Du Polar et de l'Histoire : le blog de Pierre Mazet

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Strange fruit : les fruits amers du lynchage.

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Les années 30 touchent à leur fin. New York est une ville vibrante, créative, illuminée. Le Cafe Society qui vient d'ouvrir ses portes sur Sheridan Square, à Greenwich Village, fait vœu d'être le premier night-club d'Amérique où noirs et blancs peuvent se mélanger sans y penser. Les amoureux de jazz et les penseurs d'une gauche en verve y font bon ménage et Billie Holiday règne avec autorité sur ce beau monde hédoniste et raffiné. Sa voix est l'expression la plus pure d'une blessure grande ouverte. Strange Fruit (littéralement « fruit étrange ») est une chanson interprétée par Billie Holiday pour la première fois en 1939. Elle n’est pas la première à l’interpréter. Tirée d'un poème écrit et publié en 1937 par Abel Meeropol, c'est un réquisitoire artistique contre le racisme aux États-Unis et plus particulièrement contre les lynchages subis par les Afro-Américains, qui atteignent alors un pic dans le sud des États-Unis. Meeropol l'a mis en musique avec l'aide de son épouse Anne Meeropol, et la chanteuse Laura Duncan l'interprète comme une chanson de protestation sur les scènes de New York. « C'est la plus affreuse des chansons, a dit plus tard Nina Simone. Affreuse parce que violente et dévoilant crûment ce que les blancs ont fait aux miens. » Une des légendes accompagnant Strange Fruit veut que Billie Holiday n'ait pas été « bouleversée » quand Strange Fruit lui a été proposée par son employeur.  « Indifférente » ou « mal à l'aise » selon les sources, elle n'a toutefois pas tardé à se l'approprier et à en faire l'apogée de son tour de chant, marquant ainsi un des premiers succès du « protest song ». 

 

Mais qu’est-ce que le lynchage ? 

 

« Le lynchage, écrit Dora Apel[1], est une pratique qui conduit des gens ordinaires à commettre des atrocités extraordinaires au nom du maintien des valeurs de la civilisation. » Le sujet du lynchage s’invite de nouveau à la tables de historiens américains. Le souvenir n’en avait pas disparu, mais gardait une coloration très « western » entre voleurs de chevaux et attaques de diligences. Ce folklore masquait la réalité. C’est à la fin du XVIIIe siècle qu’à l’instigation du juge Lynch, les bons citoyens de Virginie se mirent à infliger des châtiments corporels à ceux qui enfreignaient la loi, l’ordre, les bonnes mœurs. Cette sanction extra-légale imposée par la communauté dans des territoires inorganisés ou dans lesquels il fallait aller chercher l’autorité à plusieurs jours de cheval, cessa bientôt d’être une pratique de la frontière, pour devenir une alternative au système judiciaire. En effet, ce sont souvent des criminels qu’on a déjà arrêtés que la communauté se donne la satisfaction de punir promptement et de façon proportionnée au crime. Le lynchage n’était pas forcément mortel – on garde l’image du goudron et des plumes – mais le devient presque toujours dans les années 1830. Gagnée par le nord abolitionniste et industriel sur le sud esclavagiste et rural, la Guerre de Sécession (1861-1865) ruine la plantation cotonnière et abolit l’esclavage des Afro-Américains.

 

Racisme et lynchage : le duo infernal.

 

Jusque dans les années 1860, on lynche des Blancs, des Indiens, des Mexicains, des gens de la frontière, des voleurs de bétail, des hommes sans foi ni loi, mais peu de Noirs : c’est à leurs propriétaires de faire justice, et ils hésitent. S’il faut bien se débarrasser de quelques irrécupérables, coupables de meurtre ou de viol, l’esclave est un capital précieux. La guerre de Sécession généralise la violence expéditive dans le Sud, où la guerre civile se poursuit, à coups d’enlèvements, d’expéditions punitives du KKK contre les Républicains et leurs alliés noirs, jusqu’en 1871. Quand cette violence généralisée faiblit, le lynchage subsiste dans le Sud, où il devient un des instruments du conflit racial. La liberté a privé le Noir de valeur marchande. Corvéable sous le paternalisme domanial, l’ancien esclave se mue en prolétaire du capitalisme cotonnier.  « L’homme libre » a le privilège d’être lynché ! De 1880 à 1952, les historiens décomptent environ 6000 lynchages (chiffres officiels : 4 472 victimes entre 1882 et 1968). Lynchages communautaires ou sous la houlette du Ku Klux Klan, né le 24 décembre 1865, pour garantir la suprématie blanche et puritaine. Si huit fois sur dix, le lynché est un noir, dans certains comtés du sud, la presse relate un acte de lynchage… tous les quatre jours, avec la complicité active et passive des juges, shérifs, gardiens de prison ou jurés. Appuyé ou non par la Garde nationale, un shérif équitable combat parfois le lynchage au risque des représailles.

 

Le lynchage de Jesse Washington.

 

En 1916, Waco au Texas est une ville prospère de 30 000 habitants. Dans les années 1910, l'économie de Waco est développée et la ville a acquis une réputation pieuse. Une classe moyenne noire a émergé dans la région ainsi que deux universités traditionnellement noires. Au milieu des années 1920, les Noirs représentent environ 20 % de la population de Waco. Dans son étude de 2006 sur le lynchage, la journaliste Patricia Bernstein décrit la ville comme couverte d'un « fin vernis » de paix et de respectabilité. Jesse Washington allait avoir dix-sept ans. Peut-être était-il un peu retardé mental. Il travaillait comme le reste de sa famille dans les champs de coton des Fryer, près de Waco. Le 8 mai 1916, la fermière est assassinée chez elle, sans doute violée. Jesse Washington, arrêté, avoue le crime. Son procès est prévu pour le lundi 15 mai. Pendant le week-end, des milliers de personnes affluent à Waco : un lynchage s’organise. Le matin du 15 mai, le tribunal de Waco se remplit rapidement et la foule empêche presque les juges d'entrer. Plus de 2 000 personnes sont présentes à l'intérieur et à l'extérieur de la salle. Les participants sont presque tous blancs mais quelques membres silencieux de la communauté noire de la ville sont néanmoins présents. Lorsque Washington est amené à l'audience, un homme pointe un pistolet sur lui mais est rapidement désarmé. Le juge tente de maintenir l'ordre et demande à l'auditoire de rester silencieux. Le choix des jurés se fait rapidement, la défense ne s'oppose à aucun des choix de l'accusation. Dans une salle où s’entassent des centaines d’hommes en armes, le jury a à peine le temps de le déclarer coupable que, aux cris de « Get the nigger ! », un groupe s’empare de lui. Le « Waco Times Herald » décrit la suite : « ils le trainent en bas des escaliers, lui passent une chaîne autour du corps et l’attachent derrière une auto. La chaîne casse. Un grand gaillard la fixe à son poignet et tire Jesse Washington derrière lui. Sur le chemin, la foule arrache les vêtements du garçon, le frappe avec tout ce qui lui tombe sous la main, des briques, des pelles, des bâtons. On lui coupe les oreilles et on lui coupe le sexe.  Il reçut tellement de coups et de blessures qu’il n’était plus noir, mais rouge de sang des pieds à la tête quand on arriva au lieu du supplice.  Toutes sortes de matériaux inflammables ont été empilés au pied d’un arbre. On y met le feu, et on jette la chaîne passée autour de son cou au-dessus d’une branche pour le suspendre dans les flammes. L’adolescent s’accroche à la chaîne, on lui coupe les doigts. On le plonge à plusieurs reprises dans le feu, où il se tord, langue pendante.  Les spectateurs étaient accrochés aux fenêtres de l’hôtel de ville et des autres bâtiments d’où on avait une bonne vue et, quand le corps du Noir commença à bruler, des cris de joie s’élevèrent des milliers de poitrines. » On estime la foule entre dix mille et quinze mille personnes. Jesse Washington met longtemps à mourir, car aucun des vingt-cinq coups de couteau qu’il a reçus n’est mortel et on prend soin qu’il ne s’étrangle pas. Pendant que son corps se carbonise dans les cendres fumantes, la foule s’écarte pour permettre aux femmes et aux enfants de venir regarder. Au bout d’un moment, on le pend de nouveau puis quelqu’un attrape son torse au lasso et le traine derrière son cheval dans les rues de Waco. Les membres se détachent, ainsi que la tête, que l’on place sur le seuil d’une femme de mauvaise vie. Des petits garçons s’en emparent pour extraire les dents, qu’ils vendent 5 dollars pièce. Chaque maillon de la chaîne est vendu 25 cents. Les restes sont ensuite emmenés à Robinson, le village noir dont Jesse Washington est originaire, et exhibés pendant quelques heures sur un poteau téléphonique. On les récupère pour les jeter de nouveau dans le feu à la fin de l’après-midi, et finalement à la fosse commune. 

 

Les suites. 

 

Comme cela était la norme pour de tels événements, personne n'a été inquiété pour avoir participé au lynchage. Il n'y a pas eu non plus de répercussion négative pour Dollins et le chef de la police John McNamara : bien qu’ils n’aient rien fait pour arrêter la foule, ils sont demeurés très respectés à Waco. En cette année 1916, la même population qui lynche des Noirs participe à des manifestations contre la barbarie allemande en Belgique et s’émeut du sort des Arméniens. La plupart des Américains d’aujourd’hui ne peuvent le comprendre. Après l’exposition itinérante de photos de lynchage « Without Sanctuary » organisée il y a quelques années dans de petites villes du Sud, la presse locale se faisait l’écho des réactions stupéfaites d’hommes et de femmes qui interrogeaient leurs parents sur ce passé. Ces photos, ces cartes postales, une série complète pour le supplice de Jesse Washington, offrent au public la vue insupportable des corps mutilés dans leur nudité́ et leur saleté́ ; plus insupportable encore, sur ces mêmes cartes, figure une foule de témoins, parmi lesquels les bourreaux, qui regardent l’objectif, souriants ou fiers.

La juxtaposition de ces misérables dépouilles et de l’absence de remords, de la bonne foi satisfaite des spectateurs ouvrent un abime. En effet, ce ne sont pas des photos de guerre, prises par des correspondants dans des conditions dangereuses, des photos de l’univers concentrationnaire mises en scène par les libérateurs, des photos faites par des témoins indignés soucieux de témoigner pour les victimes, mais des photos prises par les bourreaux pour les bourreaux, des souvenirs à partager. James Allen, qui a rassemblé cette collection, les a retrouvées chez des membres du Ku Klux Klan, mais aussi dans des albums familiaux, à coté des photos de vacances. Elles ont été pour la plupart prises par le photographe du coin : ainsi Fred Gildersleeve, « Gildy », honorable photographe de la ville de Waco pendant une cinquantaine d’années, était installé dans le bureau du maire, aux premières loges. Mais il est vrai qu’il y avait une telle foule qu’il a eu du mal pour les gros plans. Ces clichés sont expédiés à la famille et aux amis avec le commentaire approprié. Au dos d’une carte représentant le corps calciné de Jesse Washington, on lit ce message : « C’est le barbecue d’hier soir. Je suis à gauche, où j’ai fait une croix. Votre fils, Jo. » Cette barbarie acceptée, revendiquée, dans une société évoluée, est d’une radicale étrangeté.

Dès les années 1950, entre industrialisation du sud et combat des autorités fédérales ou des associations civiques, le lynchage décline sans disparaître. Après 200 tentatives infructueuses pendant un siècle, le Sénat américain adopte le mercredi 20 décembre 2018 (!) à l’unanimité, une proposition de loi faisant du lynchage un crime fédéral.

 

Strange Fruit 

 

Southern trees bear strange fruit

Les arbres du Sud portent un fruit étrange

Blood on the leaves and blood on the root

Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines

Black bodies swinging in the southern breeze

Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud

Strange fruit hanging from poplar trees

Un fruit étrange suspendu aux peupliers

 

Pastoral scene of the gallant South

Scène pastorale du vaillant Sud

The bulging eyes and the twisted mouth

Les yeux révulsés et la bouche déformée

Scent of magnolia sweet and fresh

Le parfum des magnolias doux et printanier

Then the sudden smell of burning flesh

Puis l'odeur soudaine de la chair qui brûle

 

Here is a fruit for the crows to pluck

Voici un fruit que les corbeaux picorent

For the rain to gather, for the wind to suck

Que la pluie fait pousser, que le vent assèche

For the sun to ripe, to the tree to drop

Que le soleil fait mûrir, que l'arbre fait tomber

Here is a strange and bitter crop !

Voici une bien étrange et amère récolte !

 

Cliquez sur le lien pour écouter Billie Holiday

 

Billie Holiday

 

 

Pour en savoir plus : 

 

Joël Michel, Le lynchage aux États-Unis, Paris, La Table Ronde, 2008.

 

Cliquez ici pour télécharger l'article.

 

Strange-fruit.pdf

 

 

 

 



[1] Historienne américaine 



08/12/2022
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