Les années de misère
« De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous, Seigneur. » Jamais supplique ne fut plus répétée dans le royaume de France qu’en ces années 1693-1694. La guerre est celle de la Ligue d’Augsbourg. Engagée depuis 1688, elle place Louis XIV face à une coalition qui réunit tous ses ennemis : l’Empire germanique, l’Espagne, l’Angleterre, les Provinces-Unies, la Savoie.
En 1694, Fénelon s’adresse sans ambages au roi Soleil.
« Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé qui a eu tant de confiance commence à perdre l'amitié, la confiance et le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de : leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, Sire ? Les émotions populaires, qui étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l'insolence des mutins et de faire couler sous-main quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. Vous êtes réduit à la honteuse et déplorable extrémité ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages. »
— Fénelon, Lettre de Fénelon à Louis XIV (1694)
La colère de Fénelon est tournée directement vers le souverain. Les malheurs climatiques qui ont accablé le royaume de France, dans les années 1693-1694, auraient pu être atténués si le roi avait mis fin à sa folie de grandeurs. Il n’en demeure pas moins qu’entre 1693 et 1710 deux épisodes de dérèglement climatique ont causé la mort de près de trois millions de personnes.
A la fin d’une décennie paisible.
L'histoire commence donc en 1680, alors que Louis XIV apparaît comme l'arbitre de l'Europe. Cette décennie se déroule sous un ciel presque serein, troublé seulement par quelques sécheresses locales et par l'hiver 1683-1684, hiver qui par sa rigueur ressemble celui de 1709, mais sans compromettre cette fois moissons ni vendanges. Pourtant, ces années de vie paisible restent marquées par la persistance du paupérisme. Au total, la France gagne 520 000 habitants en onze ans, et la décennie 1680 allait bientôt apparaître comme « le bon temps » à ceux qui allaient entrer dans « le monde de l'horreur ».
Comme à son habitude, en ce printemps 1692, Louis XIV est parti à la guerre. Cette année-là, il commande en personne le siège de Namur. Un long siège, mené sous une pluie ininterrompue et battante. « Pendant près de trois semaines, explique La Colonie, un jeune officier alors sous les ordres de Vauban, la pluie ne discontinua point, et rendit les routes du camp dans des terres grasses et argileuses si impraticables qu'il était presque impossible de voiturer, de la rivière jusqu'aux batteries, les munitions nécessaires pour servir l'artillerie. »
Le roi subit de plein fouet les conséquences de ce printemps pourri : « Le plus détestable campement qui fut jamais »(marquis de Sourches). À l'arrière, Mme de Maintenon se lamente : « Il pleut à verse depuis que nous y sommes ; la ville [Dinant] est crottée à ne pouvoir s'en tirer... ».
Depuis l'automne 1691, la France subit un dérèglement des températures et des précipitations. A Paris, il a gelé 15 jours en novembre 1691, 19 jours en décembre, 27 jours en janvier 1692, 18 jours en février. Résultat : les céréales poussent mal et avec retard ; les travaux des champs sont ralentis. Le 22 juillet 1692, jour de la Sainte-Madeleine, celui où l'on commence d'habitude à couper les blés dans les grandes plaines de l'Ile-de-France, un ecclésiastique parisien, Gilles Hurel, consigne dans son journal : « Jamais on n'a vu un temps si extravagant et si dangereux pour les fruits et les biens de la terre, qui étaient en abondance partout et qui sont en grand danger de périr. »
Après un hiver 1692-1693 à peu près normal, les choses se gâtent de nouveau au printemps 1693. Le mois de mai est singulièrement humide et froid : 19 jours de pluie à Paris et une température inférieure de 2,1 °C en moyenne dans la capitale. Dans tout le royaume, l'Église ordonne des processions pour tenter d'apaiser les populations apeurées, qui en appellent aux reliques et aux saints protecteurs.
Le printemps 1693 connaît des pluies et du froid, puis l’été voit des alternances d’orages de grêle et de coups de chaleur : les réserves en blé des années précédentes commencent à s’épuiser. Devant la mauvaise récolte qui se prépare, il devient clair qu’il n’y aura pas assez de grains pour attendre récolte de l’année suivante et il faut encore en conserver pour les semences. Les prix augmentent donc partout en France, surtout dans les régions céréalières les plus riches, autour de Paris : ils sont multipliés au moins par trois dans un rayon de 200 km autour de la capitale, pour la période qui va d’août 1693 à juillet 1694. Néanmoins, des provinces souffrent moins, celles des façades maritimes : l’importation s’y révèle plus facile, les paysans y ont diversifié leur production, comme la Bretagne avec le sarrasin, ou bien la pluie a été moins abondante, comme dans le Languedoc et la Provence. Cette crise révèle en tout cas le cloisonnement de l’économie française, puisque la pénurie peut avoir des conséquences dramatiques dans une région et ne toucher que légèrement une autre région proche.
Une effroyable hécatombe.
Les conséquences démographiques de ces deux années de « stérilité » ont été dramatiques. Les pertes humaines, conséquences conjuguées de la faim, de la maladie, de l'épidémie typhoïde, scorbut, ergotisme, se sont abattues sur des corps affaiblis.
Le prêtre stéphanois Jean Chapelon, mort en 1694, a décrit en vers la nourriture de ses contemporains durant la famine :
« Croiriez-vous qu'il y en eut, à grands coups de couteau
Ont disséqué des chiens et des chevaux,
Les ont mangés tout crus et se sont fait une fête
De faire du bouillon avec les os de la tête
Les gens durant l'hiver n'ont mangé que des raves
Et des topinambours, qui pourrissaient en cave
De la soupe d'avoine, avec des trognons de chou
Et mille saletés qu'ils trouvaient dehors
Jusqu'à aller les chercher le long des Furettes [le marché aux bestiaux]
Et se battre leur soûl pour ronger des os
Les boyaux des poulets, des dindons, des lapins
Étaient pour la plupart d'agréables morceaux ».
D'après des statistiques réalisées à partir des registres paroissiaux ; Jacques Dupâquier évalue ainsi le nombre des victimes à 1 600 000, au moins ; Emmanuel Le Roy Ladurie avance le chiffre de 2 millions de morts ; Marcel Lachiver, au terme d'une rigoureuse analyse, peut conclure que 2 836 800 habitants du royaume sont morts en deux ans, soit 1 300 000 de plus qu'au cours de deux années « moyennes ».
Ainsi, écrit-il, la crise de 1693-1694 a fait pratiquement autant de morts que la guerre de 1914-1918, mais en deux ans au lieu de quatre, et dans une France moitié moins peuplée. Ni les guerres de la Révolution et de l'Empire 1 350 000 morts en vingt-trois ans, dans une France de 30 millions d'habitants, ni évidemment celle de 1870, ni celle de 1939-1945 n'ont fait autant de victimes en si peu de temps.
Colère des populations et la réponse de l’État.
Le 2 décembre 1693, le lieutenant de police La Reynie fait part de son désarroi devant une situation devenue incontrôlable : « Tous les marchés ont été aujourd'hui si difficiles qu'il est, ce semble, impossible d'empêcher qu'il n'arrive quelque grand désordre, si les choses subsistent encore un peu de temps sur le même pied. [...] La multitude renouvelle ses menaces, et on y entend dire, sans qu'il soit possible d'y remédier, qu'il faut aller piller et saccager les riches ».
Pour enrayer la cherté des prix, à commencer par celle du pain, le pouvoir central a peu d’instruments. Le contrôleur général des finances, alors Pontchartrain, se trouve dans le plus vif embarras. Il doit à la fois poursuivre le financement de la guerre et pallier la famine. Il interdit les exportations de grains, ordonne aux intendants d’en trouver là où on en cache, car la spéculation bat son plein. Il a deux priorités : assurer le ravitaillement de l’armée et faire en sorte que Paris ne soit pas affamée. On peut compter sur la guerre de courses. En juin 1694, le corsaire Jean Bart s’empare d’une flotte de 110 navires venus de Norvège pour décharger leur blé à Amsterdam. Il récidive en 1696. A la fin juin, au Texel, Jean Bart attaque des navires de guerre hollandais qui se sont emparés d’un convoi de vaisseaux chargés de grains, met en fuite les bateaux ennemis et ramène à Dunkerque 30 vaisseaux de blé, envoyant 60 autres navires à Dieppe et au Havre. Les flottes ennemies en représailles bombardent ces deux villes. « Paris souffrit beaucoup, mais la misère fut sans doute encore plus grande pour les petites gens dans les régions alentour qui furent véritablement pillées pour assurer l’approvisionnement de la capitale », écrit l’historien Marcel Lachiver. Des émeutes éclatent lorsque les populations voient des commissaires aux vivres venir prendre des blés pour les armées, lorsqu’on charge de céréales des bateaux sur les rivières ou quand on les voit partir vers une autre ville ou une autre province. Les femmes, incapables de nourrir leur famille, jouent un rôle déterminant dans les émeutes qui s’en prennent volontiers aux représentants du roi, car, aux yeux de tous, le monarque doit assurer la fourniture du pain à ses sujets. Marcel Lachiver a décrit l’engrenage de la colère : les pauvres accusent les plus riches de stocker du blé et, en effet, ceux qui ont des réserves les conservent précieusement, en cas de nouvelles mauvaises récoltes. Enfin, les hommes ajoutèrent leurs maux à ceux provoqués par la nature. La guerre de la ligue d'Augsbourg (1688-1697) entraîna en effet une surfiscalisation qui vint s'abattre sur une population déjà en difficulté : l'impôt augmenta de 35 % entre 1685 et 1695 ! Le fisc frappa ainsi à contretemps, bouleversant l'équilibre précaire du budget des paysans et des artisans. Il faudra attendre les années 1705-1706 pour que les pertes des années 1692-1694 soient effacées. Pour une France de 22 452 000 habitants (dans les frontières actuelles), 2 836 000 meurent en deux ans, soit 1 300 000 personnes de plus qu’au cours de deux années moyennes, et même, d’août 1693 à juillet 1694, on compte 1 800 500 morts. En 1694, il y a 587 000 naissances, soit 215 000 de moins que d’habitude. La population de la France diminue de 6,8 % et, en trois ans, il manque près de 100 000 mariages.
Le répit est de courte durée.
Tout se détraque de nouveau à la fin de l'année 1708. Après un automne rigoureux, la chute de la température dans la nuit des Rois, en janvier 1709, est impressionnante : il faisait + 10,7 °C le 5 janvier à Paris, et - 3,1 °C le lendemain 6 janvier.
Voilà d’ailleurs ce qu’en dit le curé de Vougy (Loire) :
« Le soir du 6 janvier, il commença à faire froid, et ce froid fut si extraordinaire et si violent pendant cinq à six jours qu'on disait n'en avoir jamais vu un semblable. [...] La cherté du blé commença au mois de janvier 1709 et alla toujours en augmentant de prix jusqu'au mois de juin [...]. Jamais on n'a vu tant de pauvres misérables, tant de larrons ni de fripons. La pauvreté [...] inspirait à beaucoup de personnes à voler et à dérober. [...] On volait de nuit et de jour boeufs, vaches, moutons et meubles. On ne laissait rien dans les jardins. [...] La famine a été si grande qu'on ne peut concevoir la quantité de personnes mortes de faim dans les chemins en allant demander l'aumône. Il y en eut beaucoup de dévorées par les chiens et les loups ; enfin il est mort pour le moins la moitié des habitants de cette paroisse. Il est resté très peu d'enfants. »
Ce témoignage recueilli au milieu de centaines d’autres dans les registres paroissiaux montre la violence et la soudaineté avec lesquelles s’est abattu cet épisode resté jusqu’à ce jour unique dans les archives météorologiques.
Le 5 janvier, les températures chutèrent, rien d'étonnant, à priori, aux premières heures de l'hiver en Europe, mais celui de 1709 n'avait rien d'une vague de froid ordinaire. Le lendemain, le soleil se leva sur un continent glacé de l'Italie à la Scandinavie et de l'Angleterre à la Russie, le surlendemain également, puis tous les jours pendant près de trois mois.
Le pays le plus touché par la terrible vague de froid fut sans nul doute la France. L'année 1709 avait déjà mal commencé. Les paysans français devaient composer avec de maigres récoltes, de lourds impôts et l'enrôlement pour la guerre de Succession d'Espagne. Les vagues de froid endurées à la fin de l'année 1708 n'étaient rien face à l'effondrement des températures de la nuit du 5 au 6 janvier. Les deux semaines suivantes, la neige tomba sur la France et les thermomètres affichèrent des températures avoisinant les -20 °C. Sur l'ensemble du territoire français, les fleuves, les canaux et les ports furent figés par le gel et les routes bloquées par la neige.
Même les plus aisés qui se pensaient à l'abri de la disette avec leurs stocks de nourriture et de boissons réalisèrent bientôt que le froid les rendait inutilisables. Le pain, la viande et certaines boissons alcoolisées gelèrent tout simplement. Il ne resta de liquide que les spiritueux comme la vodka, le whisky ou le rhum. Le piège glacé du climat vint se refermer sur les pauvres comme sur les riches.
Les conséquences agricoles de 1709 se révèlent considérables : anéantissement quasi complet de l’oliveraie méridionale, en Provence, Bas-Rhône et Languedoc ; elle ne retrouvera jamais, malgré certaines replantations, ses superficies d’avant 1709, cédant la place par la suite, à partir de 1711-1715, aux céréales et surtout à la viticulture. Il y eut en 1709 également destruction d’une assez grande masse de vignobles, et surtout d’emblavures terres à céréales. Ce genre d’épisode qu’on retrouvera en 1956 était rarissime, et d’autant plus désastreux.
La coupure 1709 est suffisante pour produire une famine au sens presque intégral de ce mot. Le désastre des subsistances est moindre que ce ne fut le cas en 1693-1694, année d’une épouvantable disette, due pour le coup à la pluie excessive et aussi au froid. La crise de subsistances est néanmoins majeure en 1709.
La haute mortalité, inévitable et consécutive, commence dès janvier 1709. Elle résulte de maladies broncho-pulmonaires et cardio-vasculaires provoquées par le froid. Mais, dans la grande majorité des cas, à partir d’avril 1709, la mortalité résulte de la famine matérialisée par les hauts prix du grain et du pain consécutifs à la destruction des récoltes ; on est en présence d’épidémies collatérales et corrélatives dues à la sous-nutrition et à l’ingestion de nourritures infectes du genre cadavres d’animaux faisandés faute de mieux - maladies telles que dysenterie, typhus, fièvres, etc.
Un bilan démographique désastreux.
Les grains n’ont pas totalement manqué, les récoltes d’orge de printemps ont procuré une nourriture de remplacement, et les mesures de secours des autorités se sont révélées efficaces (distribution de céréales provenant de régions peu touchées ou de l’étranger, distribution gratuite de pain). Malgré cela, au total, pour les deux années, on enregistre en France 2 141 000 décès contre 1 330 800 naissances, soit une perte de 810 000 personnes, 3,5 % de la population.
Et la cause ?
Encore aujourd'hui, cette période détient le record de l'hiver européen le plus froid des 500 dernières années et occupe toujours l'esprit des climatologues. Diverses théories ont vu le jour pour tenter de l'expliquer.
Dans les années antérieures à la vague de froid, plusieurs volcans sont entrés en éruption autour de l'Europe, notamment le Teide sur les îles Canaries, le volcan de Santorin en Méditerranée et le Vésuve près de Naples. D'énormes volumes de poussière et de cendre ont envahi l'atmosphère et entravé le passage des rayons du Soleil.
L'année 1709 tombe également dans la période appelée minimum de Maunder (1645 - 1715) par les climatologues, époque à laquelle les émissions d'énergie solaire ont connu un affaiblissement considérable. Quant à savoir si la catastrophe hivernale subie par l'Europe en 1709 est bel et bien le fruit de ces différents facteurs, le débat a encore de beaux jours devant lui.
Documentation utilisée pour l’article :
- https://www.lhistoire.fr/un-ministre-face-à-la-crise
- https://www.lhistoire.fr/lenvers-du-décor
- https://www.lhistoire.fr/les-tragédies-du-grand-siècle
- https://www.lhistoire.fr/lhiver-le-plus-froid
- https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1984_num_31_4_1291
Pour aller plus loin :
- Marcel Lachiver, Les Années de misère - La famine au temps du Grand Roi. Fayard 1991
- https://www.pierre-mazet42.com/quand-pierre-goubert-devoilait-la-face-cachee-du-roi-soleil
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