacle, ces petits établissements peuvent aussi faire office d’auberge. A cette époque, on estime qu’il en existe 125 dans toute la ville. En général, ce sont des cases en bois, comme la plupart des établissements de la ville. Ils accueillaient les voyageurs de passages et les équipages. En 1774 Jeanne rencontre un officier de marine français, originaire du Périgord, Jean Dubernat, qu’elle épouse le 17 mai 1774 dans la cathédrale Saint-Louis. Le couple rentre alors en France. Ce retour marque la fin de la courte carrière de Jeanne Baret dans l’hôtellerie et la restauration et lui permet surtout de boucler son tour du monde. Jeanne ramène en France les récoltes botaniques de Commerson destinées au Jardin du roi, soit 30 caisses contenant quelques 5 000 espèces, dont 3 000 sont décrites comme nouvelles. Elle reçoit sa part de l’héritage de Commerson et le roi Louis XVI, qui reconnaît ses mérites comme aide-botaniste, la félicite pour sa bonne conduite, la désigne comme « femme extraordinaire » et lui verse une rente. À sa mort en 1807, elle est enterrée au cimetière de l’église de Saint-Aulaye, située sur la commune de Saint-Antoine-de-Breuilh en Dordogne. Au cours du voyage, Commerson lui dédie un arbuste de la famille des Meliaceae, Baretia bonnafidia. Néanmoins, l'espèce changera, par la suite, de nom pour devenir Turraea floribunda. Le 26 avril 2018, le nom de monts Baret est donné officiellement à une chaîne de montagnes de Pluton.
Pour en savoir plus :
Henriette Dussourd - Jeanne Baret (1740-1816) : première femme autour du monde-Moulins, Pottier, 1987.
Jean-Jacques Antier,- La prisonnière des mers du sud- Presses de la Cité, Paris, 2009.
Michèle Kahn - La Clandestine du voyage de Bougainville- Éditions Le Passage, 2014
https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1996_num_83_310_3399
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[1]Pierre Poivre, né le 23 août 1719 à Lyon (France) et mort le 6 janvier 1786 au château de la Freta, à Saint-Romain-au-Mont-d'Or, est un horticulteur, botaniste, agronome, missionnaire et administrateur colonial français du XVIIIème siècle.
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