Comment est né le mythe d’Angkor ?
Angkor, c'est une immense ville royale parsemée d'étranges temples-montagnes de pierre ou de briques, qui a depuis le XIIIe siècle fasciné les voyageurs. Sa redécouverte, dans les années 1860, par des explorateurs européens a coïncidé avec les débuts de l'entreprise coloniale. Angkor allait bientôt devenir l'un des joyaux de l'empire français. Un nom en particulier reste attaché à la légende : celui d'Henri Mouhot (voir : https://www.pierre-mazet42.com/henri-mouhot-fait-revivre-angkor). Ce naturaliste n'est pas le premier Français à visiter le site mentionné notamment dans les récits de missionnaires des années 1850. Mais la relation du périple qui le mène à Angkor en janvier 1860, publiée à titre posthume dans la revue Le Tour du monde en 1863, assure sa renommée. Bien d’autres hommes se sont penchés sur le mystère des sourires des statues et des longues et fines mains des Apsaras. Citons entre autres :
- Henri Marchal, architecte, qui a consacré soixante-dix années de sa vie à Angkor ;
- Pierre Loti qui rapporte un journal de son expédition de trois jours au Cambodge en novembre 1901 dans les termes suivants : « Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor » ;
- George Groslier, artiste peintre, scientifique, archéologue, ethnologue et photographe qui participe à la reproduction d’Angkor Vat ;
- André Malraux,un jeune écrivain amateur d’art qui, en1923, en compagnie de son ami Chevasson et sous couvert d’une mission, arrive à Angkor le 24 Décembre et arrache à Banteay Srei des sculptures et bas-reliefs à l’aide de scies, soit sept pièces de toute beauté. Mais ils sont fouillés sur le bateau de Phnom Penh et ils sont arrêtés. Le procès fait grand bruit. Malraux en fera la matière de son roman “ la Voie royale “ (1930).
Parmi, cette constellation d’hommes illustres, on oublie fréquemment Louis Delaporte, qui a pourtant joué un rôle majeur dans la fabrication du mythe d’Angkor.
Le marin devenu archéologue.
Louis Delaporte naît le 11 janvier 1842 à Loches ; il est le fils de Jean Armand Delaporte, avocat, maire de Loches. Très jeune, il décide d'être marin. Son père ne s'oppose pas à cette vocation précoce. En mai 1858, à 16 ans, il est reçu à l'École navale de Brest. A l'enthousiasme des premiers mois, succède une période de doute sur son choix de vie. Dur de naviguer quand on n'a pas le pied marin. Vague à l'âme, questionnements, désarroi... Le jeune Louis persiste cependant, probablement curieux de découvrir le monde qui l'attend, les périples et les émotions qu'ils occasionnent. Nommé aspirant en août 1860, il embarque dès l'année suivante pour le Mexique, à bord de la Foudre. Première affectation et premier contact avec cette nature exotique qui l’a charmé tant en Indochine, bien plus tard car, en attendant il trouve la chaleur mexicaine intolérable et oppressante. Il commence à servir dans la Marine en 1861, puis est envoyé en 1865 en poste dans la colonie de Cochinchine. Un an plus tard, en 1866, il rejoint l’état-major de la mission de reconnaissance du cours du Mékong dirigée par Ernest Doudart de Lagrée avec pour second, le lieutenant Francis Garnier. Delaporte découvre à cette occasion le site d'Angkor. La mission permet de trouver une voie navigable autre que le Mékong pour relier le Yunnan à la mer (Fleuve Rouge). Les difficultés rencontrées forcent la mission à favoriser la voie terrestre à partir de Xieng Khouang ; le retour est effectué par le Yang-tsé-Kiang. Doudart de Lagrée y laisse la vie ; les survivants regagnent Saïgon par la mer sous le commandement de Francis Garnier (https://www.pierre-mazet42.com/francis-garnier-un-stephanois-sur-le-mekong). Choc émotionnel, devant les ruines envahies par la végétation luxuriante de ces régions tropicales, il s'écrie, enthousiaste : "La réalité surpasse le plus beau rêve." Et d'expliquer plus tard dans ses écrits : "je n'admirais pas moins la conception hardie et grandiose de ces monuments que l'harmonie parfaite de toutes leurs parties…"
Après le retour en France des membres de la mission, Louis Delaporte participe, sous la direction de Francis Garnier, à la rédaction du récit de la campagne et à la mise en forme des résultats. Alors que sa carrière dans la Marine le satisfait de moins en moins, ce travail lui fait entrevoir une possibilité de reconversion dans le domaine de la recherche scientifique.
Louis Delaporte réapparaît en juillet 1872. Il formule alors un projet de reconnaissance du fleuve Song-Coï et de la région du Tonkin. L’idée d’explorer les monuments khmers situés sur les territoires du Cambodge et du Siam se fait jour quelques mois plus tard, en avril 1873, au moment où Louis Delaporte apprend qu’il sera dépêché en Cochinchine dès le mois de juillet, alors que le climat ne sera favorable à sa campagne au Tonkin qu’en novembre. L’expédition est financée conjointement par les ministères de l’Instruction publique et de la Marine, la colonie de Cochinchine et la Société de géographie de Paris, Louis Delaporte quitte Saigon,, dans le courant du mois de juillet 1873. L’exploration des édifices khmers se déroule de juillet à la mi-octobre. De retour à Saigon, malades, Louis Delaporte et ses collaborateurs abandonnent le projet d’exploration de la région du Tonkin. Malgré cet inachèvement, Louis Delaporte rapporte à Paris cent quarante objets d’art, originaux aussi bien que moulages.
Angkor franchit la porte des musées.
Commence alors pour l'officier de Marine un autre combat : faire entrer Angkor dans les musées. Car, constat évident, l'art khmer qui lui a coûté tant d'efforts, n'est pas particulièrement attendu. Le Louvre refuse d'accueillir la centaine de caisses d'antiquités débarquées à Toulon. Elles vont atterrir finalement au château de Compiègne, dans la salle des Gardes, désormais consacrée à la présentation de l'art khmer. Après avoir obtenu un congé du ministère de la Marine, Delaporte sera chargé de son organisation. Un peu à l'étroit sans doute, les œuvres sont cependant enfin exposées. Le rêve fou né dans l'esprit du jeune enseigne de vaisseau dix ans auparavant est enfin réalisé. Son épouse raconte ainsi la suite des évènements : "L 'Indochine, qui avait orienté la vie intellectuelle de Louis Delaporte, orienta aussi le bonheur intime et profond de sa vie. » À son retour de la mission aux ruines khmères et pendant son séjour à Paris, le Dr Thorel, son excellent camarade de la mission du Mékong, le présentait à une famille amie. Quelques temps après, en 1876, le jeune officier se mariait. Il promettait de renoncer aux campagnes lointaines. Le moment venu, il prend sa retraite comme lieutenant de vaisseau ; son ambition sera désormais de goûter les joies de la famille en continuant son « œuvre archéologique. » Mais la réalité est autre. Malgré sa promesse, Delaporte repart bientôt en mission sans frais en Inde, « pour y étudier les monuments au point de vue des rapprochements à faire entre l'art hindou et l'art cambodgien ». En ce qui concerne ce dernier, c'est à Compiègne que les amateurs avertis vont l'admirer. Décevant pour notre explorateur. Heureusement, 1878 arrive et l'Exposition universelle s'ouvre à Paris, qui va marquer le coup d'envoi de l'intérêt du public pour l'art khmer en France. Exposées au palais du Trocadéro, les sculptures rapportées par Delaporte font un tabac, allant jusqu'à susciter des études scientifiques sur une période dont on ne savait rien. Le voilà enfin reconnu cet art si cher à notre officier de Marine ! Sauf que, finie l'exposition, les pièces ne repartent pas à Compiègne mais atterrissent dans les sous-sols du pavillon du Trocadéro. Il fallut attendre 1882 et la création d'une aile qui leur soit dévolue pour que l'art khmer ait enfin son musée.
Les Apsaras deviennent œuvres d’art.
Ce n’est donc finalement qu’en 1884 que commencent les travaux destinés à aménager un nouveau musée d’art khmer, dans les locaux du palais du Trocadéro.
Le Musée indochinois prend rapidement une ampleur imprévue. Jusqu’en 1900, l’institution fondée par Louis Delaporte ne cesse d’être en travaux. Cette activité incessante est une conséquence directe de la muséographie imaginée par Delaporte. Voulant se mesurer au musée de Sculpture comparée, il décide d’implanter des ensembles de sculpture et d’architecture d’une ampleur de plus en plus importante. Parallèlement, sa volonté de se distinguer du musée d’Ethnographie, qui conserve des objets similaires à ceux formant sa collection, aboutit à plusieurs révisions de l’organisation des espaces d’exposition, de manière à créer un ensemble cohérent, présentant au mieux les spécificités de l’art khmer. Avec ses collections de moulages, il contribue à édifier son musée et les pavillons du Cambodge pour les Expositions universelles et coloniales (de 1889 à 1931). De leur réalisation dans la touffeur de la jungle à leur accrochage, après restauration, sur les cimaises du musée national des Arts asiatiques - Guimet, ces moulages ont connu un destin chaotique. Après la fermeture du musée indochinois (1927), ils sont restés entreposés dix ans au palais du Trocadéro puis ont erré de la banlieue parisienne (1937-1945) au sous-sol du Palais de Tokyo (1945-1973). Ils ont ensuite rejoint les caves de l’abbaye de Saint-Riquier (1973) et se sont lentement dégradés, malgré plusieurs alertes lancées par la direction des Musées de France. Un premier sauvetage d’envergure a eu lieu en 2002 avant qu’en 2011-2012, les 1 200 pièces conservées ne fassent l’objet d’un inventaire et d’une consolidation sur place, avant nettoyage, désinfection, conditionnement et transport dans des espaces de -stockage adaptés.
L'Exposition de 1906 à Marseille marque un tournant dans l'importance prise par Angkor dans les imaginaires métropolitains. Elle coïncide en effet avec la venue en France du roi Sisowath, accompagné des danseuses du Ballet royal qui pour la première fois, se produisent hors du Cambodge, dans un cadre qui n'a rien à voir avec le caractère rituel de leurs danses. Ces manifestations fascinent le commun des visiteurs, mais également des artistes renommés, qui s'en font ensuite le relais auprès d'un large public. Ainsi le sculpteur Auguste Rodin, envoûté, contribue-t-il à populariser l'art khmer grâce aux dessins qu'il fait des danseuses royales.
Rapidement, le temple d'Angkor Vat, avec son profil à cinq tours caractéristiques, s'impose comme emblème par excellence du Cambodge et de la culture khmère. Lors de l'Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, à côté du pavillon du Cambodge, qui reprend les traits du musée de Phnom Penh dessiné par George Groslier, c'est une reproduction grandeur nature du centre du temple d'Angkor Vat qui est érigée comme pavillon de l'Indochine.
Dans sa présentation des collections comme dans ses textes, Delaporte ne cherche pas tant à reconstituer une histoire dont on ne perçoit pas encore la chronologie qu'à provoquer chez le visiteur une émotion et lui transmettre une idée de grandeur. La reconstitution des tours du Bayon, par exemple, relève de la citation plus que d'une véracité archéologique. Une certaine idée de l'art khmer est ainsi donnée à voir, et les reconstitutions sont autant de projections qui nourrissent un imaginaire fait de temples en ruine, de décadence, de magnificence. Moulages et sculptures originales se mêlent sans distinction et œuvrent à un même but : initier le public français à l'art khmer et le convaincre de son importance.
Nostalgie khmère
Mais le mythe d'Angkor et la fascination qu'il exerce reposent sur une idée fausse : non seulement les Français ne sont pas les premiers voyageurs étrangers à avoir posé leur regard sur Angkor, et le site n'a jamais été oublié par les Cambodgiens. Les travaux des chercheurs, historiens et épigraphistes spécialistes de la question invitent à inscrire cette histoire dans une perspective de temps long, pour s'apercevoir que l'idée d'une genèse coloniale du mythe, qui repose sur le déclin et l’abandon de la cité ne tient pas.
Angkor, une cité abandonnée ? Contrairement à ce que laissent supposer les croquis déserts de Delaporte, les archives nous apprennent qu'au tournant du XXe siècle les temples restaient très fréquentés par les pèlerins lors de certaines cérémonies. Un monastère était même présent sur la chaussée d'Angkor Vat, que les Français durent faire déplacer pour dégager la vue du temple.
Si peu d'informations sur l'image et la symbolique d'Angkor aux époques anciennes sont disponibles, des éléments témoignent du « retour » des rois khmers à Angkor, au XVIe siècle notamment.
Document de base utilisés pour cet article :
- La construction d'un mythe, article de Gabrielle Abbe dans le magazine l’Histoire,
daté avril 2020 ;
- Angkor. Naissance d’un mythe Louis Delaporte et le Cambodge :
https://doi.org/10.4000/nda.2166
- http://www.vu-du-train.com/planche-angkor-cambodge-lemaire.html.
- La découverte d'Angkor, Bruno Dagens dans le magazine l’Histoire
daté avril - juin .
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