Polars de voyage
Menaces sur la croisière noire
Je m’ennuyais un peu à Paris, en cette fin d’année 1923, lorsque Haardt et Audoin-Dubreuil m’ont invité à déjeuner. Ils n’avaient pas attendu la dégustation du Cognac pour me faire part de leur nouvelle idée, une grande expédition à travers toute l’Afrique. Pas seulement une exploration ou un raid sans lendemain, mais l’ouverture d’une voie terrestre qui devait relier entre elles nos colonies d’Afrique. Le désert me manquait et quand Audoin-Dubreuil m’a posé la question.
- Alors Bettembourg, vous en êtes ?
J’ai répondu oui sans hésiter. La préparation fut longue et minutieuse. Dans l’organisation, que les deux hommes avaient soigneusement mise en place, mon rôle avait été vite trouvé. Pendant près de vingt ans, au sein de l’armée d’Afrique, j’avais parcouru en tous sens le Sahara, le Soudan, le Niger et le Tchad. C’est donc à moi qu’il revenait de tracer l’itinéraire des autochenilles qui nous emmèneraient de Colomb-Béchar à Djibouti et au-delà. Au cours des neuf mois qu’avaient duré les préparatifs, j’avais envisagé tous les obstacles qui pourraient se dresser sur notre route. Aucun ne m’était apparu insurmontable, pas plus le franchissement du Bahr Ligna que la progression à travers la végétation luxuriante de l’Oubangui-Chari. Les seules aventures que je n’avais pas prévues, sont celles que je décris dans les lignes qui vont suivre. Tous les participants de la croisière ont pu les observer. Moi seul, je suis en mesure de les expliquer. Maintenant que nous somme de retour à Paris, le temps est venu de les raconter.
Adolphe Bettembourg, Paris octobre 1926
Le mystère de la croisière jaune
Mon cher Max,
Tu as dû me trouver étrangement silencieux depuis près de six mois. Je ne me cherche pas d’excuse, mais tu sais combien la vie parisienne, avec ses contraintes futiles, est dévoreuse du temps de la vie d’un homme. Après des années passées dans le désert, à la recherche des traces du socle de notre bonne vieille terre, j’ai découvert qu’elle avait continué de tourner. La lecture d’un numéro du « Temps », datant du 16 août, m’a appris le suicide du Lieutenant Victor Point. Je t’en avais abondamment parlé en te relatant nos aventures à bord des autochenilles. Il paraît qu’il s’est donné la mort à cause d’Alice Cocea, une actrice que l’on dit fort belle. Cette nouvelle m’a stupéfié, car jamais, au cours des mois que nous avons passés ensemble, il n’a donné le moindre signe de faiblesse. Je finis par me demander si l’esprit de l’homme n’est pas trop complexe, y compris pour son créateur. Cette mort survient après celle de Georges-Marie Haardt, l’âme de cette fameuse expédition. Je ne sais pas si j’ai eu l’occasion de te dire qu’il était décédé, sur le chemin du retour à Hong-Kong, d’une banale pneumonie. S’il avait pu choisir sa mort, il aurait sûrement préféré qu’elle survienne en pleine action. Le désert eut été une plus noble tombe pour un homme de cette trempe. La brusque disparition d’un être, dont le cœur et la générosité m’avaient intensément touché, me cause un vrai chagrin. Je regrette profondément de n’avoir pu être là au dernier moment pour l’assister dans cet ultime voyage. Tu dois me trouver profondément morbide à évoquer cette succession de tragédies. Mais, la mort de ce héros fait peser sur les épaules d’un homme, qui a entamé l’ultime partie de sa vie, une responsabilité bien lourde. Je t’ai relaté au fil des étapes, les épisodes parfois tragiques, parfois grotesques, qui ont jalonné notre périple. A ma grande honte, je dois dire que mes récits ont menti par omission. Ne va pas imaginer que je ne faisais pas confiance à ta discrétion, mais je redoutais en permanence que nos missives ne soient lues par des fonctionnaires chinois animés d’un zèle particulier. Des aventures inattendues nous ont conduits, Haardt et moi, auprès d’une des plus fastueuses merveilles dont ce grand pays abonde. Nous étions les deux seuls occidentaux à en connaître l’exact emplacement. Dieu a voulu que je sois maintenant le seul dépositaire de ce mystère. Je vais contredire sa volonté en t’en faisant la confidence. Prends le temps de lire les pages qui suivent, elles racontent ce qui n’a pas été dit sur la croisière, ensuite mets les en lieu sûr. S’il devait m’arriver malheur, je te laisse juge de décider du moment opportun pour lever le voile.