L’affaire Rochette, le dernier scandale de la belle époque.
Du scandale de Panama à l’affaire Stavisky, en passant par l'affaire Oustric et bien d'autres, la IIIe République a eu ses grands et ses petits scandales, auxquels elle a survécu soixante-dix années durant. En 1908, l'homme par qui le scandale arrive s'appelle Henri Rochette. L’Affaire Henri Rochette est l'un des exemples symptomatiques de la collusion de la finance et du monde politique. Tous les ingrédients y sont : Escroquerie, corruption, dévoiement de la Justice, manipulation de l’opinion à des fins politiques, acquisition de société de presse par moyens illégaux, assassinat d’opposants. Intrigues et coups fourrés, marches et contre-marches, passions exaspérées se sont succédés, jusqu’à mort d’hommes. Entre 1908 et 1914, l’affaire Rochette a secoué vivement le monde parlementaire. La Grande Guerre, puis les scandales bruyants de l’entre-deux-guerres l’ont recouverte, dans la mémoire collective, d’un oubli épais. Elle vaut pourtant d’être exhumée, moins pour son pittoresque que pour la lumière qu’elle projette sur les ressorts d’une société politique.
Un escroc par hasard.
Vers 1904 arrive sur le pavé parisien, du côté de la rue Vivienne, un jeune aventurier de la finance, Henri Rochette, qui réussit en quatre ans à construire à partir de rien une fortune spectaculaire. Il est le fils d’un petit agriculteur de l’Ile-de-France. Il a commencé sa carrière modestement comme chasseur dans un restaurant de Melun. Il est « monté » à Paris, devenu comptable successivement chez deux banquiers marrons auprès de qui il a appris rapidement les rudiments de son art. Très vite, il a décidé de s’établir à son compte, démontrant une exceptionnelle efficacité pour plumer les gogos. Henri Rochette lance des opérations financières frauduleuses à partir de 1905. Il rémunère les services de plusieurs avocats-conseils, députés : Fernand Rabier, éreinté par la presse en 1908, René Renoult, voire Jean Cruppi. Il réussit, par l’intermédiaire d’une banque qu’il fonde, le Crédit minier, à placer dans le public pour 80 millions de francs de papier, (somme en vérité énorme dont on peut calculer l’équivalent aujourd’hui autour de 290 millions de nos euros). Toutes ses entreprises ont des bilans plus ou moins falsifiés, et comme toujours dans ce domaine le système ne tient que par la fuite en avant. Avec une énergie, un esprit d’initiative véritablement inlassables le prestidigitateur lance sans cesse de nouvelles émissions pour payer les dividendes des affaires antérieures et pour élever plus haut encore son château de cartes. Naturellement vient le jour où le mécanisme se dérègle, où les rumeurs commencent de circuler sur la fragilité de la construction : alors la jalousie de concurrents moins chanceux s’ajoute à la rancœur des établissements bien installés sur la place et le sentiment commence à se répandre dans la communauté financière que le mouton noir risque de nuire à tous. Ces bruits ne manquent pas de parvenir assez vite à l’oreille des pouvoirs publics dont (c’est là que l’affaire commence à nous intéresser, car elle devient politique) la responsabilité est immédiatement engagée aux yeux du public puisqu’ils ont, eux, la tâche noble et toujours hautement affirmée de protéger l’épargne. C’est alors que l’affaire prend sa dimension politique. Les plaintes contre Rochette se multiplient dès 1907, tout particulièrement au cours des mois qui précèdent son arrestation. Néanmoins, craignant de précipiter un krach général, le Parquet ne procède pas à son arrestation, le plaçant seulement sous surveillance.
De l’escroquerie au scandale.
Le financier est arrêté le 23 mars 1908, après qu’une plainte ait été déposée contre lui. Cette plainte est facilitée par le préfet Louis Lépine, qui a agi à la demande du ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau, sans doute sur la suggestion du sénateur Charles Prevet, directeur du Petit Journal. Prevet lutte contre Rochette pour garder le contrôle de la société du Petit Journal, dont les actions se sont effondrées.L’arrestation donne lieu à un « coup de bourse », qui, ruinant Rochette et ses clients, enrichit quelques banquiers. L’un, Charles Gaudrion, ensuite condamné pour escroquerie, se concerte avec Prevet les 19 et 20 mars 1908 afin de faire arrêter Rochette. Un autre, Olivier de Rivaud, connaît depuis 1907 le directeur de cabinet du préfet Lépine, Yves Durand. Durand acquiert en 1909 une part de la banque Rivaud. Deux ans après, en juin et juillet 1910, le procès de Rochette en correctionnelle révèle plusieurs irrégularités. Le plaignant principal, un homme de paille nommé Pichereau, a été suborné et payé par le banquier Gaudrion, avant d’être conduit le 20 mars 1908 au procureur de la République par les bons soins de Durand, sur les indications du sénateur Prevet. Deux ans après le scandale Rabier-Rochette, le procès en correctionnelle débouche, selon L’Humanité, sur « le scandale Prevet-Lépine » : des présomptions de ce que l’on nommerait aujourd’hui des délits d’initiés. Des interpellations parlementaires conduisent à la création d’une commission chargée le 12 juillet 1910 « de procéder à une enquête sur les circonstances qui ont préparé, précédé, accompagné ou suivi l’arrestation du financier Rochette », présidée par Jaurès. Le rapport de la Commission, déposé en mars 1911, lave Clemenceau et Lépine de tout reproche sérieux. Le dossier politique paraît refermé.
L’affaire rebondit.
Sur le scandale d’origine, se greffe alors une nouvelle intervention politique officieuse : à la demande de Joseph Caillaux, ministre des Finances, le président du Conseil Ernest Monis fait pression sur le procureur général près la cour de Cassation Victor Fabre en mars 1911. Celui-ci obtient du président de chambre, Benoît Bidault de l’Isle, un report d’audience de sept mois en faveur de Rochette, au risque d’une prescription. Membre de la commission Rochette de 1910 à 1912, Caillaux cède en 1911 aux sollicitations d’Edmond du Mesnil, directeur du journal Le Rappel, et de Maurice Bernard, qui a plaidé son divorce avant de devenir l’avocat de Rochette. Une fois le jugement contre Rochette cassé en appel en janvier 1912 et renvoyé devant une autre cour, les débats parlementaires sur les conclusions de la commission ont enfin lieu le 20 mars 1912. Jaurès demande vainement que l’on fasse la clarté, non seulement sur les compromissions de 1908, mais aussi sur les rumeurs d’intervention en faveur de Rochette en 1911. Ces débats s’achèvent par un « échec », selon Jaurès. Maurice Bernard tente alors de plaider la prescription de l’action publique. Mais il n’a pas gain de cause et Rochette voit sa peine élevée de deux à trois ans de prison, le 25 juillet 1912. Il s’enfuit au Mexique où il va vivre ignoré. Il revient pour s’engager sous un faux nom, en 1915. Reconnu, il purge sa peine, finit par un suicide mélodramatique sur le banc des spectateurs de la IXe Chambre correctionnelle, le 14 avril 1934.
La disparition de Rochette n’empêche pas l’affaire de retrouver, en 1912, un second souffle politique. Lors du procès de janvier 1912, le public et la presse s’indignent de la remise judiciaire qui, selon eux, a permis à Rochette de poursuivre ses activités délictueuses.
Le Figaro publie, en février 1912, la nouvelle de l’intervention de Monis, President du Conseil. Ce dernier dément. Caillaux se tait. Briand, garde des Sceaux dans le cabinet Poincaré, s’informe du cas auprès du procureur général Fabre, et en reçoit confidence des injonctions de Monis, avec la copie d’une note relatant l’épisode et rédigée par Fabre lui-même, le 31 mars 1911. Briand conserve le secret et la note. La commission d’enquête, sous la présidence de Jaurès, retrouve vie. Mais devant la non-comparution ou le silence des intéressés, l’émotion retombe une seconde fois. Quittant la Chancellerie en janvier 1913, Briand se contente de transmettre le « document Fabre » à son successeur Louis Barthou.
L’affaire tourne au drame.
Le dernier acte, le plus tumultueux, reste à jouer. Deux ans plus tard, au début de 1914, Gaston Calmette, directeur du Figaro, engage une campagne acharnée contre Joseph Caillaux, à nouveau ministre des Finances dans un cabinet Doumergue. Calmette annonce la publication du « document Fabre », dont il écrit qu’elle accablera Caillaux. La Chambre des députés s’émeut, et prévoit un débat pour le 17 mars. Mais la veille, Henriette Caillaux, exaspérée par la campagne de Calmette, lui demande audience et le tue (voir : https://www.pierre-mazet42.com/les-destins-opposes-des-freres-calmette )
Au Palais-Bourbon, le lendemain, Louis Barthou prend le parti de lire le document Fabre.
La vision jaurésienne du scandale.
L’édifice en trompe-l’œil de Rochette correspond à ce que les économistes nomment un schéma de Ponzi : un ensemble financier où les rémunérations des premiers investisseurs sont, de façon frauduleuse, assurées par les apports fournis par de nouveaux clients. Jaurès y voit un « mécanisme d’une simplicité rudimentaire ». Il ne reconnaît qu’une originalité à son auteur : avoir utilisé à grande échelle tous les moyens de publicité disponibles pour assurer le succès de ses émissions, circulaires commerciales, lettres, journal financier propre : La Finance pratique, et contrats de publicité avec des journaux comme le Gil Blas, Le Rappel d’Edmond du Mesnil ou L’Action d’Henry Bérenger. Certes, Jaurès renoue ici avec un discours critique sur la vénalité de la presse, né dans les débats sur le Panama. Mais son analyse est plus complexe, car il tient compte du courant de sympathie, indispensable aux schémas de Ponzi qui portent Rochette, dont les émissions drainent 6 millions en 1905, 25 millions en 1906, 31 millions en 1907, et 15 millions au début de 1908. Le total, environ 80 millions de francs, équivaut à plus de 290 millions d’euros de 2010. L’« épanouissement du marché financier » français de 1895 à 1914 a permis cela, mais le « krach Rochette » aurait eu lieu tôt ou tard. Comme il fut déclenché par l’arrestation du financier, une petite partie de l’opinion a pensé fausses les accusations lancées contre lui, et l’a soutenu : faut-il y ranger les 8 000 clients qui se sont abstenus de demander un remboursement après sa faillite. De 1910 à 1912, la commission d’enquête doit tenir compte de ces « croyants imbéciles en cette sorte de financiers de miracle », selon son président. La critique de cette crédulité du public a ses limites. L’entrée en lice de Jaurès en juillet 1910 se fait au nom de la défense de « l’épargne des humbles, contre toutes les manœuvres, toutes les improbités, toutes les ruses qui la guettent. Ce souci est proclamé à nouveau en mars 1912 : il faut protéger « le pauvre peuple des épargnants ». Or, il est tout sauf certain que les clients de Rochette correspondent à cette esquisse. La banque de Rochette compte 60 agences, dont 58 en province, au début de 1908. Bien que l’histoire des affaires de Rochette reste à écrire, on a le sentiment que ses clients sont souvent des petits notables de province, à l’image de M. Pucheu, négociant en charbon et conseiller municipal, responsable de la succursale du crédit minier et industriel à Bayonne . La spéculation sur les « valeurs Rochette » a peut-être détourné une partie des « classes intermédiaires, voire aisées » de leur épargne « de placement » habituelle, comme les caisses d’épargne. Dès juillet 1910, plusieurs auditions montrent que cette spéculation n’aurait pas pris une telle ampleur sans le concours des agents du marché financier : « à la suite de la publicité faite autour des affaires Rochette », les « ordres d’achats et de ventes » se sont multipliés, venant « des établissements de crédit, banquiers, agents de change et autres. Cela relance donc de vrais débats sur les régulations d’un marché boursier qui connaît alors son « âge d’or ». Mais cela n’a pas empêché les exploits d’un certain Bernard Madoff et d’autres en plein XXIème siècle.
Pour en savoir plus :
https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2016-1-page-60.htm
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