Alexandre de Humboldt : éternel voyageur.
En Europe tout comme en Amérique hispanique, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe ont été marqués par la passion des idées. Thèses et systèmes envahirent tous les domaines, scientifiques et littéraires, parfois au détriment de l’art. Caractérisée par une confiance sans réserve dans la raison humaine chargée de rendre compte de tous les problèmes, cette période fut avant tout sous l’emprise d’une foi optimiste dans le progrès. Continuant la tradition du « Siècle des Lumières », les premières années du XIXe siècle virent surgir nombre d’écrivains, philosophes et scientifiques qui n’eurent d’autre but que de s’engager dans une lutte pour l’action sur le terrain. Tel fut le cas de Alexandre de Humboldt.
Éduqué dans l’esprit des Lumières.
Alexander Von Humboldt est né à Berlin le 14 septembre 1769 d'un père militaire prussien, le major Alexander Georg von Humboldt, et d'une mère d'origine française et huguenote, Marie-Élisabeth veuve von Holwede, née Colomb. Il est le frère cadet de Wilhelm von Humboldt (Guillaume de Humboldt), linguiste, fonctionnaire, diplomate, ministre de Prusse et philosophe allemand. Celui-ci, visionnaire pour la recherche et la pédagogie, fonda l'Université Humboldt de Berlin en 1810. Son père, Alexander Georg von Humboldt, issu d'une importante famille poméranienne était officier de l'armée prussienne. Proche de la famille royale et de la franc-maçonnerie, il a voulu transmettre à ses fils la meilleure éducation dans l'esprit des Lumières. Il leur donne pour précepteur Joachim Heinrich Campe, lequel suit les principes pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau. Il enseigne aux enfants l'histoire, les mathématiques, le latin, le grec, le français et l'allemand. Orphelin de père à neuf ans, Alexander est élevé par sa mère, une Huguenote sévère, dans le triste château de Tegel.
Des études hétéroclites.
À 18 ans, il est initié à la botanique par son ami Carl Ludwig Willdenow. En 1788, Alexander revient étudier dans le château familial les techniques de la manufacture et le grec ancien. En 1789, les deux frères s'inscrivent à l’université de Göttingen, qui est un centre de la pensée éclairée à cette époque. Alexander étudie la physique avec Georg Christoph Lichtenberg, l'anatomie et la zoologie avec Johann Friedrich Blumenbach. Après un voyage géologique, il rédige en 1790 sa première publication scientifique d'observations minéralogiques sur les basaltes du Rhin. C'est à Göttingen qu'il rencontre le naturaliste Georg Forster dont il devient le disciple et avec lequel il voyage pendant quatre mois au printemps 1790 aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en France pendant la période révolutionnaire. Alexander est pour la première fois à Paris en 1790 et s'enthousiasme pour les idéaux de la Révolution française et pour les Droits de l’homme :
« Le spectacle des Parisiens, leur rassemblement national, celui de leur temple de la Liberté encore inachevé pour lequel j'ai transporté moi-même du sable, tout cela flotte dans mon âme comme un rêve. »
De retour en Allemagne à la fin de l'été 1790, Humboldt poursuit des cours d'économie et de gestion à l'École de commerce de Hambourg, malgré son peu d'intérêt pour ces domaines. Il consacre ses loisirs à la géologie, la botanique, et l'étude du suédois. En juin 1791, Humboldt entame une formation à l'École des mines de Freiberg, qui dure huit mois. Il termine ses études et est directement nommé assesseur au département des mines sans avoir à servir en tant que cadet.
Le grand voyage en Amérique du Sud.
Entre 1792 et 1796, il gravit sans difficulté toutes les marches de l’Administration prussienne, mais après le décès de sa mère, survenu en 1796, il décide soudainement de renoncer à ses multiples responsabilités, notamment au sein de l’Administration des Mines, car il estime qu’il sera plus utile au « service de la culture » qu’au service de l’État prussien (qu’il juge absolutiste). Il ne cache pas non plus qu’il puisera dans son héritage colossal pour mener à bien ses projets de voyages. Il prend alors la résolution de parfaire ses connaissances, afin de se préparer à effectuer un périple sérieux, dont les conclusions pourront être de quelque utilité pour l’humanité. Le 20 septembre 1796, trois semaines après la disparition de sa mère, il révèle pour la première fois sa volonté de voyager en Amérique hispanique : « mon voyage est irrévocablement décidé. Je me prépare encore pendant quelques années et je rassemble les instruments ; je séjourne en Italie un an et demi, pour me familiariser tout à fait avec les volcans, puis j’irai en Angleterre en passant par Paris... et ensuite vers les Indes Occidentales, sur un bateau anglais ». Peu après, il fait la connaissance dans la capitale française de Louis Antoine de Bougainville, qui prépare à ce moment-là un autre voyage autour du monde, organisé par le Directoire. Auprès de ce dernier, il trouve un conseiller averti pour son projet de voyage américain. Enfin, il fait une rencontre qui changera le cours de sa vie. Il se lie d’amitié à Aimé Jacques Bonpland, alors jeune médecin mais déjà renommé comme naturaliste. C’est avec lui qu’Alexandre de Humboldt va faire son voyage en Amérique espagnole. Ils décident très rapidement, avant d’entreprendre le voyage pour le continent hispano-américain, de faire une excursion en octobre 1798 vers l’Algérie et le Maroc pour y étudier les Monts Atlas et « s’y roder », selon ses propos. Le 5 juin 1799, ils embarquent, à La Corogne, à bord de la corvette « Le Pizarro » à destination du Venezuela, et après une escale aux Canaries, ils arrivent le 16 juillet à Cumaná au Venezuela, à l'est de Caracas. Pendant la navigation, Humboldt fait des mesures astronomiques, météorologiques, de magnétisme, de température et de composition chimique de la mer. En Amérique, il a un profond dégoût pour la façon dont se vendent et s'évaluent les esclaves, même si c'est dans les possessions espagnoles qu'ils sont le moins maltraités. Chateaubriand dira de lui, dans son édition de 1827 de Voyages en Amérique : ”En Amérique, l'illustre Humboldt a tout peint et tout dit“.
Le haut Orénoque.
L'exploration de la forêt tropicale par Humboldt et Bonpland a pour but de confirmer la présence d'un canal naturel entre l'Orénoque et l'Amazone, le canal de Casiquiare, et de localiser le lieu exact de la source de l'Orénoque. Après des semaines de préparatifs, ils quittent Caracas, le 7 février 1800, avec leur domestique et quatre mulets, chargés notamment d'instruments de mesure,de quoi permettre à Humboldt de relever méticuleusement la température des cours d'eau, du sol et de l'air, et la pression atmosphérique, l'inclinaison magnétique, la longitude et la latitude. Avant de se rendre à Calabozo, dans le Sud, ils font un détour vers l'Ouest en passant par la luxuriante vallée d'Aragua qui abrite le lac de Valencia. C'est là, que Humboldt émet l'hypothèse que le climat peut être modifié par l'homme. Le 10 mars 1800, ils entament leur traversée de la steppe des Llanos avant d'atteindre Calabozo où Humboldt capture des anguilles électriques (Electrophorus electricus) afin de poursuivre son étude sur l'électricité dans le monde animal. À la fin du mois de mars, ils arrivent à San Fernando de Apure. Le 30 mars, ils embarquent à bord de pirogues sur le rio Apure avec un pilote et quatre indiens pour pagayer. Certains passages nécessitent de faire porter la pirogue à travers la forêt. Les piqûres de moustiques les font cruellement souffrir. Au cours de ce voyage, Ils récoltent de nombreux spécimens d'animaux et de plantes alors inconnus en Europe. Ils quittent l'Orénoque aux eaux fangeuses pour le rio Atabapo, un affluent aux eaux claires et limpides, puis passent par d'étroits canaux à travers la forêt. Ils font porter leur pirogue sur onze kilomètres jusqu'à un affluent de l'Amazone (le rio Negro) par vingt-trois Indiens pendant trois jours. Humboldt décide de remonter, vers le canal de Casiquiare dont il relève rigoureusement la position. Certes, ils ne sont pas les premiers Européens à emprunter cette voie, mais la rigueur de leurs relevés et de leurs descriptions lève les doutes quant à l'existence d'un passage navigable entre l'Amazone et l'Orénoque. Après avoir navigué sur le Casiquiare pendant dix jours, ils retrouvent l'Orénoque et descendent le fleuve.
Les Andes
Humboldt, Bonpland décident de se rendre à Lima et quittent Quito le 9 juin 1802. Pour pallier l'absence d'alizés, ils empruntent la voie de terre le long des Andes. Ils font un bref passage près des sources de l'Amazone puis rejoignent les Andes. Ils passent douze mois en altitude à travers les volcans. Ils ont les pieds en sang, mais refusent toujours de faire comme l'aristocratie locale : se laisser porter par des Indiens dans des chaises fixées sur leur dos. Humboldt s'assure une renommée mondiale en gravissant le Chimborazo, sommet considéré à l'époque comme le plus élevé du monde et auquel il vouera un culte particulier toute sa vie (à 70 ans, il se fait peindre en pied devant le profil du volcan). Le Chimborazo est le sommet le plus éloigné du centre de la terre, même si son élévation au-dessus du niveau de la mer est sensiblement moins élevé que celui de l'Himalaya, par exemple. Cela tient à l'aplatissement de la Terre, qui n'est pas parfaitement sphérique, et au fait que le Chimborazo est très près de la ligne de l'équateur terrestre. L'ascension du Chimborazo débute le 23 juin 1802. Ils ne purent arriver au sommet, arrêtés à quelques centaines de mètres, à la fois par une profonde crevasse et par le manque d'oxygène. Ils s'élevèrent néanmoins à la plus haute altitude jamais atteinte alors : 5878 m, le Chimborazo culminant à 6310 m. Humboldt effectue des observations dans le domaine de la sismologie et de la phytogéographie. Il publiera une carte de végétation du Chimborazo à son retour. L'expédition gagne Lima le 22 octobre 1802. Songeant à se rendre au Mexique, Humboldt et ses compagnons quittent l'Amérique du Sud, à bord d'un bateau, destination Guayaquil. En chemin, Humboldt prélève du guano pour en faire faire l'analyse en Europe. C'est lui qui fera connaître à l'Europe et l'Amérique du Nord ses propriétés fertilisantes. Il étudie aussi le courant froid qui longe la côte, du sud vers le nord, un courant qui portera son nom. Ils restent à Guayaquil du 4 janvier 1803 au 17 février 1803. Après une visite à Jefferson aux États-Unis, où il enchante les auditeurs de ses conférences, Humboldt regagne l'Europe.
Retour en Europe.
Humboldt arrive au large de Bordeaux le 1er août 1804. Il s'installe à Paris entre 1804 et 1827. Il retrouve le monde scientifique de son temps. Il fait partie de la Société d'Arcueil formée autour du chimiste Berthollet où se rencontrent également François Arago, Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac avec lesquels Humboldt se lie d'amitié. Ils publient ensemble plusieurs articles scientifiques. Humboldt et Gay-Lussac mènent des expériences communes sur la composition de l'atmosphère, sur le magnétisme terrestre. Humboldt offre son herbier au muséum d'histoire naturelle de Paris. La collection est acceptée par décret en 1805. Il publie en français la relation de son voyage. Il fréquente les salons parisiens comme celui de Madame de Récamier. Il se lie d'amitié avec Chateaubriand. Il est reçu par Napoléon qui le soupçonne d'espionnage pour le compte de la Prusse. Humboldt est reconnu par les plus grands scientifiques de son temps. Il est élu correspondant pour la section de physique générale de la 1re Classe de l'Institut national des sciences et des arts le 16 pluviôse an XII (6 février 1804), Associé étranger de l'Académie des sciences le 14 mai 1810. Paris est la capitale de la science et, malgré la demande de son frère de rentrer en Prusse et percevoir les rentes qu'il pourrait y recevoir sans efforts, Humboldt décide d'y rester pour trier ses collections et préparer un ouvrage monumental à partir de son expérience. En 1827, c'est sur ordre formel, le retour à Berlin. Peu après, le tsar Nicolas Ier l'invite à parcourir en calèche et à vive allure (15 000 km en 8 mois) la Russie et l'Asie centrale : à Saint-Pétersbourg, il est fêté comme hôte des souverains, traverse l'Oural, en recueille les minéraux et atteint les bornes de la Chine. Il en tirera un ouvrage descriptif des mines, des reliefs et des données physiques enregistrées. De retour à Berlin, il joue à contrecœur au courtisan, comme lecteur des rois de Prusse Frédéric-Guillaume Ier puis II, dont il a la confiance, malgré la sourde animosité que l'ancien « jacobin français » rencontre autour de lui. Jusqu'en 1847, il retrouve de temps à autre les rives de la Seine. Ensuite, redevenu totalement prussien, il entreprend la rédaction, en allemand maintenant, de son énorme Cosmos, ou Description physique du Monde, immédiatement traduit en français. Il n'achèvera pas totalement cette entreprise, à la fois scientifique et philosophique. Les tomes successifs recueillent un énorme succès que peut apprécier le vieux savant peu avant sa mort, celle d'un homme angoissé et incertain. Humboldt était alors au zénith de la gloire, qui va continuer à le suivre : vont lui être dédiés une chaîne d'Asie centrale, des monts Humboldt dans le Nevada, une baie de Nouvelle-Guinée, un glacier au nord de la baie de Baffin, entre autres !
Un érudit méconnu des Français.
Cet érudit n’eut pas le public qu’il méritait. Si certains connaissent le nom de Humboldt, c’est avant tout grâce aux travaux philologiques et philosophiques de Guillaume, son frère aîné, dont la notoriété a longtemps éclipsé celle d’Alexandre. Si les Allemands n’ont cessé de lui rendre hommage, les Français en revanche se sont montrés bien oublieux envers cet homme de science qui réunissait en lui la rigueur de l’esprit germanique et l’enthousiasme de l’esprit latin. Son œuvre américaniste, tout particulièrement, n’est connue que des spécialistes. Pourtant, entre 1799 et 1870, son voyage en Amérique espagnole donna lieu à soixante-neuf ouvrages (sur un total de 636), rédigés en français, en espagnol, en allemand, en néerlandais, en polonais et même en latin. À titre d’exemple, on peut citer :
- Atlas pittoresque du voyage.
- Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique ;
- Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau Continent fondé sur des observations astronomiques, des mesures trigonométriques et des nivellements barométriques ;
Ceci représente une œuvre monumentale de 1991 pages. Alexander von Humboldt est également un citoyen du monde qui n’a cure des passions nationales. Chambellan du roi de Prusse par nécessité, il ne voit pas pourquoi on lui reproche de vivre à Paris, alors que les deux pays sont en guerre. Anticolonialiste et farouchement abolitionniste, il ne verse en aucun cas dans les théories raciales à la mode. Avec l’âge, ses convictions et sa fougue restent intactes : « J’ai eu la folle idée de décrire le monde physique tout entier dans un seul et même ouvrage », écrit-il à l’âge de 65 ans.
Pour en savoir plus :
Charles Minguet, Alexandre de Humboldt, Voyages dans l'Amérique équinoxiale, 2 vol., Paris : Maspero, 1980.
Alain Kerjean et Alain Rastoin, Aventures sur l’Orénoque dans les pas d’Alexandre de Humboldt, Éditions Robert Laffont, 1981
Pierre Gascar, Humboldt l'explorateur, Paris : Gallimard, 1985.216 p. (ISBN 2-07-070570-6)
Douglas Botting, Humboldt, un savant démocrate, Paris : Belin, 1988.
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