La mort embarrassante d'Oscar Dufresne
Lorsque le Palace[1] rouvre ses portes, le 5 novembre 1988, peu de spectateurs, venus écouter Valérie Lemercier, savent que 75 ans auparavant, juste au-dessus de la salle, son directeur Oscar Dufrenne a été retrouvé assassiné. Il a été tué exactement le 25 septembre 1933. Si l’affaire n’a pas connu un retentissement suffisant pour que de larges échos arrivent jusqu’à nous, c’est que ce crime prend place entre deux autres affaires d’importance. En effet, c’est le 25 août 1933 que Violette Nozières est arrêtée et le 9 janvier 1934 que l’on découvre le cadavre de Stavisky. L’importance prise dans notre mémoire par ces deux faits divers a occulté la mort d’Oscar Dufrenne qui avait tout de même soulevé pas mal de passion.
Le personnage
Issu d'un milieu modeste, originaire de Lille, Oscar Dufrenne vient à Paris et s'essaye à la chanson avant de devenir impresario du chanteur Mayol[2] à partir de 1908. Dans ses mémoires, ce dernier raconte :
« (...) à la suite d'une association avec André Grandjean, il venait de monter sa première affaire de tournée théâtrale. Cela ne lui a pas trop mal réussi puisque Dufrenne est maintenant directeur du Palace, de l'Empire... et propriétaire du Concert Mayol (...) C'est dans l'un des spectacles qu'il monta ainsi, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu aujourd'hui l'un de nos producers les plus estimés, et le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations. »
L'une des raisons de la réussite de Dufrenne est que, pendant la Première Guerre mondiale, il est à la tête d'une délégation professionnelle de gens du spectacle qui réussit à convaincre le gouvernement de maintenir ouverts les théâtres et cabarets, lesquels se désempliront pas : « Une ville sans spectacle est une ville vaincue » affirmait alors le général Joseph Gallieni.
Après guerre, outre le Concert Mayol, Dufrenne dirige le Moncey Music-Hall, le Palace à partir de 1923, les Bouffes du Nord, le Bataclan, le Casino de Trouville et celui de Paris et fait construire le théâtre de l'Empire. Durant cette période, il est président du Syndicat des directeurs de spectacles de France puis est élu en 1929 conseiller municipal de la ville de Paris pour le 10e arrondissement, où il réside. C'est lui qui a fait redessiner la salle du Palace en rose-rouge et l'a éclairée somptueusement. La soirée inaugurale a d'ailleurs frisé l'émeute et depuis, le succès ne s'est plus démenti. Lors des obsèques de Dufrenne, les actualités cinématographiques s'attardent sur le visage éploré d'un élégant quadra, Henri Varna, associé du défunt et compagnon en titre. Varna est un travailleur acharné, qui écrit et met en scène des revues, imaginant sans cesse de nouveaux tableaux. Au Palace, il a engagé les plus grands de l'époque : Maurice Chevalier, Carlos Gardel (l'icône du tango argentin), La Môme Moineau. A la ville, le couple Dufrenne-Varna est plutôt du genre libre. On sait notamment que le premier aime hanter les promenoirs, ces couloirs situés au fond de la salle qui constituent, comme dans tous les music-halls de l'époque, des lieux de chasse et de flirts plus ou moins poussés pour les amateurs de bagatelle, des deux sexes, tarifée ou non. Pour éviter les débordements que la morale réprouve, la préfecture de police de Paris a d'ailleurs donné des instructions aux ouvreuses : elles doivent laisser les veilleuses des promenoirs allumées. Mais bien souvent, Oscar Dufrenne leur demande de les éteindre pour aller faire ses petites affaires.
Il signe plusieurs revues avec Varna qui furent interprétées par Mistinguett, Joséphine Baker ou Maria Dubas . Dufrenne est également éditeur de musique et publie des chansons dont les créateurs sont Georgius , Emma Liebel , Damia etc.
Une sacrée réussite pour cet imprésario né dans un milieu modeste et qui, depuis 1914, avait su redonner de l'éclat à plusieurs grands établissements de la capitale.
Devenu l'un des rois de la nuit parisienne, un proche du pouvoir (à l'époque aux mains des Radicaux), également connu pour ses largesses, sa générosité et ses amitiés, il n'est pas étonnant que son assassinat en septembre 1933 provoque une sorte de scandale.
L’affaire.
Les habitués du Palace aiment le rocambolesque mais ils ne s'attendaient certainement pas à celui-là. Ce 25 septembre 1933 vers minuit trente, le comptable du music-hall cinéma du 8 rue du Faubourg-Montmartre (9e) toque à la porte du directeur de l'établissement. Pas de réponse. Il entre et aperçoit sur le sol un corps, caché sous une carpette. On appelle la police en urgence. Pas de doute sur l'identité de la victime : il s'agit bien d'Oscar Dufrenne, 58 ans, assassiné dans son propre bureau vers 22 h 30. Blessé au crâne par dix-sept coups de queue de billard, le directeur est mort étouffé sous la carpette. Absorbé par le film qui était projeté ce soir-là, le public n'a vu, ni entendu quoi que ce soit qui puisse aider les enquêteurs. Les premières constatations de la police laissent penser à un crime crapuleux. En effet, sa montre sertie de diamants a disparu.
Au lendemain du meurtre, ce sont logiquement les réactions de compassion qui dominent. La victime est louée, son parcours mis en valeur. La foule, présente devant le Palace, n’était pas composée que de curieux attirés par le sang, mais aussi d’habitants du quartier et de familiers venus lui rendre hommage. Ses obsèques, religieuses, furent d’ailleurs le moment d’une communion passagère. Des représentants, entre autres, des métiers du spectacle, de l’Hôtel de ville, de la Préfecture de police ou du parti radical défilèrent en cortège derrière l’Harmonie du 10e arrondissement, suivie de chars fleuris appartenant aux différentes associations présidées par Dufrenne, jusqu’à l’église où furent célébrées la générosité du défunt et son action en faveur des plus démunis.
Un suspect sur mesure.
Cependant, les familiers du directeur, le secrétaire «particulier» Serge Nicolesco, et l'associé Varna en savent un peu plus qu'ils ne le laissent entendre à la police, le soir du crime. Ils soupçonnent notamment un marin qui, au moment du meurtre, a accompagné le directeur dans son bureau. Mais par peur du scandale, on ne parlera du marin que le lendemain matin. Aux enquêteurs, les ouvreuses de l'établissement avouent alors avoir aperçu, trois jours avant le drame, un jeune homme habillé en marin. Il se tenait au promenoir et Dufrenne était venu le retrouver comme une vieille connaissance, l'emmenant dans son bureau pour lui laisser une invitation (un «billet de faveur»). C'est ce second rendez- vous qui lui a été fatal. Si les proches renâclent à livrer des détails personnels, c’est que la vie privée du directeur du Palace est bien connue dans le milieu du spectacle et la presse s'en donne à coeur joie avec des allusions à peine voilées. On brode sur la scène du crime à laquelle personne n'a pourtant assisté. Le directeur «n'a pu être tué sans bruit que grâce à la position dans laquelle il se trouvait au moment du drame», écrit «l'Appel». En clair, on imagine que la victime se livrait à une fellation lorsqu'elle a été assommée. Les témoignages se contredisent et l'enquête s'enlise bientôt dans le quartier des prostituées de Toulon, où Dufrenne, en vacances l'été précédent dans le midi, aurait pu faire la connaissance du marin. Une partie du public s'amuse à traquer le coupable parmi quelques célébrités repérées comme efféminées, et les chansonniers y vont de leurs couplets satiriques. Car, de « genre équivoque » ou de « sexe indéterminé », l’assassin de Dufrenne, puisqu’il a des pratiques homosexuelles, doit être efféminé. D’où l’ambiguïté du signalement du marin : initialement décrit par la police comme un jeune homme de 25 ans, vêtu en matelot, mesurant 1 m 75 environ, au teint pâle, aux cheveux bruns et au nez busqué, il se vit progressivement gratifié, par les témoins, ou par la presse, d’une « silhouette déhanchée » et d’un « regard féminin langoureux », tandis que d’autres insistaient sur son « cou de taureau » et sa « poitrine de bagnard ». Comme le remarquait ironiquement L’Oeuvre, alors que l’affaire piétinait : « ce phénomène qui tient à la fois du bovin, du rapace et de l’androgyne, ne peut manquer d’attirer l’attention des populations ». Pendant ce temps, la police continue son travail de fourmi. Grâce à un indicateur, elle finit par l'identifier. Il s’agirait de Paul Laborie, un marin démobilisé et «pédéraste professionnel», connu dans le milieu parisien sous le sobriquet de « Paulo les belles dents ».
A l'automne 1935, s'ouvre le procès Laborie. Sur quoi repose l'accusation ? D'abord sur le témoignage d'un autre inverti, "Alphonsine". Laborie déclare que ce dernier agit par vengeance, et jalousie. Un barman, Davidovitz, lié avec Dufrenne, déclare reconnaître en Paul Laborie le "marin" qu'il rencontra dans le promenoir du Palace le soir du crime. Mais ne confond-il pas ce "marin" avec un autre ? Le costume est, paraît-il, très demandé par ces messieurs de la haute noce. Laborie a des défenseurs, en particulier un dont il fut beaucoup parlé, "Bobby" qui cite un autre prénom comme étant celui de l'assassin. Paul Laborie est défendu par Maître Jean-Charles Legrand et c'est Maître Lévy Ouimann qui représente la soeur de la victime. La presse souligne l'ambiance carnavalesque des débats, ponctués d'incidents tragi-comiques, et évoque «une atmosphère de boîte de nuit». Le compte-rendu de la première audience nous montre un « Laborie, immobile, [qui] écoute. Il semble indifférent. Parfois un sourire [lui] creuse les joues ». Car, malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, la fragilité des preuves, le soutien de ses amis, les déclarations théâtrales et souvent contradictoires des témoins conduisent à son acquittement.
Homosexualité dans la France d’avant-guerre.
L'affaire Dufrenne, qui succède à celle de Violette Nozière, éclate alors que la France subit les répercussions de la crise de 1929, que la République est ébranlée par l’agitation des ligues d'extrême droite et que le débat sur la décadence nationale culmine. Il prend également place entre deux crimes non élucidés, touchant également deux personnalités homosexuelles : le chanteur et poète égyptien Alexandre Scouffi[3], assassiné en mars 1932, et Louis Leplée[4], un proche de Dufrenne, en avril 1936. L’affaire éclaire surtout un moment, souvent présenté comme privilégié, de l’histoire de l’homosexualité. Il existe alors un milieu et une subculture clairement attestés, et qui jouissent d’une relative tolérance. A l’instar d’écrivains célèbres, comme André Gide ou Jean Cocteau, certaines personnalités du Tout-Paris peuvent vivre sans entrave ni tabou leur orientation sexuelle. Riche et influent, Oscar Dufrenne s’affiche avec ses amants, «invertis notoires» comme son associé Henri Varna ou le chanteur Jean Sablon. Il organise des agapes très courues et fréquente des «boîtes à matelots». Mais cette visibilité assumée ne concerne qu’une étroite élite sociale. La très dense enquête judiciaire qui suit le crime signale une toute autre réalité, et la permanence d’un large rejet public. Si le crime de sodomie a été aboli en 1791, la police n’a jamais cessé de traquer les «tantes», considérées comme des pervers, sources de désordre et de criminalité. La surveillance porte notamment sur les urinoirs publics, où l’on arrête fréquemment au titre d’outrage, d’attentat à la pudeur ou d’incitation à la débauche.
La prostitution masculine, le monde des «truqueurs» et des maîtres-chanteurs qui gravite autour d’elle, constitue un autre motif d’inquiétude. Ce que l’on accepte finalement de quelques figures célèbres de la «vie parisienne» devient intolérable dans les milieux moins favorisés. L’affaire suscite ainsi une débauche de dénonciations, de lettres anonymes ou de rumeurs scabreuses qui disent bien l’aversion du pays envers ces «milieux les plus faisandés». A droite, dans le climat délétère de ces années de crise politique et sociale, on dénonce la «pourriture de notre démocratie» et on en appelle à des mesures drastiques d’épuration et de «propreté morale». L’affaire aura montré que derrière le clinquant d’une étroite frange de «pédérastes» ayant pignon sur rue, la grande majorité des homosexuels ne vivait pas un âge d’or.
Pour en savoir plus :
Florence Tamagne, « Le « crime du Palace » : homosexualité, médias et politique dans la France des années 1930 », Revue d’histoire moderne et contemporaine : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2006-4-page-128.htm
Florence Tamagne, Le crime du Palace : Enquête sur l'une des plus grandes affaires criminelles des années 1930. Éditeur : Payot et rivages (25/01/2017)
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[1] Le Palace est une salle de spectacles parisienne située 8, rue du Faubourg-Montmartre.
[2] Mayol est le compositeur de l’inoubliable « Viens poupoule » que je vous invite à visionner sans délai !
https://www.youtube.com/watch?v=Epkt9SmqSqo&index=1&list=PLe2CYAVHoNcc05GqqPmsUoeLb_nVBt00R
[3] Alexandre Scouffi dit Alec (1886-1932), Grec d’Egypte, chanteur lyrique, poète et romancier fut assassiné en mars 1932.
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